Un adieu à Michel Tournier
Un adieu à Michel Tournier
Les « Lettres parlées à l’ami allemand, Hellmut Waller (1967 – 1998) », de Michel Tournier sont parues, il y a quelques mois, chez Gallimard.
Nous apprenons le décès de l’auteur ce 19 janvier 2016.
Comme beaucoup de ses fidèles lecteurs, j’ai apprécié ce merveilleux et dernier cadeau. Nous étions inquiets de son silence depuis ses souvenirs de « Voyages et paysages » de 2012 ou encore des entretiens au cours desquels il « avançait masqué » avec Michel Martin-Rolland en 2013. Pour notre bonheur, Michel Tournier enchantait nos lectures depuis 1967 avec « Vendredi ou les limbes du pacifique ». 1967 – 1998, cela représente plus de trente ans, l’espace d’une vie active. Il avait certes le droit de prendre une retraite bien méritée de la République des Lettres…
Arlette Bouloumié, créatrice du « Fonds Tournier » à la bibliothèque universitaire d’Angers a eu la belle idée de transcrire les bandes magnétiques échangées avec le procureur Hellmut Waller. Rencontré lors de son séjour à Tübingen, juste après la seconde guerre mondiale, cet ami d’outre-Rhin est aussi le traducteur d’une partie importante de ses œuvres. Nous partageons ainsi les joies et les déceptions que suscitent les « Erlebnisse » de la vie quotidienne de Michel Tournier. Parmi ses confidences apparaissent mille et un détails qui revêtent, ses lecteurs fidèles le savent, des significations profondes, pour ne pas dire mythologiques : questions d’écoute et de vision du monde …
Voici donc, pour les lecteurs d’Allemagne d’Aujourd’hui quelques raisons de « réécouter » attentivement ces dernières bandes magnétiques. Ce sera une sorte de « célébration » qui a trop longtemps tardé. Notre revue se devait de rendre hommage à ce passeur de culture, après tant de grands auteurs : Thomas Mann, Robert Minder, Jürgen Habermas, Volker Braun, Pierre-Paul Sagave, …
Plutôt que de suivre le fil chronologique de ces vingt-trois lettres, réparties sur cinq périodes : 1967 - 1969, 1976 - 1978, 1980 - 1983, 1995 - 1991, 1994 - 1998, je préfère confronter, de façon binaire, à la manière du « Miroir des idées », les principales sources d’inspiration de Michel Tournier avec leurs inévitables « contraires ». J’emprunte ainsi un cheminement à rebours de quelques concepts-clés qui sous-tendent toute l’œuvre de ce grand classique de ma génération.
Le bonheur en Allemagne face aux blessures d’injustes critiques
Après son D.E.S. sur Platon, Michel Tournier découvre, sous les décombres allemands, les précieux trésors de la culture d’outre-Rhin. Grâce à ses parents germanistes, il a déjà pris goût, en France, à la philosophie avec les meilleurs professeurs : Gandillac, Bachelard, … A Tübingen, il se trouve en bonne compagnie avec Alain Clément, Claude Lanzmann, Gilles Deleuze et quelques autres. René Cheval règne avec bonhommie, grâce au bienveillant Général Guillaume Widmer, sur cette petite troupe d’étudiants français. Tournier prépare à sa façon l’ouverture culturelle franco-allemande par de sincères échanges avec d’autres étudiants comme Martin Schmid, fils du professeur Carlo Schmid, ou certains descendant(e)s de la famille Mendelssohn. Ses maîtres allemands sont alors Romano Guardini, Eduard Spranger, Enno Littmann... Ce « Bonheur en Allemagne » se renouvellera à l’occasion de voyages à Berlin, Munich, Bayreuth, Fribourg, Kiel ou encore dans l’ancienne Prusse orientale … Cette source d’inspiration, si proche du drame allemand du XXème siècle, se concrétisera par la longue écriture du « Roi des aulnes », qui s’étend de 1958 à 1970.
