Thomas Mann, exilé de l’Allemagne nazie et citoyen américain est fêté par la France d’après-guerre
THOMAS MANN ET NOTRE TEMPS
Destins croisés entre continents et cultures
Gérard VALIN
2015 – 2017
2. Thomas Mann, exilé de l’Allemagne nazie et citoyen américain est fêté par la France d’après-guerre
Ruggiero Cassino s’intéresse aux premières années de la vie professionnelle de Gérard Bonval et se laisse séduire par Fatima
En ouvrant la bibliothèque qui se situe du côté opposé au jardin, j’ai trouvé les clés de la piscine du Domaine de la Tour. Après la sieste, j’ai profité presque tous les après-midi de moments bienfaisants que me procuraient ces bains d’eau fraîche. De ce grand bassin, on aperçoit, vers le Sud-Est, les remparts du Fort Saint-André. Construit sur le mont Andaon, un piton rocheux qui domine le Rhône et la Plaine de l’Abbaye, ce fort protégeait le Royaume de France contre les terres de l’Empire, à l’Est du Rhône. Devenue possession papale au XIVème siècle, la ville d’Avignon devait être surveillée de près. Son célèbre pont Saint-Bénezet était un lieu de passage stratégique. Philippe le Bel a donc pris l’initiative de cette construction militaire, ainsi que de la tour qui porte son nom, à l’extrémité du pont. Particulièrement puissante et bien dotée, l’Abbaye bénédictine de Saint-André était partie prenante dans ce dispositif politique, via un « acte de paréage » avec le Roi de France. Les pouvoirs étaient ainsi pacifiquement partagés entre l’église et le royaume sur la rive occidentale du Rhône. Les remparts ne seront terminés qu’au temps de Charles V. Les bâtiments conventuels d’origine n’existent plus. Un nouveau palais abbatial a été construit à l’occasion de la réforme de Saint-Maur au XVIIème siècle. Des jardins du Fort, on jouit d’une vue merveilleuse sur la plaine du Comtat, le Ventoux, les Alpilles et le Lubéron. Au cœur de ce paysage idyllique, émergent malheureusement les sinistres tours d’habitation des années 1970, comme autant de verrues immondes qui défigurent le corps d’une femme qui se réchauffe au soleil. De l’autre côté, vers le Nord-Ouest, s’étendent les Garrigues, le Ria des Chèvres grâce auquel les premiers propriétaires du Domaine de la Tour ont échappé à la seconde tranche prévue par un promoteur parisien cupide et sans scrupule. Le projet portait, en effet, à l’origine, sur l’ensemble des anciens terrains d’exercices du Septième Génie. On voit encore, sur les pentes qui conduisent vers les hauts de Villeneuve, l’insigne du régiment, vert et noir, orné d’un casque, d’une ancre et d’une roue. Cette unité militaire a été cantonnée en Avignon pendant plus d’un siècle, puis elle a été rattachée au Bataillon de Chasseurs Alpins (BCA) de Grenoble en 1984. Le chef de corps et son état-major étaient installés à la caserne Hautpoul qui deviendra une annexe de la Préfecture, avenue de la République. La Mairie de Villeneuve n’a jamais donné le permis de construire complémentaire pour cause d’inondations possibles. Il me faut fournir, à ce sujet, une autre précision importante. Depuis le début de la guerre avec les radicaux islamistes, tout le monde craint la destruction ou le sabotage des centrales nucléaires ou des barrages du Rhône. Des « scenarii-catastrophes » ont été élaborés aux niveaux du département et des communes du Vaucluse. Villeneuve est considérée comme vulnérable à tous égards et sa municipalité en a profité pour renforcer sa vigilance dans tous les domaines, en se ménageant des zones de sécurité.
L’imposant trousseau de Gérard Bonval comportait aussi un double des clés de la Résidence de l’Oratoire où il avait acheté, avec l’aide de Marie-Ange, son premier appartement Villeneuvois en 2009. Ce studio avait été mis en vente dès son décès par l’intermédiaire d’une agence locale. Il devrait trouver preneur rapidement du fait de sa proximité du centre historique, des commerces, du marché et grâce aussi aux magnifiques pelouses qui embellissent cette résidence. La succession n’avait eu aucune difficulté pour faire nettoyer ce petit appartement de ses meubles qui provenaient des parents de Gérard Bonval ou de Marie-Ange. Seuls la cave et le garage n’avaient pas été vidés et il restait donc à « liquider » quelques bonnes bouteilles de Tavel ou du Mas de la Chapelle, le vieux vélo et la voiture de Gérard Bonval. Les antiquaires de l’Isle-sur-Sorgues avaient acheté à prix d’or le pétrin en noyer, richement décoré, qui remontait au XIXème siècle. Je suis allé m’y promener un soir, curieux de savoir si certaines « vieilles gens », dont mon grand-père et Marie-Ange étaient les amis, s’y trouvaient encore. J’ai été déçu. Elles étaient toutes décédées ou parties en maison de retraite. Seul survivant de cette société villeneuvoise disparue, le fils unique de leurs voisins, Camille G. est maintenant le Maire. Il est aussi Député du Gard, sous l’étiquette du parti de Bruno L.M., les « Républicains Démocrates ». Professeur agrégé de mathématiques, Camille dispose d’un précieux temps libre pour faire prospérer des idées orientées nettement à droite. Ses ambitions – justifiées – le conduiront sans doute vers des responsabilités ministérielles quand les circonstances lui seront favorables. C’est en tout cas ce qu’il espère et il met tout en œuvre pour y parvenir. En 2017, il avait participé activement à la campagne de BLM pour la Présidence. A l’époque, il se voyait déjà ministre de l’éducation nationale … Il avait moins de trente ans ... Battu sans gloire aux élections présidentielles, Bruno L.M. était devenu ministre de l’économie du Président Macron. Il n’en avait pas moins conservé les faveurs de Gérard Bonval et de Marie-Ange qui regrettaient ses échecs répétés et sa maladresse insigne. J’ai remis à Camille et à Mathilde G. un ensemble de pièces confidentielles trouvé à la Dadounette. Il s’agit d’un album de photos où on les voit tous les deux parcourir la Provence du Bastidon d’Henri Bosco à la Chartreuse de la Verne, d’Uzès à Marseille, des Saintes-Maries-de-la-Mer au cours Mirabeau. Plus précieuses encore les lettres d’amour de Marie-Ange à Gérard sont regroupées par année dans de grandes enveloppes cachetées. Je ne les ai pas ouvertes. Il y avait enfin les « outils de travail » de Gérard, c’est-à-dire son journal, un cahier de citations classées par thème, un répertoire chronologique des événements qui lui paraissaient significatifs. Camille G. me promet de conserver le tout jusqu’à la prochaine visite de Marie-Ange à Villeneuve. Gérard Bonval et Marie-Ange avaient beaucoup aimé ses parents avec qui ils échangeaient par-dessus les barrières : haricots, salades, tomates, fleurs de lavande, romarin et autres plantes aromatiques. Leurs deux jardins sont maintenant en friche et personne n’a pu me donner de nouvelles de ce « cercle des amis disparus » qui comptait également une ancienne enseignante du lycée Théodore Aubanel, Simone B., d’origine corse. J’y reviendrai car je ne peux pas croire à un oubli si rapide des générations qui ont habité et aimé Villeneuve pendant des décennies. Il faut dire que la physionomie de cette petite ville a beaucoup changé depuis sous l’influence d’un tourisme international pour ne pas dire extrême-oriental de plus en plus intense.
L’exploration du bureau de mon grand-père s’est poursuivie pendant plusieurs semaines. J’étais heureux, chaque fois que j’y entrais, de relire à haute voix la devise provençale de Théodore Aubanel : « Qui chante son mal, l’enchante » : « Quau Cantau soun mau, encantau ». J’essayai d’oublier mon accent « pointu »…Gérard Bonval avait fait encadrer cette reproduction provenant du studio du poète au Grand Rougier. Ces fresques ont été peintes, sans doute, par son frère aîné Joseph bien que la saga familiale les attribuaient à Pierre Grivolas. En effet, le directeur des beaux-arts d’Avignon se rendait souvent dans cette propriété du Pontet qui appartenait à la mère de Théodore. Le jeune félibre et compagnon de Frédéric Mistral parlait provençal avec les paysans des fermes voisines du quartier des Daulands. Il y a puisé les plus authentiques de ses inspirations poétiques. Il y aurait même écrit la « Grenade entrouverte » (« Miougrano entre-duberto »), publiée en 1860. La devise, peinte sur une fresque qui décorait le studio d’Aubanel au Grand Rougier, était désormais suspendue juste au-dessus de la porte de son bureau ; mon grand-père y avait, de toute évidence, vécu des heures enchantées fleurant bon la lavande, écoutant le chant des cigales, en compagnie de Marie-Ange. Mais de quel mal avait-il souffert lui-même ? Sans doute d’un manque d’amour au cours de son premier mariage, ce que je voulais désormais comprendre à travers son message post-mortem. Pour cela, il me fallait mieux connaître la personnalité de ce grand-père à plusieurs visages. La Dadounette reflétait véritablement sa façon d’envisager la vie. Ainsi, à côté du bureau, y avait-il une chambre parentale confortable avec un balcon dont la vue s’étendait jusqu’au Lubéron, au-delà de la colline de Gadagne et de la plaine de Thouzon. Une copie du tableau de Van Gogh, « La sieste », invitait au repos. On y voit, à l’ombre d’une meule, un paysan et sa femme qui dorment l’un contre l’autre. Ils ont enlevé leurs sabots mais ils gardent prudemment leurs chapeaux. Les deux serpes gisent à leurs côtés, abandonnées pour les quelques instants de bonheur qu’accordent les grosses chaleurs de midi. Au-dessus de la porte de la chambre, on apercevait le sabre d’artilleur du grand-père de Gérard Bonval, sagement rangé dans son fourreau, mais facilement accessible à hauteur d’homme. Il en résultait que tout intrus pouvait être neutralisé à l’arme blanche en cas de besoin. J’ai oublié de préciser que se trouvaient sur les rebords de chaque fenêtre, soigneusement dissimulées, plusieurs boîtes contenant chacune une vingtaine de cartouches de calibres différents. De quoi tenir un siège, mais contre quel agresseur ? Ne s’agissait-il que d’un effet de paranoïa de mon grand-père ? Ou bien avait-il de bonnes raisons de vouloir se défendre contre des ennemis que je ne connaissais pas ? Y-avait-il plusieurs armes à feu dans la maison ?
Je m’habituais, moi aussi, peu à peu, au rythme de la vie provençale : lever vers six heures, déjeuner à midi, sieste, dîner vers vingt-et-une heures, extinction des feux vers vingt-trois heures … et je m’en portais fort bien. A côté du grand lit, l’armoire ne contient ni draps, ni couvertures, mais l’œuvre intégrale d’Henri Bosco, ainsi que tout ce qui avait été écrit sur l’écrivain avignonnais, en France comme à l’étranger … Un clavier électronique d’excellente qualité complétait l’ameublement de cette chambre spacieuse, que les rayons du soir illuminaient d’une douce clarté jusqu’à plus de vingt heures. Méthodes, partitions, métronome et casque faisaient la joie des visiteurs de la Dadounette, y compris des petits-enfants de Marie-Ange. Gérard s’était remis sur le tard à la flûte traversière pour accompagner ces jeunes talents. Il prenait grand plaisir à jouer avec eux les vieilles mélodies provençales, les chants de Noël ou d’anniversaire. Ces exercices musicaux donnaient lieu à de joyeux concerts réunissant les générations qui chantaient d’une même voix et dansaient d’un même pas.
***
Au hasard des cahiers manuscrits, des classeurs reprenant la chronologie des événements qui l’avaient marqué ou encore des recueils de citations, je suis tombé sur son journal de l’année 1978. Celui-ci était dissimulé dans son bureau, derrière les dossiers Thomas Mann.
Je vais essayer de le résumer, car il donne des indications précieuses pour comprendre le compagnonnage littéraire que Gérard Bonval va entreprendre avec l’œuvre de Thomas Mann jusqu’à la fin de sa vie, en dépit ou peut être à cause de ses responsabilités professionnelles et familiales. Le résultat de mes efforts de liquidateur successoral improvisé en matière culturelle et littéraire, au service de ce grand-père qui a été tant négligé par sa propre famille, n’est sans doute pas à la hauteur des talents académiques de ma cousine Valentine. Il me faut d’abord situer l’activité professionnelle de Gérard Bonval au sein du Groupe « P ». Il était, à l’époque, le directeur de la comptabilité, l’un des plus jeunes cadres supérieurs à avoir accédé à un poste de direction dans cette compagnie d’assurances traditionnelle dont les origines remontaient au XIXème siècle. Outre la tenue quotidienne des comptes et de la trésorerie, l’établissement des situations mensuelles, les bilans, les déclarations fiscales et les dossiers annuels pour la Direction des Assurances, il s’agissait aussi de remettre les finances en ordre après les opérations frauduleuses de Samuel F.S. Ses services regroupaient une centaine de personnes dont les cadres n’étaient guère préparés à cet exercice urgent d’enquête à finalité judiciaire.
Réfugié en Israël en 1975, Samuel F.S., avait réussi à se faire élire à la Knesset deux ans plus tard contre toute attente, ce que les Autorités françaises ne relèveront que beaucoup plus tard. Michel Poniatowski, Ministre de l’Intérieur de Giscard d’Estaing, avait lancé un mandat d’arrêt international, mais les procédures judiciaires sont toujours en cours en 2025, au plan civil… contre sa succession. F.S. a été condamné 36 fois en France dont dix ans de prison par contumace en 1984. Il se murmure que ce « chevalier d’industrie », comme aurait dit Thomas Mann, aurait aidé à contourner – financièrement – l’embargo d’armes « offensives » pourtant livrées par la France à Israël. Samuel F.S. aurait convaincu, par ailleurs, un Président de la République, récemment élu à l’époque, qu’une contribution financière substantielle de sa part pouvait aider à gagner les élections en mai 1974 … F.S. ,Samy pour les intimes, n’hésite pas à monnayer ses appuis politiques en Israël qui auraient même visé Begin et quelques autres dirigeants politiques de haut vol … Cerise sur le gâteau, le fisc français refuse au Groupe « P » de considérer les pertes liées à sa filiale de caution immobilière comme déductibles de l’impôt sur les sociétés (I.S.). La récupération d’immenses terrains non constructibles en Corse du Sud, à l’Ouest de Bonifacio, constitue une maigre consolation … Sur trente-huit kilomètres de côtes, vingt-mille villas auraient dû être construites, selon les projets de Samuel F.S. ! D’autres en profiteront sans doute, beaucoup plus tard ...quand les permis de construire auront été négociés avec les « autorités » locales. En attendant, il faut veiller à la protection de cet immense domaine, objet de mille convoitises dans un maquis corse où, c’est un euphémisme, le Groupe « P » ne paraît pas le bienvenu …Les autochtones quelque peu indépendantistes sont bien décidés à en découdre avec les envahisseurs du Continent.
