Gilles Verdet « Fausses routes »
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Le Grand prix de la Société des Gens de Lettres de la nouvelle 2016 a été attribué à Gilles Verdet pour son recueil « Fausses routes » publié aux éditions Rhubarbe. (Remise du prix le 21 juin 2016 au siège de la SGDL à Paris) Une récompense méritée pour un livre brillant à la construction ingénieuse. Un bonheur de lecture à partager sans modération.
Si le texte, comme nous le rappelle l’étymologie, est un tissu et la nouvelle un tissage bien particulier, Gilles Verdet est un maître qui tire avec brio les fils de sa trame narrative. On reste admiratif devant l’habileté de sa construction en écho et les perspectives qu’ouvre le croisement des récits.
Il est difficile et pour tout dire cruel de rendre compte de récits policiers, surtout lorsque ceux-ci jouent sur l’imprévu, le secret, l’inattendu qui vous entraîne sur une voie qui n’a pas été choisie et encore moins envisagée. « L’insolite et l’incongru n’existent que parce que l’on ne s’y prépare jamais. » Et plus on croise les routes, plus on multiplie les possibilités, c’est bien connu.
Dans ce livre, la vie, avec ses chassés-croisés, ses boucles fantaisistes, ses « fausses routes » réserve de drôles de surprises, certaines plus assassines que d’autres et l’horreur, la violence voisinent avec le cocasse plus souvent qu’à leur tour.
Le lecteur découvrira au fil des cinq nouvelles noires, non dénuées d’humour, les liens connexes entre les personnages, les situations, les objets, les dialogues, les petites phrases…, les intrigues se nouant à Paris autour d’un bistrot où gravitent les protagonistes. « Les terrasses de bistrot c’est le parterre d’un théâtre. », les secrets s’y dévoilent au grand jour, et pour les autres, ceux de l’arrière-plan, on les imagine « tout au fond ». Il y a du théâtre en effet, et du cinéma, dans ces comédies tragiques mises en scène par Gilles Verdet. S’y répondent, à différents niveaux de profondeur, quelques figures masculines et féminines : le timide, le sûr de lui, le floueur floué, la bobo branchouille, le comédien figurant, le clandestin débrouillard, le trublion de service, le couple adultère, le voyeur, la maîtresse sado-maso, le marchand malhonnête… chacun pouvant jouer, selon la scène et l’heure, plusieurs rôles dans plusieurs costumes…. C’est un microcosme interconnecté aux prises avec ses vies secrètes, ses trompe-l’œil, ses jeux de miroirs que nous raconte l’auteur qu’on imagine ici, à l’instar de ses personnages, attablé en terrasse, « la curiosité aux aguets », caméra dans l’œil, prêt à varier ses points de vue, ses angles, tout comme ses registres de langue, notamment l’argot.
Le lecteur s’amusera à revenir en arrière pour saisir le moment où chaque histoire bifurque dans une autre, créant des jeux de perspectives, des mises en abyme propres au mystère, à l’effet mosaïque, au leurre. Il pourra choisir par exemple de suivre le fil Magritte, cet as de la représentation des images mentales qui se moquait de l’esprit de sérieux. On retrouve en effet dans plusieurs nouvelles les œuvres du peintre qui pourraient apparaître comme le fil rouge du livre, en tout cas fournir une clé de lecture parmi d’autres (le trousseau en contient plusieurs !).
L’auteur aime lui aussi aller au-delà des apparences et jouer avec la réalité, la vision que nous avons de cette réalité. Les éléments s’interpellent au fil de la lecture, tissant des rapports qu’on pourrait croire sans fin, s’il n’y avait ces morts inscrites dans la trame des histoires, avec un effet domino qui touche tout le monde. La faute au petit grain de sable contre lequel on ne peut rien, un petit effet papillon, une mauvaise note sont toujours possibles, un couac dans la partition et hop, le pire arrive, comme allant de soi. Et le pire du pire peut se cacher derrière le banal le plus inoffensif. Finalement, les chutes dans la vraie vie n’ont peut-être pas grand-chose à voir avec celles des livres ou des films. On repense là encore à Magritte et à son souci de décaler l’objet et sa représentation, dans une démarche qui fuit tout conventionnel. « Ceci n’est pas une pipe », de même que ce bouquet de roses n’est pas un bouquet de roses, mais l’image d’un bouquet de roses. La peinture n’est pas un miroir de la réalité, l’écriture non plus, elle est plus que cela puisqu’elle nous contient, nous et notre regard, tout comme celui des personnages. Entre réalité et fiction, vérité et mensonge, on peut faire fausse route plus d’une fois.
C’est cette vision entrecroisée, chorale pourrait-on dire (dans le sens filmique du terme), interprétable à plusieurs niveaux, que l’on aime dans ces cinq nouvelles reliées par des fils qu’on s’amusera à tirer à sa guise, la pelote, elle, les déroulant dans l’unité d’un style dense, visuel, original et efficace. Une réussite.
(« Fausses routes », nouvelles de Gilles Verdet, éditions Rhubarbe, décembre 2015, 13 euros.)
Marilyse Leroux