Cependant, tout le monde n’est pas d’accord avec son approche littéraire des événements récents. C’est ainsi que Saül Friedländer, succédant à Hans Mayer (Jean Amery), exprime toute sa hargne contre cette œuvre si travaillée, la comparant cruellement aux « Mémoires » d’Albert Speer. Profondément blessé par ce qui apparait comme une malhonnêteté intellectuelle à son égard, il refuse alors de participer à une rencontre d’écrivains allemands et français à Hambourg en mai 1985.
Les rencontres photographiques d’Arles versus la « Chambre noire »
Lucien Clergue initie Michel Tournier au monde provençal et crée avec lui et Jean-Maurice Rouquette les « Rencontres d’Arles » en 1968. Il découvre alors les violences du mistral et du Rhône, les mirages camarguais, les courses de taureaux, la lumière du midi. Fin 2015, la belle exposition au Grand Palais, consacrée à Lucien Clergue, évoque le souvenir de cette aventure. Les contacts avec de célèbres photographes lui permettront d’approfondir ses connaissances en la matière, qu’il partagera volontiers avec Hellmut Waller. Tournier se passionne pour Verushka, l’étonnant et grand modèle issu de la célèbre lignée prussienne des Comtes Lehndorff. Photographie et littérature se marient harmonieusement grâce aux « Clefs et Serrures » qu’il signe en 1997.
D’entrée de jeu, Tournier le réalise, le charme d’Arles peut s’avérer maléfique … Après avoir acheté un appartement où séjournera son filleul Laurent, il souhaite le revendre. Par la suite, il ne retournera plus guère dans cette vieille terre provençale. Elle est sans doute pour lui désormais devenue plus proche du fétide marais du « Trésor d’Arlatan » que du paisible moulin de Fontvieille. Les cinquante émissions de « Chambre noire », de 1960 à 1965, lui avaient permis d’apprécier Edouard Boubat, Arthur Tress, Eric Lessing, et bien d’autres. Les meilleures choses ont une fin, les téléspectateurs se détournent peu à peu de cette émission. Le monde et les média évoluent, adoptant de nouvelles techniques au détriment des valeurs esthétiques qui tiennent à cœur à Michel Tournier.
Le calme de la vallée de Chevreuse après les voyages lointains
1968 n’est pas pour lui la rupture culturelle, politique et sociale à laquelle beaucoup se sont identifiés. L’essentiel est à chercher ailleurs, dans le vaste monde. Il entreprend alors de grands voyages : Sahara en 1969, Islande en 1972, Tunisie en 1973, Canada en 1974, Pologne en 1975, Egypte en 1976, Inde et Maroc en 1977, Sénégal en 1980. Il retournera dans certains de ces hauts lieux d’inspiration. Ce seront : la Tunisie en 1983, 1999 et 2002, l’Inde en 1984 et 1989, l’Egypte en 1985, 1988 et 2004, l’Islande en 1986. Il affectionne tout particulièrement le Brésil, Israël et le Japon. Cette énumération est loin d’être exhaustive, en particulier pour l’Europe. Je pense, entre autres, à son voyage en Grèce, avec Karl Flinker, son ami de l’Hôtel de la Paix dans l’Ile Saint-Louis. Célèbre galeriste, installé rue du Bac, puis rue de Tournon, Karl est le fils de Martin, l’érudit libraire autrichien du Quai des Orfèvres. Karl, admirateur des œuvres de Kandinsky, lui a ouvert les portes du magnifique chalet de Nina à Gstaad. Il Invite Michel Tournier dans son île grecque, Skyros, en passant par Athènes pour des entretiens avec Mélina Mercouri, alors ministre de la culture.
Malgré tout, Tournier tient au calme de la vallée de Chevreuse, aux charmes de son jardin, aux facéties de son chat, bien que celui-ci se montre cruel à l’égard de la gente ailée. Le presbytère acheté avec l’aide de son père en 1957, est propice à la lecture et à l’écriture, à l’écoute de la nature, aux rencontres entre voisins, à l’entraide familiale à laquelle il se consacre volontiers. Sans ce havre de paix, point de retour sur soi-même, condition nécessaire à toute création littéraire sérieuse !