Tous ces désordres troublent fortement la conscience républicaine de mon grand-père qui s’étonne que les premiers procès soient différés de façon arbitraire. Il entretient, à l’époque, une correspondance amicale avec son condisciple d’HEC, le député et conseiller général de Savoie, ancien ministre de l’Education Nationale sous Pompidou, Joseph Fontanet. Il apprécie sa vision novatrice de la politique exposée dans son livre : « Le social et le vivant » paru en 1977. Fontanet propose à Gérard Bonval de collaborer à son journal en voie de création, « J’informe », qui ne disposera malheureusement pas des soutiens financiers indispensables. Joseph Fontanet est assassiné en 1980, sous doute en raison de son opposition à de sombres tractations relatives aux promotions immobilières de certaines stations savoyardes. Cet épilogue contribuera à détourner définitivement Gérard Bonval de la politique politicienne. Il en avait fait une triste et courte expérience, à petite échelle, ayant été sollicité pour appartenir au conseil municipal de la Celle-Saint-Cloud. Cette activité citoyenne lui avait parue cohérente avec ses responsabilités de père de famille … jusqu’au moment où les authentiques « politiques » du conseil ont exigé son adhésion au parti majoritaire en place. Il n’a pas donné suite ...
Son énergie est d’ailleurs mobilisée par les conséquences des aventures belliqueuses du nouveau Président du Groupe « P », Bernard P.. Ce personnage ambitieux, à vrai dire inexpérimenté en matière financière internationale et peu en cour auprès des élites de la République, a les yeux plus gros que le ventre. Ce jeune dirigeant a voulu affronter, sans les indispensables manœuvres diplomatiques préalables, l’un de ses principaux concurrents privés, l’important et vénérable Groupe « S », issu des activités coloniales de la France en Egypte. Le groupe « S » était majoritaire dans le capital de la tristement célèbre Banque de l’Indochine dont l’un des présidents était devenu ministre dans le gouvernement de Vichy et avait embauché, pour sa direction générale, après-guerre, le collaborateur de sinistre mémoire, René Bousquet. La Banque de l’Indochine a également été mise en cause à propos de « l’affaire des piastres » dans les années 1950. A vrai dire, le projet initial consistait à fusionner quatre grandes compagnies d’assurances privées, sans qu’il soit clairement défini à priori quel serait le patron de l’ensemble à terme. Le holding ASSURANCES GP devait regrouper les capitaux des quatre sociétés concernées. D’un côté Bernard P. présentait de réelles qualités de talentueux et ambitieux gestionnaire. Il succédait à André B. qui avait tissé des liens de confiance avec l’un des dirigeants du Groupe « S », Jacques Frances. De l’autre, le solennel Jean M., un polytechnicien sorti dans le corps du génie maritime et reconverti dans la finance faisait partie depuis longtemps de l’establishment parisien. Les enjeux boursiers se sont alors rapidement portés sur la Banque de l’Indochine qui détenait des participations dans les holdings de tête des ASSURANCES GP. Après une bataille boursière à plusieurs rebondissements, un armistice est signé le 24 juin 1972, grâce à l’appui apporté par le baron Empain, à l’époque président du groupe éponyme et de Schneider. Le Groupe S. conservera la majorité dans la Banque de l’Indochine, mais Bernard P. redevient Président des deux grandes sociétés d’assurances qu’il avait dirigées jusqu’ici, à la demande d’André B., lequel s’investira d’avantage en politique comme ancien député du Loir et Cher. En position de force, Bernard P. peut commencer à faire son choix parmi les filiales industrielles du groupe adverse. Les grands dirigeants du Groupe « S »., MM. François de Flers, Jacques Georges-Picot, Jacques Frances et Michel Caplain s’empressent d’éloigner de ce trublion incontrôlable qui a failli détruire leur sérénité de grands commis de l’Etat reconvertis en patrons et courtisans dociles, qui règnent pourtant depuis de décennies sur le principal holding privé et côté en Bourse à Paris. Ils regrouperont bientôt leurs filiales en créant la Banque Indosuez, grâce à la fusion avec la banque de Suez et de l’Union des Mines. Cet ensemble peu cohérent ne résistera pas aux grandes crises immobilières ultérieures. En attendant, le combat des chefs qui s’en est suivi a abouti à un vaste partage d’entreprises non bancaires, dont d’importantes compagnies immobilières, la première société française d’exportation de bière, ainsi qu’une myriade de petites affaires industrielles qui rejoignent finalement le groupe P. Parmi bien d’autres perles, il y avait les marques de fabrique « Pleyel », « Gaveau » et « Ehrard » dont les instruments étaient désormais fabriqués en Allemagne par le célèbre luthier Schimmel. Le Groupe « P » avait envisagé de détruire les salles de concert parisiennes pour les transformer en parking. Heureusement, des amateurs éclairés et passionnés de musique ont réussi à s’y opposer. Le fabricant de robots ménagers bien connu des mères de famille pour son « mixeur » rejoint également le Groupe P. Il s’agit maintenant de restructurer cet ensemble disparate qui pourrait faire du Groupe « P », l’un des principaux holdings financiers diversifiés en France … Il aurait fallu, pour cela, élaborer une véritable stratégie industrielle et mettre en place des outils de contrôle adaptés à ces multiples activités si différentes, ce qui prendrait du temps et exigerait d’importantes évolutions des mentalités. Dans son journal, Gérard Bonval critique le principe des participations financières croisées destinées avant tout à protéger les dirigeants contre des agressions extérieures. Pour lui, ce sont autant de capitaux qui ne sont plus disponibles pour l’investissement productif. Il est également surpris par le peu de considération accordée à la clientèle et au personnel d’exécution.
Entre temps, Gérard Bonval, « DK » pour les initiés, a ajouté la direction des activités de réassurance du Groupe à ses responsabilités financières. Il se déplace souvent à Munich, Cologne, Berlin, Rome, Madrid ou encore Londres. Il crée une société de réassurance spécialisée à Monaco dont il est le Directeur Général. La liberté de circulation de capitaux propres à la réassurance constitue un levier commode en vue de renforcer discrètement le contrôle capitalistique du Groupe « P » entre des mains fidèles indépendantes des pouvoirs du moment. Les « amis » bavarois des réassureurs allemands, sont prêts à rendre ce service « politique » alors que le programme commun de l’Union de la Gauche, depuis le Congrès d’Epinay, a prévu la nationalisation des groupes privés d’assurances. Le Groupe « P » se trouve ainsi en tête de liste des nationalisables. C’est un sujet de préoccupation majeure du Comité financier qui se tient tous les lundis, à partir de dix-sept heures, en présence du Président Bernard P.. Gérard Bonval y participe et soumet de nouvelles idées pour échapper au démantèlement en cas de succès législatifs de la gauche. Certaines prospèreront durablement …
L’amitié de Gérard Bonval pour un camarade plus âgé, formé dans la même grande école de commerce, Jacques M., directeur des activités maritimes du Groupe « P », le conduit à organiser, puis devenir administrateur de la Compagnie Nationale d’Assurances du Sénégal. En dehors des risques des dangereux « taxis-brousses », cette société est le principal assureur du port de Dakar. Il s’agit de former rapidement des cadres africains et de transférer les responsabilités opérationnelles au profit de personnalités sénégalaises. Gérard Bonval fait alors connaissance de l’Afrique noire et des relations sinueuses entretenues depuis l’indépendance par la France et le Sénégal. Accessoirement, Il apprécie les délices du petit « thiof » dégusté près de l’hôtel Teranga, le long de l’océan, à la fraîcheur des alizés du soir. Il n’oublie pas de revenir en France avec d’impressionnants cageots de langoustes vivantes pour se faire pardonner ses fréquentes absences par sa famille. Sous la férule d’un natif de Kaolack, Amsata D., une nouvelle équipe de cadres compétents en assurance commence à se former à Dakar. En revanche, les diligences des experts laissent encore quelque peu à désirer …
Avant de quitter l’assurance, qui était devenue la mère nourricière de la famille Bonval, je vais essayer de présenter à ma manière la situation de ce secteur telle qu’elle est reflétée dans le journal de mon grand-père. Il l’évoque abondamment avec une approche qui devient de plus en plus critique au fur et à mesure que progressent ses responsabilités. Du fait des nationalisations de 1946, ce domaine est composé en France principalement de trois grands groupes, U.A.P., A.G.F. et G.A.N. D’importants regroupements de compagnies nationalisées ont, en effet, été effectués à la fin des années 1960, sous l’égide de l’Etat français. Ainsi, l’U.A.P. regroupe-t-elle trente-quatre sociétés victimes des nationalisations en 1946. Des économies d’échelle sont peu à peu réalisées, mais elles ne suffisent en aucune manière à compenser le dramatique coût de l’inertie bureaucratique imposée par les grands commis de l’Etat qui cherchent à y faire leurs nids douillets. Ces compagnies constituent de parfaits terrains d’atterrissage pour les inspecteurs des finances et autres hauts fonctionnaires en déshérence politique momentanée. Ces derniers se contentent de répondre aux instructions gouvernementales du moment qui, pour l’essentiel, visent à absorber les emprunts de l’Etat français ou à placer des « amis »bien en cour. En dépit de leur taux de rémunération élevé, ces obligations publiques, alors difficilement négociables, ont du mal à se placer sur une base internationale. Les activités d’assurances I.A.R.D. (Incendie, Accidents, Risques Divers) ne génèrent d’ailleurs qu’une modeste capacité de placements financiers, les tarifs conduisant de façon quasi-systématique à des déficits techniques compensés, bon an mal an, par les intérêts des susdits emprunts. Grâce à l’action bienveillante du syndicat professionnel, la F.F.S.A. (Fédération Française des Sociétés d’Assurances), la concurrence est limitée et le marché français trop restreint pour attirer de grands groupes étrangers. D’ailleurs, les groupes nationalisés français n’ont eux-mêmes que peu de filiales à l’étranger. Outre les hauts dirigeants, les principaux bénéficiaires du système sont les intermédiaires : agents généraux et courtiers. Leurs commissions dépassent 30 % des cotisations pour les M.R.H. (Multirisques Habitation), 18 % pour les assurances automobiles, 20 % en assurance maladie... Ils bénéficient ainsi d’une extraordinaire rente de situation indexée sur les tarifs des compagnies qui ne manquent pas de suivre la progression des coûts d’indemnisation, c’est-à-dire beaucoup plus que l’inflation.
Dans ce contexte hexagonal peu dynamique, il était inévitable que des outsiders pointent leur nez. Ce sera d’abord le cas pour les assurances I.A.R.D. avec la création des mutuelles sans intermédiaire (M.S.I.) par Jacques V. Cet ancien commissaire-contrôleur des assurances prend l’initiative de créer la MACIF à Niort en proposant des tarifs inférieurs de 20 à 10 % de ceux des compagnies traditionnelles. Son « business model » repose sur les coûts de gestion et de distribution nettement plus faibles que ceux des sociétés avec intermédiaire, agents ou courtiers. A cet avantage structurel, s’ajoutent les capacités modernes de sélection des risques, grâce à des propositions qui exigent beaucoup de renseignements de la part des assurés. Dans la foulée sont créées d’autres M.S.I. à Niort, telles que la M.A.I.F. pour les enseignants et la M.A.A.F. pour les artisans. Ces M.S.I. organisent leur propre lobbying avec un syndicat patronal efficace, réputé à gauche, le G.E.M.A., concurrent virulent de la F.F.S.A. Les M.S.I. niortaises sont servies par les conditions financières de l’époque, les taux d’intérêts des obligations permettant, comme pour les autres assureurs, de combler les déficits techniques qui sont d’ailleurs pour elles de moindre ampleur. Les M.S.I. parisiennes, la G.M.F. pour les fonctionnaires et la M.A.C.S.F. pour le secteur médical, fonctionnent sur des modèles voisins, bien que leurs implantations dans la capitale soient un facteur de coût supplémentaire et que leurs allégeances politiques soient nettement plus diversifiées et d’une autre nature, plus « fraternelle ».La GMF se distingue par sa proximité exceptionnelle avec les frères du G.O. Son président de l’époque, Michel B., en est un acteur éminent.
En matière d’assurance vie, les compagnies traditionnelles souffrent également d’un grave problème de sur-commissionnement des intermédiaires. Si ce barème de rémunération enrichit au-delà du raisonnable quelques courtiers spécialisés ou agents généraux, ces coûts aberrants entravent le développement et exigent un préfinancement des compagnies ; ce dernier est sensé être récupéré sur le client dans la durée … à condition que l’assuré accepte d’honorer ses engagements de paiement des primes à long terme. Le champion de ces pratiques peu honorables s’appelle, paradoxalement, le G.P.A. (Groupement Populaire d’Assurances), qui appartient à une famille de capitalistes actionnaires, la Banque Worms, proche des milieux collaborationnistes de Vichy. Pierre Pucheu, Jacques Barnaud, Gabriel Leroy-Ladurie ont, chacun pour leur part, contribué en leur temps aux méfaits de la « synarchie ». Celle-ci combine intérêts matériels et mépris de toute morale, grâce à une complaisance sans limite à l’égard de l’occupant. Ce groupe de compagnies privées dépense plus de 50 % en coûts de distribution et de gestion, ce qui ne laisse que la moitié de la cotisation pour investir les fonds pour le compte du client. Dans ce domaine aussi, de nouvelles pratiques ne vont pas manquer de s’imposer. Ce ne seront pas les M.S.I., déjà fort prospères en I.A.R.D., et pas encore les banques, mais une association d’assurés, l’AFER (Association Française d’Epargne Retraite). Elle est créée par Gérard A. et André L.S. en 1976. Il s’agit d’un contrat collectif d’assurance vie à coûts de distribution réduits, imposant un cantonnement des actifs de placements à l’assureur. Les investissements sont mutualisés et donnent lieu à un taux unique de rémunération, quelles que soient les années de versement des cotisations. Le différentiel de taux entre l’inflation et les rendements des emprunts d’Etat permet alors de fournir, à une épargne populaire, des rémunérations fortement positives bien supérieures à celles du livret A. Gérard Bonval trouve l’idée excellente et se demande déjà comment la mettre en œuvre concrètement. Cela sera difficile au sein des compagnies traditionnelles du fait du monopole de distribution de leurs réseaux d’agents généraux ou des courtiers. L’assureur de référence choisie par les fondateurs de l’AFER est l’Abeille-Paix Vie qui sera ultérieurement nationalisée du fait du programme commun de la gauche, en même temps que le Groupe « S ». Le succès de l’AFER est immédiat et foudroyant et soulève – en vain – la colère des assureurs. La F.F.S.A. déploie des efforts considérables pour contrer cette forme moderne et dynamique d’assurance vie, sans inviter ses membres à améliorer leur propre pratique. Gérard Bonval suit ces évolutions avec grand intérêt et s’interroge sur l’avenir des compagnies pour lesquelles il travaille. Il déplore leurs défauts de stratégie globale et leur manque de créativité. Il commence à souffrir d’un certain immobilisme, imposé par de vieilles générations de dirigeants frileux et peu inventifs. Il n’hésite pas à prendre des contacts en dehors du secteur contrôlé par la F.F.S.A. en France. Il est surpris de constater que dans les pays voisins (Allemagne, Angleterre, Belgique, Espagne, Italie, Pays-Bas), où il se rend pour développer les activités de réassurance du Groupe « P », le même état d’esprit provoque les mêmes effets lénifiants. Pourtant, le processus d’harmonisation des réglementations d’assurances progresse peu à peu en Europe. Il s’agit des directives visant les libertés d’établissement et de prestations de services, dont les principaux négociateurs français sont des fonctionnaires du Ministère des Finances. Les commissaires-contrôleurs, en général polytechniciens et actuaires, n’hésitent pas à présenter leurs interventions européennes comme des matières à traités diplomatiques … On est bien loin des soucis réels des gestionnaires de compagnies d’assurances, des besoins effectifs des assurés et de l’appréciation concrète des risques associés aux actifs et passifs des compagnies. En un mot, l’esprit d’entreprise ne règne pas en maître dans le secteur de l’assurance…
Grâce à ces voyages incessants qui l’obligent à passer beaucoup de temps dans les moyens de transport, Gérard Bonval a repris avec plaisir la lecture de Thomas Mann. Le Professeur Pierre-Paul Bergavlein, de son côté, se rend souvent en Allemagne et aux Etats-Unis et une date de rencontre n’est pas facile à trouver. Un dîner est convenu un vendredi soir, le 8 septembre 1978 au restaurant Lasserre, avenue Franklin Roosevelt, à côté de la nouvelle Ambassade d’Allemagne et du Club France Amérique. Entre temps, la grande histoire s’accélère, car c’est au cours de la semaine suivante que seront signés les accords de Camp David entre Anouar el Sadate et Menahem Begin, un événement considérable qui pourrait ménager une période de paix tant attendue en Israël et au Moyen-Orient.
J’ai eu la chance de retrouver le récit de l’époque concernant la discussion entre Gérard Bonval et Pierre-Paul Bergavlein. Il faisait partie des dossiers « Thomas Mann – Bergavlein – 1978 ». C’est un texte écrit par Gérard Bonval, tout de suite après sa rencontre avec le professeur. Mais auparavant, pour comprendre l’état d’esprit de mon grand-père, je dois d’abord résumer quelques autres passages importants de son journal qui concernent les principaux aspects de sa vie familiale aux mêmes époques. Dois-je préciser que je ressentais l’impérieux besoin de mieux connaître les lieux qu’avait pu choisir ou subir cet étrange mais attachant Gérard Bonval tout au long d’une vie mouvementée ?
Je me trouvais désormais à l’endroit même où il avait rendu l’âme et j’imaginais ses promenades, main dans la main avec Marie-Ange, aux environs du Domaine de la Tour ou dans les haut lieux provençaux qu’ils aimaient tant. Je n’hésitais pas à suivre ces traces, à la fraîche, alors que le soleil venait tout juste de se lever. Ces sorties matinales devaient me réserver quelques surprises. Ainsi, un dimanche matin, une semaine après mon arrivée à la Dadounette, je me suis engagé sur le chemin de Pierre Longue qui se termine en impasse, avec un large rond-point permettant aux voitures de faire demi-tour. Je redescendais donc vers l’entrée du chemin près des platanes. J’ai aperçu deux puissants drones franchissant rapidement la ligne de chemin de fer. Le premier, à deux cents mètres de hauteur environ, paraît porter un grand tube de fer, le second, immobilisé sur le jas et sa néo-provençale voisine. Sur la porte, on pouvait lire un nom aux racines peu latines : « Siegfried ». Le second drone était muni d’une caméra filmant à vingt mètres de hauteur environ l’intérieur de l’enclos de « Siegfried ». J’avais lu le nom du propriétaire sur la boîte aux lettres : « Guibal ». Les galets du Rhône dessinent une croix languedocienne sur le perron ; j’aperçois de larges tâches de sang séché qui s’étalent jusqu’à la porte d’entrée. Il s’agit sans doute des gibiers que Guibal, grand chasseur devant l’éternel selon les frères Bihard, ramenait, après découpe dans sa maison. Guibal est en effet réputé être l’une des meilleures gâchettes de la région et gagne encore souvent les compétitions de ball trap. Tout à coup, deux balles de carabine abattent chacun des deux drones. Elles font mouche de façon impeccable à une seconde d’intervalle. Courageux, mais peu téméraire, je prends mes jambes à mon cou. Je cours jusqu’à l’entrée du Domaine de la Tour. Tout y paraît calme et personne ne semble s’émouvoir de ces étranges coups de feu … qui ont claqué comme des coups de tonnerre dans un ciel bleu.
Je décide de me replonger dans les archives de Gérard Bonval … sans chercher à savoir si les débris des drones sont effectivement tombés avec la caméra dans l’enclos du jas « Siegfried » … Quand à savoir qui était cet excellent tireur …
Le hasard a voulu que je rencontre les habitants de la maison mitoyenne de la Dadounette alors que je rentrais dans un triste état, désemparé, nerveux et traumatisé. J’hésite à leur parler de ces redoutables tirs sur drones qui m’ont tant impressionné. Je me présente comme le petit-fils de Gérard Bonval, ce qui a pour effet d’attirer leur curiosité puis, c’est du moins mon impression, une certaine sympathie. Pourquoi ? C’est une énigme pour moi qui me suis signalé en voisin, en toute simplicité, à ce couple étrange. Le mari, trente-cinq ans environ, de type basané, affiche rarement un sourire. Elle n’ouvre pas la bouche et ne se livre d’aucune façon à l’interlocuteur naïf que je suis. Je n’en saurais pas plus ce jour-là, mais nous convenons de prendre prochainement rendez-vous pour un apéritif chez eux à un moment où leurs deux jeunes enfants, Laure et Benjamin, seront au lit. Entre temps, je me promets d’aller voir leur nom de famille, qu’ils ne m’ont pas indiqué, sur les boîtes aux lettres du Domaine de la Tour.
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Je me sens seul à Villeneuve après mes folles années de vie parisienne.
Ayant épuisé les provisions soigneusement préparées par Marie-Ange et les bonnes bouteilles sélectionnées par mon grand-père à la Dadounette, il me faut partir à la recherche des fournisseurs habituels des Bonval. Je n’aurai guère de chance car, fuyant la canicule, la plupart sont déjà partis en vacances. Marie-Ange me recommande d’aller sur les marchés de Villeneuve qui se tiennent le jeudi au pied du Fort Saint André et le dimanche sur la place de la Mairie. Le hasard de mes pérégrinations a voulu que je commence par le marché dominical. C’est-là que j’ai rencontré Fatima pour la première fois. La belle sait mettre en valeur les productions agricoles de ses grands-parents (aubergines, courgettes, melons, salades,…), tout autant que ses formes généreuses, fort agréables à contempler. La jeunesse de mon sang ne me permet pas de résister à la tentation. Je prends un malin plaisir à jeter un regard intéressé et prolongé dans les profondeurs attirantes de son corsage. La « suite », enveloppée dans une large robe provençale fleurie, ne doit pas être mal non plus… Mes emplettes terminées auprès de cette séduisante jeune fille au teint basané, je sens à son sourire accrocheur que notre premier contact pourrait ne pas s’arrêter là. Je lui propose de prendre un verre au café de l’univers, mais elle ne paraît pas libre de son emploi du temps après 13 heures, si j’ai bien compris. Elle ne paraît pourtant pas farouche, au moins selon mes critères, et accepte de faire avec moi une promenade « apéritive » le long des contre-canaux du Rhône. Nous nous dirigeons donc vers Sauveterre en subissant la chaleur d’un soleil brulant qui risque de gâter mes achats du matin. C’est l’heure du déjeuner et Il n’y a que peu de promeneurs ou de sportifs pour admirer les reflets du Palais des Papes dans le Rhône. Alors que je me préparais avec une certaine gourmandise à mon exercice bien rôdé de séduction « à la parisienne », elle me coupe la parole… pour évoquer certains épisodes de la guerre d’Algérie ! Je n’en demandais pas tant mais me voilà puni d’avoir péché par orgueil masculin et par vanité de coq gaulois. Mon stratagème de mâle maladroit et naïf est en passe d’échouer en dépit de la solitude bienveillante des lieux.
Ses grands- parents, d’origine kabyle, et plus précisément d’Azeffoun, le Port Gueydon des Français, au pied du mont Tamgout, sont arrivés en France dans le courant des années 1960. Ils avaient auparavant ouvert une boulangerie dans la Casbah d’Alger. Révoltés par l’attitude méprisante des pieds-noirs à l’égard des musulmans et les massacres de Sétif, ils se sont peu à peu rapprochés de leur concitoyen kabyle, Yacef Saadi. Membre actif du MTLD de Messali Hadj, puis du FLN de Krim Belkacem, celui-ci leur paraît être un véritable patriote algérien. Les grands parents ont alors participé, l’un et l’autre aux actions offensives de la résistance algérienne dans la ZAA (« Zone Autonome d’Alger »). A la suite de la mort honteuse de Larbi Ben M’Hidi, suicidé par l’infâme colonel Ausaresses en mars 1957, Saadi devient le patron opérationnel de la ZAA. Il organise de multiples attentats meurtriers avec de nombreux complices, dont la plupart connaissent bien les méthodes expéditives d’un autre Kabyle, Krim Bel Kacem, chef de la Willaya 3. Arrêté en septembre 1957 par les paras du général Massu, le traître Saadi a donné les noms et les caches des auteurs des attentats, ce qui provoque, entre autres, l’arrestation de son adjoint direct, le tueur « Ali la Pointe ». Saadi, quant à lui, sera protégé et considéré comme un prisonnier de guerre par l’armée française. Il sera libéré en 1962… Il va alors écrire ses mémoires, tentant de se disculper, produire des films, avant d’être nommé, contre toute attente, Sénateur par le vieux et sénile président Bouteflika. Certains pensent qu’il a travaillé sur le tard pour le FBI, en tant qu’agent secret et spécialiste de la guérilla. Bien que dénoncés par le traître Saadi, les grands-parents de Fatima sont cachés avec leurs enfants par leur famille, dans un premier temps, dans leur Kabylie natale. Ils regagneront la France clandestinement pour des raisons de survie, en même temps que les pieds noirs, en 1962. Ils travaillent alors comme ouvriers agricoles sur Pujaut. Quelques années plus tard, ils sont en mesure de racheter quelques hectares de bonne terre. Fatima me dit aussi qu’elle rêvait d’une vie de famille sans histoire, mais paraît assez peu confiante dans son avenir. Elle ne parle pas de ses frères qui paraissent exercer d’autres activités lucratives sur lesquelles elle ne s’étend pas. J’aurais aimé l’interroger sur cette jeune génération à laquelle elle appartient, mais elle me quitte brutalement, sans un sourire. Nous sommes arrivés, après une demi heure de marche, près du château de l’Insolas. Elle emprunte, sans se retourner, un chemin qui rejoint directement la route de Sauveterre, qui se trouve à quelques kilomètres de la. Peut-être quelqu’un l’attend-t-elle avec une voiture pour rentrer chez elle. J’ai juste eu le temps de lui faire promettre qu’elle ne refusera pas une nouvelle rencontre que j’espère un peu plus longue… Je pense savoir en tous cas où la retrouver tous les dimanche matin. Dépité et vexé, je repars, chargé de mes provisions de bouche, vers la Dadounette. Je ne peux m’empêcher de caresser malgré tout quelques doux rêves sentimentaux qui seront sans doute impossibles à réaliser. Je vais me documenter sur cette sombre période de l’histoire algérienne dont elle m’a livré sa version avec un accent à la fois guttural et provençal. A vrai dire, je me sens incapable de comprendre les motivations profondes de Fatima. Les différentes générations de sa famille partagent-elles les mêmes opinions ? Ses convictions sont-elles simplement nationalistes et pro algériennes ? Correspondent-elles aujourd’hui à des fondements religieux de type islamisme plus ou moins radical ? Si oui, de quelles mouvances cette idéologie religieuse relève-t-elle ? Pourquoi m’a-t-elle imposé son monologue si peu sentimental, sans même chercher à me connaitre ? Me considère-t-elle comme un descendant d’une lignée de colons cupides et sanguinaires ? Ou bien, elle et son clan de Sauveterre, veulent-ils se présenter comme des victimes de la République française dont je serais peut-être, à ses yeux, un modeste mais déjà trop encombrant représentant en terre comtadine ?