Pureté de l’océan, antidote de la pollution parisienne
Si Fribourg et la Forêt Noire ont été des lieux de villégiature de sa jeunesse, il n’y retourne plus guère, tandis que l’Abbaye de Saint-Jacut de la Mer restera longtemps son lieu de détente estivale. Il y retrouve les membres de sa famille dans un cadre qui se veut déjà breton, bien que le Couesnon tout proche «en sa folie, mit le Mont (Saint-Michel) en Normandie ». La côte d’Emeraude, balayée par les embruns de l’océan, inspirera certains passages des « Météores », dès 1975. De l’autre côté de la baie, à Coutainville dans le Cotentin, Tournier est à pied d’œuvre pour participer aux colloques de Cerisy-la-Salle. Il y retrouve le vénérable professeur de philosophie, Maurice de Gandillac. Tournier participe en 1990 au premier colloque international consacré à son œuvre, sous la direction d’Arlette Bouloumié.
Cette oxygénation salutaire des neurones, baignés par la force puissante des marées, lui est bénéfique après l’air pollué de Paris. Il évite de rester plus que nécessaire dans la capitale, pour profiter de son jardin de Chevreuse. Cette préférence pour ce repaire campagnard doit cependant être nuancée par la découverte d’un certain exotisme africain, niché au cœur de Paris. Tournier le décèle le long de la ligne 2 du métro. Sa curiosité pour les mystères exotiques de la capitale s’exprimera en 1985 dans « La goutte d’or », inspirée à la fois par les souvenirs de voyages au Sahara et par sa perception originale des « Images et signes » de l’immigration à Paris.
Pas d’indépendance financière sans relations mondaines
Jusqu’en 1967, Tournier a douté que sa vocation d’écrivain lui permette de subvenir à ses besoins. Cette année là, on lui décerne le grand prix de l’Académie Française pour « Vendredi ». A partir de 1973, il fait partie du Comité du Grand Prix des Lettres de Monaco. D’autres distinctions suivront : le Prix Goncourt à l’unanimité pour le « Roi des aulnes » en 1970, le prix Cavour en 1991, le prix Goethe en 1993. Il appartient au jury du Goncourt de 1972 à 2011, date à laquelle il décide de céder son rond de serviette à Régis Debray. Il est promu docteur honoris causa de l’ « University College » de Londres en 1997, selon un cérémonial qui le fera sourire.
Ces honneurs impliquent certaines contreparties, parfois pesantes. Certes, les voyages en Inde ou en Corée du Sud avec Robert Sabatier, son collègue du Goncourt, sont un plaisir. En revanche, les obligations liées à la notoriété littéraire l’amènent sur des terrains qu’il n’a pas choisis, comme les invitations « surprises » de François Mitterrand à Choisel. Si Tournier lui « apprend la Prusse », la leçon ne paraît pas suffisante pour que notre Président comprenne l’Allemagne et ses enjeux modernes … Chez Edmonde Charles-Roux, bien que femme de Ministre et auteure à succès, il admire la finesse et la discrétion. En dépit, ou peut être grâce, à l’acceptation de ces contraintes mondaines, sa profession d’écrivain lui permet, dès quarante-cinq ans, de connaître une réelle indépendance financière. Tournier a ainsi pu ainsi devenir lui-même pour le plus grand bonheur de ses lecteurs.
Un dernier message d’amitié …
Soyez assuré, cher Michel Tournier, que vos amis continueront à vous lire. Nous regrettons seulement que vos échanges oraux avec Hellmut Waller n’aient pas été plus intenses et plus continus. Quel dommage aussi que nous n’ayons pas accès aux réponses de votre ami allemand …
Vous voilà devenu, définitivement, ce « vagabond immobile » que nous remercions de tout cœur pour nous avoir offert généreusement une œuvre à votre image, joyeuse, mystérieuse et talentueuse.
Gérard Valin