Je ne comprends pas mais je suis décidé à élucider un mystère auquel je ne m’attendais pas le moins du monde. J’avoue ma grande perplexité. Une partie de la réponse réside sans doute dans ce qu’elle n’a pas voulu évoquer, c’est-à dire les occupations professionnelle peu visibles de ses frères. Affaire à suivre…
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Heureux de jouir d’un emploi du temps peu chargé, je me replonge donc à nouveau dans les documents laissés « post mortem » par Gérard Bonval. Le début de la décennie 1970 sera pour mon grand-père, celle d’un jeune bourgeois sûr de lui, confiant dans les vertus de la famille et peu enclin aux doutes existentiels … Tout semble lui réussir. Il a terminé à Paris ses premières études supérieures avec succès et poursuit des recherches dans les domaines économiques ou littéraires qui l’intéressent. Il fonde à vingt-trois ans un foyer « sans histoire ». Il faut reconnaître qu’il limite, au moins en apparence, les risques de la vie quotidienne. La mère de ses enfants n’est autre qu’une relation étudiante qu’il a rencontrée à Versailles, boulevard du Maréchal Foch, à cinq cents mètres de l’école Sainte-Geneviève et à cinq kilomètres de Jouy-en-Josas. Certes, les espoirs de carrière d’un jeune HEC ne sont pas à négliger pour cette famille bourgeoise convertie tardivement à la chose militaire. L’école Sainte-Geneviève, qui réunit dans ses classes préparatoires les prix d’excellence de tous les collèges jésuites de France et d’Outre-mer, est l’héritière de la vénérable « Ecole des Postes » installée au XIXème siècle au cœur du quartier latin, tout près du Panthéon, de l’Ecole Normale Supérieure et de l’Institut Curie. Ses anciens élèves sont prestigieux : Lyautey, Delattre de Tassigny, d’Estienne d’Orves, Béthouart et un nombre impressionnant de dirigeants de grandes entreprises du CAC 40. Les résultats à l’X, comme à Saint-Cyr, l’Agro et HEC, sont excellent et placent Sainte-Geneviève dans le peloton de tête des meilleures préparations aux grandes écoles françaises. Le boulevard du maréchal Foch appartient aux quartiers huppés et traditionnels dits « rive droite » en raison de la proximité de cette gare reliée à Saint-Lazare. La première épouse de Gérard Bonval appartient à une famille de petits hobereaux normands quelque peu désargentée, fière de ses origines, rêvant à des gloires passées dont les souvenirs peinent à rester encore vivaces. La dot non monétaire de Gérard Bonval comporte plusieurs beaux-frères, des militaires, un ancien séminariste, une belle-sœur prétentieuse très en cour à Versailles. La belle-sœur aînée a conservé le peu de cœur qui subsiste dans cette belle-famille. Le beau-père, colonel à la retraite, veuf depuis plusieurs années, paraît satisfait de marier rapidement sa dernière fille. Il assure à son futur gendre que sa fiancée a bien tous ses vaccins, ce qui, sur le moment, semble avoir jeté mon grand-père dans un abîme de perplexité. Il s’interroge alors, non sans quelques raisons, sur les véritables préoccupations de sa future belle-famille. Gérard Bonval paraît faire preuve de quelques hésitations qui auraient pu lui être salutaires à l’époque. Mais une parole donnée ne saurait être reprise, fût-ce à une fiancée de vingt-quatre ans qui paraît apprécier à sa juste valeur la magnifique bague que la mère de Gérard Bonval a conservé pour les noces de son dernier fils. Celle-ci provenait de ses ancêtres normands de Rouen. Après quelques soirées étudiantes, les choses sont allées très (et trop) vite entre Gérard et la future mère de ses quatre filles. Marqué par son éducation catholique, il a animé avec elle plusieurs missions pascales en Loir et Cher, sous la houlette des Jésuites de la rue Franklin. Ils ont, de ce fait, de nombreuses relations communes qui présentent la particularité de bénéficier du même type d’éducation. C’est le cas de Richard D., ancien de Franklin et futur médecin, qui restera un ami de mon grand-père jusqu’à la fin. Parmi ces « missionnaires », figurent les éclopés habituels de ce genre de groupe confessionnel. Pour compléter les rangs, Gérard Bonval a d’ailleurs fait venir, par bonté d’âme, un étudiant âgé et peu doué d’HEC, qui a déjà, fait exceptionnel, redoublé sa première année. De toute évidence, Michel R.M. ne semble pas savoir à quel saint se vouer. Tout en habitant chez son papa, commissaire priseur réputé, et sa maman, vieille aristocrate espagnole, dans la très huppée Villa du Roule à Neuilly, Michel R.M. professe à qui veut l’entendre des idées généreuses de la gauche conventionnelle, sans la moindre parcelle d’originalité, culture « bobo » oblige. Il est l’un des premiers étudiants à HEC à posséder sa propre voiture, ce qui l’apparente d’ailleurs à quelques boursiers privilégiés, tels Daniel B., le futur Président de Carrefour, qui se prétendait fils d’ouvrier… A part cela, il présente la particularité d’avoir mis trois ans pour intégrer HEC et d’avoir été reçu parmi les derniers au concours. Aux yeux de Gérard Bonval et de ses camarades qui ne pêchent guère par un excès de compassion, il apparaît comme un esprit peu alerte, dépourvu de curiosité intellectuelle et toujours replié sur lui-même. L’avenir confirmera comment se révélera cette personnalité déstructurée qui, pour des raisons étranges, deviendra marguillier de l’église orthodoxe roumaine de Paris. Gérard Bonval aura aidé ce garçon déséquilibré à plusieurs reprises au cours d’une carrière quelque peu chaotique, mais non empreinte d’aigreurs et de jalousies à l’égard de ceux qui l’ont soutenu. Exception qui confirme la règle générale, un brillant étudiant en médecine, Richard D., qui participait à ces mêmes missions pascales, conservera jusqu’à la fin d’étroits liens désintéressés avec mon grand-père.
Le mariage de Gérard Bonval et de ma grand-mère est donc célébré en grandes pompes en mars 1971, dans la paroisse Sainte-Jeanne d’Arc de Versailles à une cinquantaine de mètres du domicile du colonel. Les officiants sont le père Jean M. (S.J.), ancien professeur de lettres de Gérard Bonval à Metz et le père Bernard P., oncle de la mariée. Les festivités mondaines ont lieu dans un magnifique château de la vallée de Chevreuse. Soucieux de fonder une famille, digne de celle où il vient de rentrer, Gérard Bonval souhaite plusieurs enfants et s’y reprend à quatre reprises sans que la naissance d’un fils ne couronne ses efforts méritoires. Ainsi père de quatre filles, il ne lui reste plus qu’à se mettre au travail pour assurer à chacune l’avenir qu’on leur promet et attirer de futurs gendres qui feraient honneur à sa descendance. Bien que n’habitant pas Versailles, ce qui rend les choses plus délicates, l’environnement humain du « Domaine des Oiseaux », où il a acheté sa première maison en 1974, paraît acceptable sur le plan du milieu social. Une famille n’y est considérée comme véritablement nombreuse qu’au-delà de cinq enfants, ce qui est d’ailleurs un score fréquemment atteint. Après l’école catholique paroissiale, les filles sont envoyées, sans hésitation, à la fort mondaine institution Madeleine Daniélou de Rueil-Malmaison. Cette école est tenue par les Sœurs de Saint-François-Xavier, dont la spiritualité est proche de celle des Jésuites, ce qui paraît rassurant à tous égards. Il y a donc, matin et soir, des conduites en voiture par ces dames dont la plupart ne travaillent pas. Gérard Bonval, soucieux des aises de son épouse, paye une femme de ménage, Anne-Marie, qui réalise les travaux matériels quotidiens de la maisonnée. Cette facilité domestique permet ainsi à la jeune mère de famille de se rendre, de temps à autre, au laboratoire de neurophysiologie animale de l’INSERM où elle assure quelques vacations. C’est là qu’officie le Professeur Robert N., grâce à ses cobayes de diverses races qui ne survivent guère aux progrès de la médecine ! Elle participe ainsi de temps à autre à ces cruelles expériences à titre quasi-bénévole …
La paroisse Saint-Pierre Saint-Paul de La Celle-Saint-Cloud est un haut lieu de contacts mondains ; une absence imprévue à la messe dominicale – en dehors des périodes de vacances scolaires où chacun se rend, comme il se doit, dans ses propriétés familiales – fait l’objet de commentaires passionnés et soupçonneux pendant les sept jours qui suivent. Les hommes se pressent pour faire la quête et, pour les plus assidus, appartiennent au conseil de fabrique qui gère les finances de la paroisse. On invite, à l’occasion, le curé pour faire un tour d’horizon instructif à propos de la participation de chacun aux bonnes œuvres ou des infidélités éventuelles de certaines familles amies. Louis de C., journaliste à La Croix, incarne de façon caricaturale cette façon de vivre « très comme il faut ». Louis est le gendre du Docteur Suquet qui s’est réfugié au Nord du Lubéron, près de Ménerbes, après son divorce et la grave maladie mentale de l’un de ses fils. Bien que n’habitant pas sur le « Domaine des Oiseaux », mais dans la résidence voisine d’Elysée 2, Louis de C. joue dans cette société, un rôle décisif en raison de sa particule nobiliaire. C’est avec lui que Gérard Bonval organisera trois convois alimentaires vers la Pologne au début des années 1980, à l’époque du général Jaruzelski.
De son côté, mon grand-père continue à être attiré par sa Provence natale et organise des séjours d’été de sa famille au Grand Rougier. Sa mère a hérité de la propriété en 1977, au décès de son père, le médecin de la place Pignotte. A ces occasions, les familles des frère et sœurs de Gérard Bonval se côtoient. Christian, le frère aîné, polytechnicien actuaire et ancien commissaire-contrôleur des assurances, est déjà père de cinq enfants mais n’a pas encore acheté sa villa de Cabourg. Il jalouse son jeune frère qui fait une carrière plus rapide que la sienne et sa femme, France, ne calme pas ses aigreurs. La sœur aînée, Guittemie, qui a divorcé depuis plusieurs années, peine à élever courageusement ses deux enfants à Lille car elle n’a pas encore retrouvé de compagnon. Elle est heureuse de se reposer au soleil du midi, dans le mas qui l’a vue naître, le Grand Rougier. Sa sœur Brigitte, qui a un an de plus que Gérard Bonval, a épousé le rejeton d’une vieille famille protestante de Nîmes, Christian de Th. Ce dernier a fait une carrière sans éclat au Crédit Lyonnais, dont l’essentiel s’est déroulé dans de petites succursales des Alpes. Brigitte ne peut pas voir en peinture la femme de mon grand-père dont elle ridiculise les prétentions nobiliaires et mondaines. Tout ce petit monde cohabite l’été non sans heurts dans le vieux mas provençal qui en a vu bien d’autres. Gérard en profite pour partir en excursion avec ses deux filles aînées dans le Lubéron, le Ventoux, les Alpilles. Il essaye de leur faire connaître les enfants de ses nombreux cousins provençaux. Les mamans restent avec les plus petits au Grand Rougier et s’affrontent dans de stériles discussions sur les mérites respectifs de leurs origines familiales. Les soirées sont occupées par les spectacles du festival d’Avignon ou les soirées musicales du Lubéron. Le défaut d’entretien du Grand Rougier fait assez vite apparaître que la situation ne peut pas durer. La mère de Gérard Bonval fait donc une donation du mas et des terres à ses quatre enfants, espérant que l’un – ou plusieurs d’entre eux – prendra en charge l’avenir de cette vieille propriété familiale, mais ceci est une autre histoire … Pour varier les plaisirs, des escapades familiales en Corse, en Italie, en Grèce ou en Espagne permettent de tester un matériel de camping pour lequel la première épouse de Gérard Bonval manifeste son mépris. C’est surtout la promiscuité avec le « populo » qui lui déplaît. Ses deux petites filles aimaient pourtant bien dormir tout contre leurs parents dans cette fragile maison de toile ... Cette intimité n’aura qu’un temps. Mon grand-père offre aussi des vacances de neige à sa famille. Il s’agit, presque chaque hiver, de séjours à Orcières-Merlette, dans l’appartement que ses parents ont acheté par l’intermédiaire d’un ami provençal. Cette petite station du midi ne saurait rivaliser avec ses grandes concurrentes de Savoie, mais l’honneur est sauf car ledit ami, le comte Christian de P., habite alors Versailles. Quelques autres propriétaires, dont son ex beau-père, sont également d’origine versaillaise. Les enfants profitent du soleil de ce versant Sud du massif des Ecrins. Elles sont inscrites au jardin des neiges, puis à l’école de ski qui les gratifie généreusement des étoiles au fur et à mesure de leur progrès. Gérard héritera plus tard, au décès de ses parents, de ce confortable logement montagnard. Ces derniers sont restés longtemps en bonne forme et profitent de leur liberté. Ils agrémentent leurs dernières années par de nombreux voyages en Italie, Suisse, Norvège et Etats-Unis. La mère de Gérard Bonval améliore ses classements au bridge avec ses fidèles copines, tandis que son père, banquier toujours actif, se passionne pour ses placements boursiers et les diverses associations dont il est trésorier. Il se rend avec plaisir au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris dont il fait partie du conseil. Les parents de Gérard Bonval invitent fréquemment leurs enfants et petits-enfants dans leur bel appartement dont les fenêtres donnent sur la pelouse de Bagatelle à Neuilly.
A cette époque, mon grand-père a conservé le contact avec certaines relations rencontrées au cours de ses études. Il y a d’abord les anciens camarades d’HEC avec lesquels il a créé un petit club culturel. On y discute tous les mois, chez les uns ou les autres, d’un livre, d’une pièce de théâtre ou d’un film. La plupart de ces camarades ont accepté des charges d’enseignement dans leur ancienne école, en général dans les départements finance ou audit. Plusieurs, comme Pierre V., deviendront des dirigeants de la Banque Paribas. Son épouse est une excellente « copine » versaillaise de l’ex de Gérard Bonval, ce qui ne facilitera pas les rapports humains entre les deux hommes. Gérard est, en revanche, admiratif des talents pédagogiques de Pierre V. Celui-ci a déjà écrit plusieurs ouvrages réputés sur la gestion financière des entreprises. Ils seront, par la suite, actualisés et publiés par d’anciens élèves. Pierre a en effet été victime d’un cancer foudroyant en 1996 aux environs de la cinquantaine au moment où il avait affaire à la justice à propos de sombres tractations financières. Pierre C., Président des Ciments Français, avait, en effet, été inculpé pour délit d’initié, comme d’autres membres du conseil d’administration. Les survivants ont été condamnés à des peines de prison ferme et à de lourdes amendes … mais en 2008 seulement. En dépit de pressions de toutes sortes et de manœuvres dilatoires des avocats, les experts judiciaires financiers n’avaient pas lâché prise. D’autres membres du club, tel Denis E., rachèteront une entreprise de travaux publics, certains enfin poursuivront une carrière de professeur à HEC ou à l’université. Jean-François B. constitue un cas original. Provincial de Toulouse et germaniste, il a été reçu bizuth à HEC, comme Gérard ; ils se sentent proches et n’hésitent pas à revendiquer une certaine originalité provinciale par rapport au milieu versaillais et parisien. Las ! Par son mariage, Jean-François B. se rapproche des vieilles fortunes protestantes, ce qui conviendra parfaitement à ma grand-mère. Jean-François B. aura cinq enfants … et de nombreuses relations extraconjugales … ce qui est toléré, voire volontairement ignoré par ce milieu qui privilégie les apparences mondaines. Mon grand-père reste alors proche de quelques professionnels de l’expertise comptable, ayant eu l’occasion de côtoyer, pendant trois ans, des stagiaires dans les cabinets français ou anglo-saxons. Après son inscription comme commissaire aux comptes, Gérard conserve donc des contacts avec Guy S. et Michel C. qu’ils croient faire preuve à son égard de sentiments amicaux et désintéressés. Il les fait nommer sur des mandats importants au sein de ses compagnies d’assurances, ce qui, outre les problèmes de déontologie et de conflits d’intérêts, est de nature à corrompre n’importe quel lien d’amitié supposée durable. Il l’apprendra à ses dépens quelques années plus tard. Pendant cette décennie, Gérard Bonval n’a guère le loisir, ni l’envie, de suivre les méandres politiciens tant en France qu’à l’étranger. Giscard d’Estaing a été élu Président de la République, en 1974, au décès de Pompidou, alors qu’Helmut Schmidt devenait Chancelier en Allemagne après le retrait de Willy Brandt suite à l’affaire d’espionnage « Guillaume ». Les turpitudes bien cachées de cet agent double nuiront aux progrès du rapprochement entre l’Allemagne de l’Ouest et l’URSS. Les efforts d’Egon Bahr qui ont abouti au traité de Moscou de 1970, puis au traité fondamental entre la RFA et la RDA en 1972 seront en partie annihilés. Gérard Bonval se réjouit de la sage entente franco-allemande, mais se désole de voir les deux pays suivre des voies opposées sur le plan économique et social. L’époque n’est pas facile à gérer en Europe, pauvre en énergie et secouée par deux chocs pétroliers en 1973 et 1978. L’inflation galopante, les taux d’intérêts élevés et les défauts de coordination monétaire constituent des préoccupations majeures au moment où la croissance des trente glorieuses se réduit peu à peu. En Allemagne, la « Mitbestimmung », la « coconcertation » avec les partenaires sociaux dans les grandes entreprises permet la mise en place d’un efficace cercle vertueux. Le chômage est faible et la productivité industrielle conduit à une forte progression du pouvoir d’achat des Allemands et de leur monnaie. Les banques et compagnies d’assurances constituent des solides partenaires financiers de long terme, aussi bien pour les grandes sociétés que pour le « Mittelstand ». Le deutsche mark, dont la valeur ne cesse de croître, ne nuit pas à une économie de plus en plus productive qui se tourne vers l’exportation. Les excédents commerciaux de la R.F.A. s’accumulent renforçant les réserves de la « Bundesbank ». Il n’est guère question de déficit budgétaire et les prestations sociales progressent, contribuant à l’amélioration du niveau de vie de la classe moyenne. C’est la réussite des vertus de la « Sozialmarkwirtschaft » qui résiste aux alternances politiques en RFA.
Au-delà des préoccupations économiques et sociales du moment, Gérard Bonval est sensibilisé aux questions de la sécurité européenne par les discussions animées qu’il poursuit, mois après mois, avec son père. La France, à l’initiative du Général de Gaulle, a quitté le commandement intégré de l’OTAN en 1966, en vue de maintenir son indépendance nucléaire. La doctrine de la riposte graduée de Mac Namara a peu à peu succédé à celle de Truman qui privilégiait les « représailles » globales, ce qui affaiblit la crédibilité des réactions américaines en cas d’offensive de l’URSS. Après la crise de Cuba de 1963, il est clair que les missiles de l’OTAN pointés directement sur l’URSS à partir de la Turquie n’entretiennent pas une ambiance particulièrement détendue entre les grandes puissances. Les efforts diplomatiques de réduction des forces conventionnelles en Europe « MBFR », puis du contrôle des missiles stratégiques (SALT) de 1972 aboutissent à des accords dont la mise en œuvre concrète est loin d’être garantie. Les « SALT » ne visent en définitive qu’à établir un nouvel équilibre de la terreur nucléaire. L’échec de la guerre du Viêt-Nam pour les Etats-Unis, l’épuisement des ressources nécessaires à la modernisation des armements en URSS créent de nouvelles perspectives de concertation à partir de 1975. Celle-ci prend la forme de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) à Helsinki. Les résultats de cette nouvelle donne politique permettront d’organiser pendant vingt ans dialogues et négociations entre l’Est et l’Ouest. Dès 1969, les SALT ont permis en effet la reprise des négociations diplomatiques. Quelque temps plus tard, Vienne, capitale devenue neutre depuis 1955, est le siège de l’OSCE … et par la même le plus formidable nid d’espions de tous les pays. Ce n’est plus guère qu’une capitale culturelle, mais elle attire les touristes depuis qu’ont été réparés les dommages infligés à ses plus beaux bâtiments au cours de la seconde guerre mondiale. La capitale autrichienne prospère en marge du Marché Commun, car l’URSS exerce un contrôle vigilant sur les évolutions politiques de ce résidu artificiel de l’empire des Habsbourg. Les républiques dites « populaires » voisines de Hongrie, de Tchécoslovaquie ou encore de Yougoslavie sont intégrées, de gré ou de force, à des niveaux variables à la zone d’influence soviétique, aussi bien sur le plan économique que militaire et politique. Gérard Bonval se désole de la faiblesse militaire de la communauté européenne qui reste frileusement tributaire du parapluie nucléaire américain. Il estime que les forces réunies de l’Allemagne et de la France, n’en déplaise aux anglo-saxons, auraient pu constituer le « noyau dur » d’une nouvelle défense européenne, enfin indépendante. Les urgences économiques et sociales s’imposent cependant dans la vie quotidienne de chacun de part et d’autre du Rhin et priment sur toute autre considération. A l’Ouest, l’économique a pris durablement le pas sur le politique, sans réussir à ramener la paix sociale.
En France, les syndicats multiplient les grèves et le chômage va bientôt dépasser le million de sans emploi dès 1975. Beaucoup d’entreprises de toutes tailles tirent pourtant leur épingle du jeu en raison des talents de leurs ingénieurs ou de la créativité de leurs chercheurs. En dépit des efforts de rigueur du gouvernement Barre, à partir de 1976, les déficits commerciaux et budgétaires se creusent, précédant celui de la Sécurité Sociale. La France louvoie ainsi entre diverses politiques dont l’addition ne constitue aucunement une stratégie globale à long terme. Notre pays essaye d’imiter les Etats-Unis, lesquels souffrent chroniquement des « twin » déficits, commerciaux et budgétaires. Selon Gérard Bonval, la France suit une voie pseudo-keynésienne, alors que l’Allemagne reste fidèle à son économie sociale de marché que l’on qualifiera plus tard d’ordo libéralisme. Le résultat concret pour la vie quotidienne des français sera un accroissement considérable des fonctionnaires, surtout dans l’éduction nationale qui, selon une formule tristement célèbre, deviendra « le premier employeur mondial devant l’armée rouge ». En Allemagne, les emplois dits marchands connaissent leur plus forte croissance depuis l’après-guerre. A la fin des années 1970, l’économie française est donc devenue vulnérable en raison de sa rigidité, tandis que les entreprises allemandes sont dépendantes de l’exportation et donc de la croissance mondiale. Mon grand-père suit ces évolutions divergentes avec inquiétude, redoutant que les écarts économiques et sociaux entre les deux pays ne nuisent à leur cohésion en dépit des amitiés déclarées des chefs d’Etat. La création du S.M.E. (Système Monétaire Européen) en 1978, constitue la seule bonne nouvelle permettant d’espérer un début de coordination effective des stratégies économiques et sociales en Europe. C’est une tâche de plus en plus délicate pour ne pas dire impossible depuis que l’Union Européenne a été élargie en 1973 au Danemark, à la Grande-Bretagne et à l’Irlande, avant de devenir l’ « Europe des 10 » en 1979 avec l’adhésion de l’impécunieuse Grèce. Encore faut-il qu’il n’y ait pas de rupture politique majeure perturbant les visions européennes à long terme en faveur de la paix, alors que R. Reagan vient d’être élu Prédisent des Etats-Unis et Mme Thatcher, Premier Ministre britannique. Contrairement aux idées généralement reçues, Gérard Bonval estime qu’il s’agit du début d’une ère de libéralisme débridé. Les intérêts économiques à court terme prennent le pas sur toute autre considération en milieu anglo-saxon, au détriment de l’entente internationale et des préoccupations sociales. La célèbre formule de Mme Thatcher à propos de l’Europe : « I want my money back » constitue un bon résumé d’une attitude qui va faire école de par le monde pendant de nombreuses décennies. Tout idéal de paix et de concorde entre les peuples disparaît au profit d’un sordide matérialisme consumériste qu’encourage l’omniprésence des media de plus en plus puissants. Un marketing de mauvaise qualité fera des ravages parmi les jeunesses du monde entier qui vont préférer l’individualisme consumériste à la solidarité. L’avenir immédiat va obliger Gérard Bonval à remettre en cause un certain nombre de ses convictions personnelles, ce qui modifiera son style de vie. Il n’avait pas, jusque là, subi les véritables épreuves qui auraient pu faire évoluer sa vision naïve et incomplète du monde. C’est sans doute la raison pour laquelle il s’interroge désormais sur son avenir. Ses premières ambitions professionnelles ont disparu. Etre un jeune « partner » de cabinet d’audit international est certes rémunérateur, mais les contraintes associées lui paraissent incompatibles avec sa vie de famille, sans parler du caractère répétitif des diligences mises en œuvre. Il n’apprécie pas non plus la domination technique anglo-saxonne de cette profession (« Les big eight ») d’auditeurs en Europe. La direction générale d’une grande compagnie d’assurance est séduisante, mais les voies d’accès sont bloquées par les parachutages politiques ou le clientélisme corporatif auquel il ne veut pas succomber. Les contorsions courtisanes auxquelles se livrent beaucoup de ses collègues le dégoûtent, ce qu’il a du mal à dissimuler … A cela s’ajoutent les dérives tolérées au plus haut niveau par rapport au droit des assurances. Gérard est notamment sidéré par les entorses répétées au principe de mutualisation qu’il croyait intouchable. Il est extrêmement surpris par le peu de considération que les dirigeants des compagnies traditionnelles attachent au privilège des assurés sur les provisions techniques et leur couverture à l’actif des bilans. C’est pourtant une loi d’airain inscrite en lettres de marbre dans le Code des assurances français. Ces entorses lui paraissent particulièrement graves lorsqu’il s’agit de calculer la participation aux bénéfices de l’épargne des assurés en cas de vie. Il va engager à ce sujet de violents débats avec la direction technique du Groupe « P ». Cette attitude ne manquera pas de s’avérer quelque peu contre-productive, au moins à moyen terme pour sa propre carrière.
Au même moment, l’issue des premiers procès concernant F. S., ce qu’on appelle désormais l’opération « Babel » le rend plus que perplexe. Les premiers jugements interviennent le 9 septembre 1979 à la 31ème chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris. Ces jugements ne portent que sur l’aspect fiscal des opérations, comme si seul l’Etat français avait été lésé. Les fraudes portant sur des centaines de millions de Francs dont ont été victimes la S.A.H. et le Groupe « P » ne sont en pratique pas prises en considération. Ensuite, les prévenus, il y en a vingt-et-un, ne sont condamnés qu’à des amendes fort modestes ou à des peines d’emprisonnement de cinq ans maximum et toujours avec sursis. Faute de preuve de sa complicité, le Président de la S.A.H., André M., est relaxé. Quatre prévenus sont jugés par défaut, Samuel S. alias F. S. son adjoint Tibor H., ses proches complices Jacques M. et Jacques H. De l’hôtel Hilton à Tel Aviv, le récent député de la Knesset, F. S., jubile sans vergogne. Il laisse entendre qu’il a copieusement arrosé les dirigeants des principaux partis politiques français, y compris ceux qui sont alors au pouvoir. Le député israélien ne sera jamais extradé vers la France et continuera à couler des jours heureux et paisibles dans sa belle villa de Savyon dans les beaux quartiers de Tel Aviv. Il ne restera plus qu’à des journalistes d’investigation comme Thierry W. d’en faire le sujet d’un chapitre de son livre : « Les écuries de la cinquième République ». La morale de l’histoire consiste à retenir que lorsque l’on corrompt, il faut corrompre l’ensemble des joueurs. Malheur à celui qui ne s’est pas laissé corrompre, ce sera le bouc émissaire. Une seconde leçon se dégage tout naturellement, le corrupteur a beaucoup moins de chance d’être puni que les corrompus. Cet enseignement issu de la « Realpolitik » sera brillamment mis en pratique à l’avenir par les Ojeh, Takkiedine et autres Alexandre Djouri,… pour le bonheur des « élites » du milieu et le malheur du peuple français!
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Par chance, la forte inflation consécutive aux deux chocs pétroliers permet à Gérard Bonval d’alléger rapidement la charge financière que représente l’achat de sa maison de la Celle-Saint-Cloud. Désormais à l’aise, il héberge gratuitement un oncle âgé de son épouse, prêtre de la Mission de France, qui a besoin de se refaire une santé. Il s’agit d’une personnalité atypique que son frère, le colonel à la retraite, n’a pas encore accepté d’héberger dans son grand appartement versaillais qu’il occupe seul. Ce partage du bien familial n’interviendra que beaucoup plus tard. Il appartenait en effet aux six enfants du colonel depuis que celui-ci était devenu veuf, dix ans plus tôt, en 1969. Les discussions avec ce curé des paroisses « pauvres » des Yvelines lui ouvrent de nouveaux horizons. Il prend conscience de sa vision limitée des choses et du monde clos et privilégié dans lequel il a accepté jusque là de s’enfermer. Il souhaitera aussi loger sans contrepartie le jeune G. de D. dont les parents viennent de divorcer, ce qui modifiera radicalement sa perception d’un monde familial idéal. Il retrouvera d’ailleurs avec plaisir ce jeune homme parmi ses équipes de l’Essec quelque 25 ans plus tard. Enfin, les accompagnements à leurs domiciles des patients de l’hôpital de Garches achèvent de lui ouvrir les yeux sur la misère silencieuse qui prospère à moins de cinq kilomètres du Domaine des Oiseaux … Du coup, Gérard Bonval recherche des alternatives professionnelles qui lui permettraient de mieux gérer et surtout de réaffecter son temps à des occupations plus humaines et moins austères que l’assurance, l’audit ou la comptabilité ... Il est à la recherche de nouvelles priorités pour donner un sens à sa vie. C’est dans cet esprit qu’il reprend le soir ses études, en 1978, à trente-et-un ans, avec un D.E.A. de Gestion à l’université de Paris-Dauphine. Il rédigera d’abord un mémoire sur les aspects internationaux de l’assurance française, puis un essai original sur les approches économiques et sociales de Thomas Mann dans son roman « Altesse Royale ». Il espère ainsi pouvoir accéder à une carrière professorale dans les nouvelles disciplines de gestion qui sont en train de se développer dans les facultés françaises. Cette démarche tardive risque sans doute de l’éloigner de ses chers travaux littéraires. Mon grand-père ne recule, semble-t-il, devant aucun investissement intellectuel et voudrait disposer de journées de plus de vingt-quatre heures … A l’époque, il passe aussi son permis de chasse pour accompagner quelques collègues directeurs de sa compagnie d’assurance – qu’il présente au demeurant comme fort sympathiques – dans les forêts de Bray, de Tronçay ou près de Fontainebleau. A cette occasion, Gérard Bonval retrouve avec plaisir le maniement des armes à feu et un authentique contact avec la nature qui lui manque cruellement pendant ses longues heures de bureau parisien. Il réapprend le « coup de feu » que son grand-père lui avait enseigné dans les bois du Grand Rougier. A mon avis, il prenait le risque de se disperser en activités extra-familiales. Après tout, c’est peut être moi, son petit-fils, qui méconnait son énergie et ses multiples capacités. Mais au fait, qu’est-ce qui me permet de porter une appréciation sur ses choix ? Qui suis-je pour le juger après sa mort ? Et moi-même, que vais-je faire ? Aurais-je seulement la possibilité de choisir ma route ? Ou le destin décidera-t-il de mon avenir, pour le meilleur et pour le pire ? Ne sommes-nous pas, nous, ses petits-enfants autant d’actes de foi dans un monde que Gérard rêvait plus radieux et plus harmonieux que le sien ? Et son héritage moral se transformera-t-il en bénédiction ou en malédiction pour ses descendants ?
Un passage tardif aux boites aux lettres du domaine de la Tour me jette dans un abime de perplexité. Il n’y a qu’une carte postale envoyée de Trégastel, il ya plus de trois semaines, par Axel, le premier petit fils de Marie-Ange. Il a treize ans et je ne l’ai jamais rencontré. Il annonce à Gérard Bonval qu’il vient de battre des classés trente au tennis au cours des tournois du Trégor. La carte porte aussi la signature de sa mère, Alexandra, et des formules affectueuses que nous n’avons jamais adressées à mon grand père.
Le 18 juillet 2025
La Dadounette, Villeneuve-lès-Avignon
Ruggiero Cassino
Le professeur Bergavlein conseille Gérard Bonval à propos de ses travaux sur Thomas Mann
(Son journal du 2 septembre 1978)
« - Alors, Professeur, ce voyage aux Etats-Unis n’a pas été trop fatigant ? »
« - Pas de tout repos, Gérard, c’est vrai, mais j’ai fait de nouvelles découvertes aux « Archives Thomas Mann » de Yale. Vous savez, on y trouve de véritables trésors réunis, au départ, par un jeune assistant de l’université, Joseph W. Angell, qui allait devenir un historien militaire réputé. Thomas Mann qui, au printemps de 1937, effectuait son troisième voyage aux Etats-Unis, faisait une tournée de conférences à l’invitation de la célèbre de la « New School of Social Research » de New York. Il avait préparé deux textes majeurs intitulés : « Sur le problème de l’antisémitisme » et la « Reconnaissance du combat pour la liberté ». Le premier discours, déjà donné à Zürich, explique l’antisémitisme par un choc de civilisations entre les cultures ancestrales du Moyen-Orient et le retour récent d’une certaine forme de barbarie germanique. Il en profite pour faire le lien avec les romans de « Joseph » qu’il est en train d’écrire, faisant de son héros un artiste intégral. Dans le second discours, il appelle à l’union internationale contre le fascisme allemand et exprime sa confiance dans la lucidité de la jeunesse. Il présente le fascisme comme un accident historique et non une fatalité. A la même époque, va se développer ce que l’on a appelé l’université de l’exil qui allait recueillir tant de résistants allemands à Hitler. A cette époque, Thomas Mann a la chance de faire connaissance d’Eugène Meyer et de sa femme Agnès, qui allaient devenir ses plus fervents soutiens aux Etats-Unis. C’est dans ce contexte que l’écrivain, inquiet pour son avenir en Europe, n’hésite pas à donner trente-huit de ses manuscrits à la bibliothèque de Yale. L’universitaire Angell a classé et regroupè les éditions originales et surtout la littérature secondaire concernant l’œuvre du Prix Nobel. Le Président de Yale, Charles Seymour, a inauguré la collection Thomas Mann en présence l’auteur en février 1938. Au noyau d’origine, vont s’ajouter peu à peu les correspondances avec Agnès Meyer, ainsi qu’une passionnante documentation fournie par sa traductrice américaine, Helen Lowe-Porter et par son éditeur new-yorkais Alfred Knopf. A travers ces premières archives officielles consacrées à l’écrivain, on ressent le drame du citoyen allemand, chassé de son pays, conscient des drames qui se préparent en Europe où vivent encore sa famille, ses amis ainsi que la plupart de ses lecteurs. Il cherche donc un refuge, mais se considère et se trouve en effet légitimement perçu par la plupart comme un étranger, figurant même pour certains parmi les suspects hostiles aux Etats-Unis. Les lois sur l’immigration sont de plus en plus dures aux Etats Unis. L’« Anschluss » de l’Autriche, un mois après l’inauguration des archives de Yale, le détermine à choisir sa nouvelle terre d’accueil. Ce seront les Etats-Unis et, dans un premier temps, l’université de Princeton.
Il y a longtemps que je voulais consulter sa correspondance avec Agnès E. Meyer, la femme du Président de la Federal Reserve Bank, dans les années 1940. C’est à elle que Thomas Mann devait ses meilleures introductions à Washington, à New York et à Princeton. Et puis, M. Eugène Meyer était aussi le propriétaire du Washington Post, ce qui ne gâte rien quand un écrivain a besoin de se faire connaître dans une terre d’émigration dont il maîtrise encore peu la langue. »
« - Mais pourquoi ce soutien inconditionnel d’une femme riche et mondaine en faveur d’un émigré allemand, certes prix Nobel depuis plus de dix ans, mais peu familier des Etats-Unis ? »
« - C’était une forme de passionaria érudite, un peu encombrante d’ailleurs aux yeux de Katia Mann, et parfois de Thomas lui-même. Elle avait le goût des rencontres culturelles et littéraires. Je vous en dirai plus si vous le souhaitez, mais vous, Gérard, que devenez-vous ? »
« - J’essaye de faire face. Ma famille s’agrandit. Ma troisième fille est née en juillet dernier. Mon père a pris sa retraite et mes parents, qui vous avaient reçu après ma soutenance de thèse de lettres, vivent toujours à Neuilly et profitent de leur bonne santé pour voyager au loin. Ils reviennent tout juste du Sud des Etats-Unis : Louisiane et Floride. Je dors peu … Sur un plan professionnel, les soucis ne manquent pas. Plus nos activités d’assurances prospèrent, plus elles attisent les convoitises. Rien que de très naturel ... Nous devons nous défendre sur plusieurs fronts, et nos concurrents du secteur ne sont pas les plus dangereux. Les prédateurs de tous poils sont prêts à fondre sur nous, à commencer par les hauts fonctionnaires, de droite comme de gauche. Ils partagent le sentiment d’un manque cruel de pouvoirs réels et surtout de moyens financiers à la hauteur de leurs ambitions personnelles. Ils s’ennuient à mourir dans les bureaux de l’Inspection des Finances, du conseil d’Etat ou de la Cour des Comptes. Ils estiment être mal traités par l’Etat au regard de leurs talents supérieurs. Ils se rêvent en chefs d’entreprises, héritiers des richesses créées par d’autres qu’ils méprisent d’ailleurs profondément. L’alliance récente PS-PCF leur permet de rêver à des nationalisations, promesses de postes juteux acquis à bon compte et sans risque. Une alternance à droite ne remettrait sans doute pas en cause les prébendes ainsi acquises en dehors de la volonté du peuple et confisqués à leur profit exclusif. On se croirait revenu aux nationalisations de 1945 qui avaient touché jusqu’à la Banque de France dont l’indépendance avait déjà été mise en cause en 1936. C’est à partir de ce moment-là que mon père, bien que reçu premier au concours de l’inspection de la Banque, préfèrera être affecté en province, choix peu banal s’il en est. Il fera sa carrière loin de la capitale car il n’avait du tout apprécié le comportement de certains de ses collègues parisiens pendant l’occupation. Il se méfiait viscéralement des pouvoirs « centraux ;»
« - Je vois, Gérard, vous avez le respect de la mémoire familiale mais vous êtes toujours aussi réaliste, c’est ce qui me plait chez vous ! Vos soucis professionnels ne doivent pas vous laisser beaucoup de temps pour vos travaux sur Thomas Mann … »
« - Le temps me manque, Professeur, mais certainement pas l’envie. Je suis de plus en plus fasciné par l’énergie vitale, la capacité de réaction de Thomas Mann - et son engagement courageux – face aux événements qui contrarient ses aspirations les plus profondes. Et puis, mes déplacements fréquents me donnent le temps de lire. Je viens de finir le « Journal du Doktor Faustus ». La chronique de l’écriture de ce chef d’œuvre m’a passionné. Je la trouve émouvante : elle met à jour les interrogations, au jour le jour, de l’écrivain sur son propre travail. Cette traque du mal, conduite par Thomas Mann à travers son roman, ne se comprend qu’à la lumière des événements en Allemagne et dans le monde qui aboutissent inéluctablement à la seconde guerre mondiale. La sensibilité de l’auteur s’exprime ici de façon dramatique et permet de mesurer les bouleversements de sa vie familiale mais aussi d’anticiper certaines de ses dernières évolutions politiques. Qu’en pensez-vous, Professeur ? »
« - Vous êtes sur la bonne voie, Gérard. Mais au fait, avez-vous rendu visite à mon ami, Martin Flinker ? »
« - Oui, il y a déjà trois ans et j’ai acheté le recueil : « Deutsche Hörer » qu’il a édité. Cet homme original a vécu des événements extraordinaires. Il a eu la grande gentillesse de me consacrer plusieurs heures et de me faire part de son incroyable parcours. Aujourd’hui, je reconnais cependant ma perplexité à l’égard de mon travail sur Thomas Mann, en raison même de cette visite au Quai des Orfèvres. Tout me paraît beaucoup plus complexe que ce que j’avais imaginé au premier abord. »
« - Et pourquoi donc ? »
« - Eh bien, je me pose beaucoup de nouvelles questions sur l’orientation de mes recherches depuis que j’ai écouté M. Flinker. Il m’a ouvert les yeux sur bien des difficultés que j’aurai certainement à surmonter. Je ne suis plus sûr d’être à la hauteur de cet immense travail qui s’ajoute pour moi à mes obligations familiales et professionnelles. »
« - De quoi voulez-vous parler exactement ? »
« - Je vous avoue certains de mes doutes. En l’état actuel de mon travail, je ne comprends pas pourquoi Thomas Mann a décidé de revenir en Europe après son voyage à Paris en mai 1950. Comment un homme de sa valeur a-t-il pu renier son pays d’accueil, les Etats-Unis ? Y-avait-il vraiment une chasse aux sorcières du FBI qui le concernait directement en Amérique ? Lui-même et sa famille, faisaient-ils l’objet de dossiers d’investigation de la part de l’Agence Fédérale? Préférait-il donc que l’un des deux totalitarismes du XXème siècle, le bolchévisme, survive au nazisme ? Ou bien faisait-il trop naïvement confiance aux « bonnes » intentions de Staline et de ses sbires criminels ? Et pourquoi ce choix final de la Suisse pour revenir en Europe, alors qu’on l’attendait si impatiemment en Allemagne ? N’était-ce pas là que lui, l’écrivain moraliste au comportement irréprochable, aurait rendu le plus grand service à son pays natal? »
« - Mais c’est à vous, cher Gérard, de trouver les réponses à toutes ces questions ! Les indices les plus précieux conduisant à la compréhension de son attitude se trouvent précisément dans les évolutions des « conceptions économiques et sociales » de notre écrivain. C’est bien le sujet de thèse que vous avez déposé ? »
« - Avec votre accord, Professeur ! Vous l’avez compris, j’ai peur de me disperser inutilement. En revanche, l’énergie ne me manque pas, je vous l’assure. Indiquez-moi des pistes de recherches fécondes, donnez-moi les fils directeurs qui vous paraissent les plus prometteurs. Je les suivrai bien volontiers si elles me permettent de déceler l’unité profonde de l’homme Thomas Mann, écrivain, père de famille, chef d’entreprise et exilé opposant à Hitler. »
« - Là, je ne peux que vous donner raison, c’est bien mon rôle. D’ailleurs, vous avez vous-même joué avec bonheur votre partition intellectuelle à propos de Novalis et d’Henri Bosco que vous connaissez mieux que moi. J’avais été séduit par votre indépendance d’esprit et ravi de votre succès académique, pour notre université et bien sûr aussi pour la France et l’Allemagne. Je vous remercie à nouveau pour cet étonnant croisement de cultures que vous nous avez offert. Vous constaterez, à l’usage, que vous trouverez de solides, mais rares, compagnons de route quand il s’agit de rapprocher les mondes germaniques et méditerranéens. C’est mon expérience et ce sera la vôtre, j’en suis convaincu si vous poursuivez vos efforts avec sérieux dans la durée. »
« - Merci professeur, mais souvenez-vous, ces sources merveilleuses que vous m’aviez révélées : Gaston Bachelard et ses poétiques de la vie, Albert Béguin avec « L’âme romantique et le rêve », sans oublier Marcel Brion, Georges Gusdorf, René Irénée-Marrou, Roger Ayrault, Paul Van Tieghem, Paul Hazard, et bien d’autres ... Ces grands esprits ont nourri mes réflexions et m’ont permis de me situer dans des environnements culturels que je connaissais mal. Ils m’ont ouvert les portes du romantisme allemand, de la poésie des troubadours, de l’évolution spirituelle de l’Europe au cours des siècles. A vous, comme à eux, je suis infiniment reconnaissant. Au fait, savez-vous que votre collègue germaniste, le très érudit Professeur Claude Girault de Caen, a fait éditer chez Gallimard, le dernier roman inachevé d’Henri Bosco, « Une ombre » ? »
« - Vous me l’apprenez, mais cela ne me surprend pas. L’écrivain inspiré qu’était Henri Bosco, méritait cet accomplissement et cet hommage posthume. Gérard, vous l’aviez compris, « Felix Krull » est l’œuvre d’une vie pour le Thomas Mann qui a dépassé les soixante-quinze ans. Comme « une ombre », il s’agit aussi d’une symphonie, dont on conservera la mélodie en mémoire en pensant à l’auteur, comme le souhaitait sans doute Thomas Mann. Voilà, à mon avis, un véritable sujet de méditation pour vos futurs travaux : deux auteurs qui préfèrent ne pas à achever leur dernière œuvre ... et vous laissent ainsi les plus beaux souvenirs de leurs univers poétiques et romanesques. Il reste au lecteur à conclure comme cela lui convient. »
« - Mais encore … ? »
« - Eh bien, le rusé Felix Krull, qui voyage sous l’identité - et les moyens – du jeune et riche marquis de Venosta mène plusieurs vies à la fois. Il permet, certes, à cet aristocrate de mener à bien ses secrètes amours parisiennes en endossant sa personnalité, ses habits, et même son écriture : il faut bien tout cela pour donner le change. Par la même occasion, il entreprend de visiter le vaste monde et, comme bien d’autres émigrés allemands de nombreuses années plus tard, il passe par Lisbonne avant de traverser l’Océan. C’est là qu’il reçoit la leçon du Professeur Kuckuck sur le caractère éphémère de toute vie appelée à renaître ainsi que la loi de la sympathie universelle. Pourtant, « Felix Krull » était un projet de Thomas Mann qui remontait à 1910 … Sa mort en 1955 ne lui permettra pas de poursuivre ce roman dont il avait repris l’écriture en janvier 1951, quelques mois après son séjour à Paris de mai 1950. Thomas Mann a alors tenu à publier cette seconde édition du « Chevalier d’industrie Felix Krull » qui parut effectivement à New York, chez Fischer, en janvier 1954. Conscient de la fragilité de sa santé, il voulait faire ce dernier cadeau à ses lecteurs, en s’excusant par avance des pages manquantes … Avec humour et optimisme, il ajoute au titre : « Première partie ». »
« - Dois-je comprendre qu’il pensait être surpris par la mort avant d’achever ce roman ? »
« - Oui, on peut dire les choses comme cela, mais ce n’est pas là l’essentiel. Pour entrer véritablement dans l’œuvre de Thomas Mann, avec la sympathie que requiert une profonde compréhension de l’homme, il faut revenir à ses premières années. Quand il commence à penser aux « Buddenbrook » en 1897 à Palestrina et à Rome, il n’a que vingt-deux ans. Son père, Thomas-Heinrich Mann, Consul puis Sénateur de la ville de Lübeck et chef de la firme du même nom qui a été liquidée, est mort depuis six ans, en 1891. Heinrich, le fils aîné, a vingt ans et Thomas, son second fils, seize ans. Il y a aussi deux filles, Julia et Carla, et un petit dernier d’un an seulement, Viktor. Les maigres ressources de la famille permettent néanmoins à la jeune veuve du Sénateur, Julia née da Silva Bruhns – elle a quarante-et-un ans - de déménager à Munich, la ville du Sud, la capitale catholique, culturelle et intellectuelle de la Bavière. C’est une façon, pour cette brésilienne de tempérament artiste, de rompre avec une société protestante qui lui est devenue hostile : elle ne l’a d’ailleurs jamais aimée. Pour Julia, la pétillante Sud-américaine, il s’agit de la recherche d’une atmosphère moins austère que celle de la sévère ville hanséatique. Le Prince Régent Léopold de Bavière a succédé au célèbre Louis II, le malheureux ami-mécène de Richard Wagner, en 1886. Il règnera sagement et sans souci particulier, jusqu’en 1912. A cette date, Louis III lui succédera, mais il devra abandonner le pouvoir au profit de la République libre de Bavière. Entre temps, Munich sera devenue une capitale culturelle, littéraire et musicale de premier plan, où les membres de la famille Mann s’épanouiront en suivant des voies bien différentes. C’est l’époque où Vassily Kandinsky crée sa « Nouvelle société d’artistes » et où ont lieu les premières expositions du groupe des « Blaue Reiter ». Ainsi, ce premier grand roman, qui lui vaudra le prix Nobel bien plus tard, en 1929, constitue-t-il à la fois son hommage à sa famille et l’analyse lucide d’un monde qui disparait. Thomas Mann regrette-t-il cette évolution ? Oui et non. Il exprime, dans les « Buddenbrook », la nostalgie d’une éthique protestante construite sur la fidélité, l’honnêteté et le travail. « Ne fais pas le jour ce qui t’empêcherait de dormir la nuit », telle est la devise de la famille Mann depuis toujours. En revanche, il salue fièrement le fruit ultime de l’évolution involontaire de cette admirable bourgeoisie européenne, davantage attachée à la morale des affaires qu’aux biens matériels : l’artiste, heureux bénéficiaire d’une liberté de pensée, de comportement et de création. Thomas Mann hésitera toute sa vie entre ces deux formes de « Weltanschauung », de deux conceptions du monde antagonistes et complémentaires. Les événements en Allemagne, puis en Europe et ailleurs, ne manqueront pas de mettre durement à l’épreuve ces deux options qui conduisent à des styles de vie bien différents. »
« - Suggérez-vous, Professeur, que Thomas Mann a été une victime inconsciente de ces transformations de la société occidentale qu’il aurait subies à ses dépens, sans justement choisir entre ces deux voies ? »
« - Vous allez trop vite, Gérard, Thomas Mann ne s’est jamais considéré comme une victime des événements, bien au contraire. Ce qui est vrai, c’est que sa tendance naturelle le portait à vivre bourgeoisement de ses œuvres littéraires. En d’autres termes, son mariage en 1905 avec une riche héritière israélite, Katia Pringsheim, le succès immédiat et fulgurant de son premier grand roman social, les Buddenbrook, le calme politique du début du siècle ne l’encourageaient pas à prendre des risques inutiles. Ses beaux-parents vivaient à Munich, au numéro douze de l’Arcisstrasse, dans une magnifique demeure, que la bonne société assimilait à un palais. Ils y recevaient volontiers artistes, musiciens et hommes de lettres. Son beau-père, Alfred Pringsheim, était professeur de mathématiques à l’université de Munich. La fortune considérable de cette famille venait d’ancêtres silésiens et berlinois. La stabilité du Mark, la victoire de 1871 contre la France et les succès du pangermanisme ne permettaient pas alors de douter des vertus de la culture allemande et du génie de ses fils. La situation internationale n’était pourtant pas si simple car l’Angleterre et la France n’étaient pas moins fières de leurs propres talents et entendaient développer leurs empires sur un plan politique et économique, y compris par les armes. Les quatre premiers enfants naissent tôt dans cette famille de la bourgeoisie munichoise : Erika (1905), Klaus (1906), Golo (1909), Monika (1910), en moins de six ans. Les deux derniers attendront la fin de la grande guerre pour venir au monde : Elisabeth (1918) et Michael (1919). Le clan et la dynamique « firme Thomas Mann » sont ainsi constituées dans cette époque au cours de laquelle vont, peu à peu, s’effriter les certitudes bourgeoises du monde occidental, la puissance coloniale européenne et les rêves impérialistes. Un petit détour sur l’environnement social des Mann s’impose. A cette époque, Thomas et son épouse, sont au sens propre du terme des bâtisseurs. Ils possèdent d’abord la grande villa de Poschingerstrasse, mais aussi la maison de campagne de Tölz ; toutes deux seront construites sur la base des plans élaborés par le ménage, comme ce sera le cas dans les années 1940 pour la belle maison de Pacific Palisades en Californie. C’est à Tölz que sera écrite une grande partie des « Considérations », ce que Thomas estime être son devoir de citoyen bavarois. Il veut en faire une sorte de déclaration patriotique pendant la première guerre mondiale. Il entend ainsi servir à sa manière la cause allemande, le Reich et son empereur, Guillaume II. Ses efforts d’écriture ne suffiront pas à rétablir les finances de la « Firme ». En effet, lorsqu’il achève les « Considérations », il revend la belle villa de Tölz pour acheter des emprunts de guerre, privant ainsi de leur paradis ses enfants et ses nièces, les filles de Julia et du banquier Joseph Löhr. Au même moment, son frère Heinrich écrit son « Zola » à Munich et vante les mérites de la démocratie parlementaire de l’ennemi héréditaire, c’est-à-dire la France. Heinrich a aussi rédigé son roman-pamphlet : « Le sujet », contre le régime impérial qui ne sera publié qu’après l’armistice en 1918. Le véritable succès ne viendra, pour Heinrich, qu’à ce moment-là, même si sa pièce de théâtre « Madame Legros » a été jouée de nombreuses fois à Munich, Lübeck et Berlin. En un mot comme en cent, Thomas est favorable à la guerre et Heinrich s’y oppose. Une première tentative de réconciliation échouera. C’est d’autant plus désolant qu’Heinrich, qui avait beaucoup voyagé jusqu’à son mariage avec la comédienne tchèque, Maria Kanova, en 1914, s’installe lui aussi durablement dans la capitale bavaroise. Il y restera jusqu’en 1928 et sa fille Léonie y est née en septembre 1916. Les styles de vie des deux frères ne se ressemblent guère. Il faudra la grave maladie d’Heinrich en 1922 pour que Thomas revienne à de meilleurs sentiments à son égard et à une meilleure compréhension de la riche diversité des membres de la « Firme ». Son frère aîné aura fait preuve d’une clairvoyance politique et sociale bien supérieure à celle de Thomas. »
***
« - Je trouve étrange que vous parliez ainsi de la « Firme » Thomas Mann, comme s’il s’agissait d’une entreprise commerciale avec sa marque, son chiffre d’affaires, son personnel… »
« - Oui Gérard, je confirme, c’est bien le mot qu’il me faut employer. Thomas, le père se consacre, au sein de l’entreprise « Mann et associés », à la production, ou plutôt à la recherche et à la création. Katia, la mère, née Pringsheim, se révèlera une gestionnaire hors-pair sur un plan logistique et financier. Quant à la fille aînée, Erika, née en 1905, elle sera chargée de la communication, de la distribution et de la publicité. Nous parlerons plus tard de la concurrence dans le domaine littéraire, qu’elle soit d’origine interne ou externe, au sens large. C’est un sujet complexe, eu égard aux nombreux talents d’écrivains au sein de la famille Mann : épouse, fils, filles, frères. Les relations d’affaires (traducteurs, éditeurs, confrères, …) seront aussi déterminantes pour le succès de l’entreprise sur un plan international. En complément de la maison de campagne de Bad Tölz construite dès 1908, la « Firme », qui doit s’adapter à sa nouvelle dimension et à ses légitimes ambitions, a fait édifier son siège social dans les beaux quartiers extérieurs de Munich. Elle emménagera Poschingerstrasse, numéro un, le 5 janvier 1914. Ce sera la maison de la famille Mann pendant presque vingt ans jusqu’à ce fatal printemps de 1933 sur lequel nous reviendrons longuement …
Les succès littéraires et commerciaux sont au rendez-vous pendant cette calme période d’avant-guerre. Thomas Mann peut compter sur un éditeur remarquable en Allemagne, un self-made man israélite d’origine hongroise, Samuel Fischer. L’écrivain restera fidèle à cet éditeur jusqu’à sa mort. « Tristan » en 1901, « Tonio Kröger » en 1902, « Heure difficile » en 1905, « Altesse Royale » en 1909, sont les résultats heureux d’une production littéraire régulière qui rythme désormais cette vie bourgeoise : écritures le matin, contacts et correspondance l’après-midi, détente en soirée. La régularité de ces horaires de travail et de temps libre sera une caractéristique durable de la « Firme Thomas Mann ». La « Mort à Venise », que Visconti a magistralement transposé au cinéma il y a huit ans, constitue un sommet du talent de Thomas Mann, à tous égards. L’Allemagne et la France sont alors à la veille de la première guerre mondiale. Dans ce roman d’introspection sans concession, Thomas Mann exprime enfin ses doutes sur la responsabilité morale de l’écrivain qui refuse de s’engager. « Altesse Royale » reflétait pourtant, quelques années auparavant, une sorte de personnalisme heureux, qui était alors réellement d’avant-garde, surtout en Allemagne. En matière politique, économique et sociale, il débouchait sur la pitié, l’indulgence et la bonté de la part d’une « élite éclairée ». Permettez-moi, Gérard, d’attirer tout spécialement votre attention sur ce chef d’œuvre qu’est « Altesse Royale ». Thomas Mann y décrit comment une petite principauté imaginaire, allias la famille Mann, redore son blason à travers un mariage interculturel, allias la famille Pringsheim. La « Firme » Thomas Mann, c’est d’abord une entreprise familiale qui va connaître une « success story ». Entre 1905 et 1910, les quatre enfants d’avant-guerre sont donc déjà nés : Erika, Klaus, Golo et Monika. Ces grossesses rapprochées, contraires aux recommandations des médecins, affectent gravement la santé de Katia. Entre 1912 et 1914, elle effectue quatre séjours en sanatorium à Ebenhausen, Meran, Arosa et, bien sûr, Davos, qui donnera lieu à une nouvelle naissance, la « Montagne magique ». Le père de famille, même aidé par ses beaux-parents, doit faire face à d’importantes exigences financières. Il réalise chaque jour davantage la nécessité d’une bonne gestion familiale, efficace et moderne. « Altesse Royale » avait déjà mis en scène cette première évolution de sa mentalité qui, partant d’un style de vie déconnecté des réalités économiques, s’adapte aux opportunités qui se présentent. »
« - Est-ce le début de l’éveil de la conscience sociale de Thomas Mann ? »
« - Non pas encore, car il ne s’interroge pas, comme son frère Heinrich, sur les origines de la création de richesses et des injustices qu’elle engendre au détriment du plus grand nombre. »
« - Vous n’êtes guère élogieux pour un père de famille qui va déjà sur ses trente-cinq ans. »
« - En effet, sur ce plan là, Heinrich est en avance sur son cadet. Vous constaterez que Thomas Mann ne se remet véritablement en cause que si sa situation personnelle est directement concernée. Il ne réalisera que sur le tard que la solidarité en économie comme en politique, est la vertu cardinale qui engendre les armes efficaces contre les barbaries de tous acabits. En attendant, le jeune Thomas Mann prend un plaisir évident à comparer sa situation familiale avec celle de la Principauté de Grimmburg qui était alors en pleine décadence. Les causes de cette faillite sont évidentes : esprit de cour, mépris du travail, hiérarchie factice, incapacité à exploiter les opportunités commerciales, absence d’épargne et d’investissement, recours à la dette publique pour financer les dépenses courantes. L’écrivain se souvenait sans doute des cours d’économie du Professeur Haushofer à l’université de Munich. Comment sortir de cette impasse ? Suffira-t-il de réduire le nombre de fonctionnaires ? D’abaisser le train de vie de la cour ? Voire de vendre une partie du domaine ? C’est précisément l’acquisition de « Delphineort » par le richissime capitaine d’industrie américain, Samuel Spoelmann, qui va ouvrir de nouvelles perspectives au jeune Prince Klaus-Heinrich. Bien qu’élevé dans le strict respect des traditions, Klaus-Heinrich est séduit par la grâce de la prometteuse héritière américaine qui n’hésite pas à bousculer le protocole. Comme Katia Pringsheim, elle devient la Princesse de ce comte de fée qui sauvera non seulement l’honneur, mais aussi les finances de la Principauté. La fortune Spoelmann pèse deux fois plus que les dettes du petit royaume de Klaus-Heinrich. Peu importe que cette richesse provienne de l’exploitation des masses humaines qui ont construit les chemins de fer de Pennsylvanie, l’auteur s’est explicitement inspiré du modèle d’un Carnegie sans scrupule et de son ouvrage « L’empire des affaires ». Ce magnat américain explique les habiles synergies qu’il met en œuvre entre les filières qui gèrent les chemins de fer, le charbon et même le pétrole dans le nouveau monde. Klaus-Heinrich se contente d’admirer la générosité de son épouse Imma, en faveur de l’hôpital de Grimmburg. Il n’est pas insensible non plus à la leçon de sagesse du ministre Knobbelsdorf qui fait preuve de clairvoyance sur les plans économique, politique et dynastique. Instruit par les préceptes du très conservateur Professeur auxiliaire, le Docteur Uberbein, Klaus-Heinrich ne se laisse cependant finalement convaincre que par un curieux argument : c’est le bonheur du prince qui fait celui du peuple et réciproquement. Klaus-Heinrich et Imma se fiancent donc avec le consentement de tous. La prospérité de la principauté ne tarde pas à redonner espoir à ses habitants qui s’ouvrent sur le monde moderne et ses multiples opportunités. Avec les anciennes traditions, disparait le Docteur Uberbein qui se suicide. »
« - Voilà, en effet, une brillante leçon d’économie politique moderne mais, pensez-vous que Thomas Mann y attachait un véritable crédit ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un récit imaginaire symbolisant sa propre réussite et peut être même le cynisme du père de famille et écrivain ambitieux qu’était le Thomas Mann de trente-cinq ans ? »
« - Bonne remarque. Je vous confirme cependant qu’il s’agit d’une matière à réflexion pour l’écrivain selon trois directions différentes. Il y a d’abord un diagnostic sévère sur les causes d’une décadence économique par défaut d’adaptation de vieilles générations aux temps modernes. Ce constat amer conduit à l’inéluctable et redouté renouvellement des classes dirigeantes. Enfin, ces évolutions brutales ne manquent pas d’exiger l’avènement d’une éthique des affaires qui ne s’impose pas d’elle-même. Voilà, cher Gérard, les thèmes qu’il vous reste à creuser, en gardant à l’esprit qu’il ne s’agit que d’une étape, certes essentielle, dans l’itinéraire de Thomas Mann. Cette avancée n’exclura aucunement divers retours en arrière, en particulier à l’occasion de la rédaction de la « Mort à Venise » trois ans plus tard, c’est-à-dire avant la première guerre mondiale. Ainsi, l’ascétisme de l’écrivain, Gustav von Aschenbach, qui va mourir à Venise, s’exerce sans espoir de progrès et aboutit à la solitude, à une inadaptation sociale complète, à la mort et à l’extinction définitive de toutes les ambitions humaines. La vanité de la création artistique parait alors avoir le dernier mot … « Mort à Venise » constitue donc un pas en arrière significatif par rapport aux évolutions sociales de Thomas Mann. Vous le voyez, Gérard, je ne vous simplifie pas la tâche. A travers ces messages à la fois contradictoires et magistraux, il s’agit de retrouver l’unité d’une vie qui se cherche des repères moraux dans un environnement instable. Comme je vous l’indiquais, c’est aussi à cette époque que les premières pages du « Chevalier d’industrie Felix Krull » sont écrites, mais la guerre avec la France est déclarée le 1er août 1914. Thomas Mann va alors traverser ces années dramatiques de façon imprévisible pour ses proches … et sans doute pour lui-même ! Le fonds de commerce de la « Firme » n’échappe pas, en effet, aux tourments de l’époque. Le chef d’entreprise va être amené à se remettre en cause de façon fondamentale à l’issue d’une crise spirituelle qui affecte ses divers membres à des degrés variables. Les aînés, Klaus et Erika, à partir de la fin des années 1920, se sentiront peu à peu concernés par les prolongements douloureux de cette période de doute, de revirements et finalement de drames politiques qui se dessinent en Allemagne. »
« - Thomas Mann a-t-il été mobilisé dans l’armée allemande en 1914 ? »
« - Comme son personnage Felix Krull, Thomas Mann n’était guère séduit par le service militaire qu’il avait abrégé au temps de sa jeunesse … pour cause d’inadaptation au pas de l’oie ! En août 1914, il avait trente-neuf ans, il aurait sans doute pu prendre volontairement les armes pour le Kaiser … Il a revendu la charmante maison de campagne de Bad Tölz financée par les droits d’auteur des Buddenbrook pour acheter des Emprunts de la Défense Nationale, ce qui était considéré comme un acte de patriotisme. Il a choisi d’utiliser la plume ! Il s’est justifié, si je puis dire, en adoptant une attitude résolument militariste et foncièrement pro-germanique. Cela a donné un texte surprenant et critiquable, les « Considérations d’un apolitique », où il défend la « culture allemande » contre la « civilisation latine ». Il adopte alors une étrange forme de conservatisme aristocratique à base de nationalisme étriqué. Il condamne le cosmopolitisme à l’anglo-saxonne, tout autant que l’alliance « romaine » contre l’Allemagne protestante. Son modèle d’alors, c’est Frédéric II, le Roi de Prusse, qui triomphe pendant la Guerre de Sept Ans d’une vaste coalition antiprussienne. Pour lui, le monde idéal, reste celui des villes hanséatiques générant au fil des siècles une « culture pure », c’est-à-dire non-politique. Il déplore une perte d’âme au profit d’une industrie mercantile. La paix devra être supranationale en Europe, c’est-à-dire … allemande ! L’idée d’une Société des Nations est considérée d’entrée de jeu comme une chimère, comme d’ailleurs la souveraineté du peuple. Il est ainsi amené à idéaliser la guerre dont il n’a pas eu à souffrir, au moins jusqu’à ce que les conséquences politiques, économiques et sociales de la défaite ne se manifestent concrètement à Munich. Ses maîtres à penser, dont il n’hésite pas à caricaturer d’ailleurs certains propos, sont alors Luther, Dostoïevski, Fichte, Schopenhauer, Tourgueniev, Nietzsche et, bien sûr, Wagner. Il se distanciera peu à peu de certains d’entre eux dont l’héritage sera capté odieusement par les nazis. Il en était venu, pendant la première guerre mondiale, à renier toute possibilité de progrès social, en tant que fruit de l’idéal démocratique. Par « considération apolitique », il faut alors entendre chez Thomas Mann, une recherche de la condition idéalisée de l’artiste dans la société moderne. Il va de soi – pour le Thomas Mann de la Grande Guerre – que l’artiste, parangon de la dignité humaine, doit inspirer la politique et non l’inverse … L’écrivain ne reste pas « au-dessus de la mêlée », comme le pacifiste, Romain Rolland. L’artiste est un guide spirituel et doit agir en fidèle gardien de la « culture allemande ». Pour le Thomas Mann de l’époque, ces valeurs germaniques devaient être aussi défendues par les armes terrifiantes de l’époque, quel qu’en soit le prix en termes de souffrances, de destruction et de morts … Sur tous ces points, Thomas Mann s’oppose donc cruellement à son frère Heinrich, fervent défenseur de l’optimisme démocratique et de l’engagement concret de l’artiste en faveur d’un régime politique préservant la paix et l’harmonie entre les peuples, en un mot de la véritable « civilisation ». « Civilisation » et « culture » constitueront donc deux matières explosives suscitant de violent conflit entre les deux frères pendant plusieurs années. »
***
« - Faut-il donc admettre que Thomas Mann s’était fourvoyé en faveur d’idéologies obscures et nationalistes ? A quel moment s’est-il rendu compte que ces « considérations apolitiques » étaient condamnées à l’échec et seraient contemporaines de la défaite et de ses conséquences désastreuses pour l’Allemagne ? »
« - Hélas, oui, il s’est lourdement trompé, à condition de préciser tout de suite qu’il ne défendait aucun programme politique mais des « considérations » personnelles qui n’avaient rien à voir avec les ambitions de pouvoir d’un quelconque parti. Son évolution personnelle ultérieure est d’autant plus étonnante et, à mon avis, admirable. Là, je pense à vous et à votre thèse, car sa conversion progressive en faveur de la République de Weimar et de la démocratie devait, à mon avis, s’inspirer directement des drames économiques et sociaux qu’allait traverser l’Allemagne d’après 1918.
Comme vous l’avez compris, Thomas, le conservateur s’était violemment opposé à son aîné, Heinrich, le démocrate. Les « Considérations d’un apolitique » constituaient d’ailleurs la réponse publique à un essai d’Heinrich paru en 1915 sur Zola et édité par René Schickele, écrivain remarquable que nous aurons, je l’espère, à évoquer davantage un jour prochain. Heinrich ne se détournera pas de son penchant démocratique, rédigeant l’apologie du premier et éphémère Ministre-Président de Bavière, Kurt Eisner, assassiné en 1919. La réconciliation entre les deux frères ne devait intervenir qu’en 1922, à un moment où se produit une véritable mutation de la façon de penser, d’agir et d’écrire chez Thomas Mann. A l’origine de ce revirement, le climat de violence et de désordre en Bavière et en Allemagne joue un rôle essentiel pour ce partisan de l’ordre. Thomas Mann rend officiel son appui au régime de Weimar par son essai de 1922 : « De la république allemande ». Rédigé en hommage aux soixante-ans de Gerhart Hauptmann, ce texte prend le contrepied des « Considérations ». Il fait l’objet d’une lecture publique le 13 octobre 1922 à la Beethovensaal de Berlin. Une tournée de conférences le conduira ensuite à Hanovre, Munster, Düsseldorf, Amsterdam, Utrecht. Il appelle le poète romantique Novalis à la rescousse pour situer désormais sa réflexion sur un plan qui dépasse l’Allemagne et s’adresse principalement à la jeunesse du monde. Il milite pour l’adaptation rapide de l’Allemagne à une nouvelle époque. Abandonnant son pessimisme naturel, il aspire désormais à une république idéale construite à partir d’un fonctionnement démocratique réel. A travers ce régime politique à construire, il s’agit d’organiser la société dans son ensemble en vue du progrès spirituel et de l’épanouissement de chaque citoyen, ce qui repose sur un immense effort d’éducation morale. Peut être est-ce la raison pour laquelle il a entretenu un certain pessimisme jusqu’à la fin de sa vie ... »
« - Tout cela paraît bien beau, Professeur, mais j’ai du mal à croire qu’un homme de cette valeur morale et de cette expérience, âgé de près de cinquante ans, chargé d’une famille nombreuse, puisse se laisser aller du jour au lendemain vers ces doux rêves utopiques ... »
« - Excellente remarque, Gérard, c’est bien le problème central, en effet. Malgré la centième édition des « Buddenbrook », la famille Mann commence à souffrir, comme tous les Allemands, d’une inflation galopante. Les honoraires de la revue américaine « Dial », réglés en dollars, constituent une ressource précieuse face à la dévaluation du Mark. Le poids des réparations, l’occupation de la Rhénanie et le désarmement, sont perçus comme de graves humiliations infligées à la nation allemande qui, après tout, et à la demande de l’armée, a obtenu un armistice. Les violences de mouvements extrémistes, dont les Spartakistes, les assassinats de Walter Rathenau et MA Erzberger, victimes de l’organisation « Consul », la création d’un parti national-socialiste à Munich, rendent la situation de plus en plus instable et dangereuse. Comment va réagir la « Firme Thomas Mann » ? En travaillant toujours plus, en poussant la production à la vitesse supérieure et en exploitant son avantage compétitif : les talents littéraires et la qualité de sa communication internationale. Cela donnera la « Montagne magique » commencée en juillet 1913. Les problématiques politiques, économiques et culturelles du moment sont au cœur de ce roman social comme je l’ai montré dans mes propres recherches. La maladie de Katia Mann et son séjour au sanatorium de Davos ne sont que des prétextes utiles à cette œuvre géniale. L’essentiel de ce roman, ce sont les discussions entre Naphta et Settembrini. A travers ces échanges passionnés, Thomas Mann explore une spiritualité de l’amour et de la compassion, source d’un projet politique qu’il situe désormais au plan européen en intégrant simultanément les impressionnantes avancées scientifiques et sociales de son époque. La « Montagne magique » est, à mon avis, un brillant et périlleux exercice d’exploration des options ouvertes à l’honnête homme européen au cœur des années 1920, en dehors de tout a priori idéologique ou partisan. Vous vous souvenez sans doute, Gérard, des pertes de référence des deux jeunes cousins, le lieutenant Joachim Ziemssen et l’ingénieur Hans Castorp. Au bout de quelques mois de séjour au sanatorium de Davos, le Berghof, ils commencent à appartenir, en effet, à la communauté des malades, ceux d’ « en-haut » qui ont perdu le contact quotidien avec deux d’ « en bas ». Ainsi deviennent-ils au cours d’un séjour de sept ans, de 1907 à 1914, les victimes naturelles des deux farouches débatteurs : Ludovico Settembrini, le franc-maçon, adepte des lumières et Léon Naphta, le juif de Galicie, en cours de formation chez les Jésuites. »
« - Oui, je m’en souviens Professeur. J’avais lu, plume à la main comme vous dites, ce magnifique chef d’œuvre de huit-cent pages. J’avais d’ailleurs été fasciné par ce dialogue entre franc-maçon et jésuite. Sa connotation polémique avait, à mon avis, été déjà retenue deux siècles plus tôt par Novalis dans son pamphlet « La chrétienté ou l’Europe ». Il va de soi que Jésuites et Francs-Maçons n’avaient plus les mêmes attitudes au XXIème siècle, et qu’ils sont aujourd’hui absolument différents, encore que subsistent les traditions…
« - Je vous reconnais bien là, Gérard, je sais que vous avez beaucoup travaillé sur l’œuvre de ce grand romantique allemand. Cependant, je vous dois depuis longtemps une confidence personnelle. Vous vous en souvenez sans doute, je ne vous ai jamais recommandé la lecture des écrits de Jean-Edouard Spenlé, spécialiste français de Novalis. Pourquoi ? Ce germaniste nietzschéen professait, selon moi, des conceptions erronées qui l’ont d’ailleurs conduit à « aryaniser » la Sorbonne pendant l’occupation. Il a même écrit des articles pendant la guerre pour la revue collaboratrice du Dr Epting, le grand ami de Ramon Fernandez et de sa cour germanopratine dont faisait partie, entre autres, Marguerite Duras. Son collègue, Henri Lichtenberg, avait adopté, à d’importantes nuances près, une approche également trop complaisante à l’égard des nazis. Grâce à moi, vous avez gagné du temps en ne vous égarant pas dans ces eaux nauséabondes. Ceci dit, pour revenir à Naphta et à Settembrini, à l’issue de la discussion entre ces deux représentants des formes antagonistes de la pensée, la conclusion serait-elle, à votre avis, identique à deux siècles de distance ? »
« - Non, je ne le pense pas. Leurs visions sont opposées du fait de contextes différents. Novalis invite francs-maçons et jésuites du XVIIIème siècle à coopérer à la restauration d’une authentique spiritualité en Europe. Selon lui, le résultat ne serait pas, comme ses détracteurs ont voulu le faire croire, une simple réplique de l’harmonie supposée d’un moyen-âge idéalisé. Il intègrerait ainsi toutes les connaissances des philosophies et des sciences modernes. Pour Thomas Mann, au contraire, il existe au XXème siècle une opposition irréductible entre Naphta et Settembrini. La nécessaire sécularisation des messages religieux s’impose déjà à l’auteur. L’issue de ce gigantesque débat intellectuel aboutira au suicide de l’apprenti jésuite, appel sincère de Thomas Mann vers la convergence pacifique des religions. »
« - Thomas Mann fait en effet de Naphta un esprit fanatique pour qui il y a filiation directe entre église catholique romaine et dictature du prolétariat via Hegel. Cette communauté idéale sans classe devait, selon Naphta, être obtenue par tous moyens, y compris la terreur, « ad majorem Dei gloriam ». Pour éviter les ennuis diplomatiques, l’auteur n’accorde pas à Naphta l’accès à la prêtrise, le limitant au niveau du sous-diaconat … J’ai cru à tort que Thomas Mann s’était inspiré de Georg Luckacs, l’auteur hongrois du magnifique « Histoire et conscience de classe ». Le Prix Nobel a pris le soin de m’écrire de Pacific Palisades en février 1952 pour réfuter mon argument. Il pensait mon approche réductrice. Je n’ai pas insisté. »
« - Personnellement, Professeur, je pense que Thomas Mann ne prend pas position dans ce débat qui met en cause l’avenir de l’Europe. Il souhaite simplement que ces questions soient posées et que chacun y réponde, en toute liberté, en son âme et conscience. En d’autres termes, repoussant toute forme d’idéologie avide de pouvoir, il invite les citoyens à trouver leur voie personnelle vers une forme d’humanisme démocratique. Avec la « Montagne magique », il manifeste son adhésion définitive à la démocratie moderne ou l’artiste-esthète est appelé à jouer un rôle essentiel parce que responsable. »
« - Oui, Gérard, votre analyse me paraît ingénieuse, mais un peu trop optimiste, bien éloignée de l’état d’esprit de Thomas Mann à l’époque. La position centrale de l’artiste dans une société démocratique ne transparaîtra vraiment qu’avec la tétralogie de « Joseph ». Je ne crains pas de répéter qu’il pensait que l’Europe de l’esprit s’était suicidée entre 1914 et 1918, sans que lui-même d’ailleurs n’ait correctement œuvré pour empêcher les effets de ce poison mortel des civilisations qu’est la perte d’âme. Son éducation luthérienne allait l’amener ensuite à se culpabiliser de cet échec personnel. »
« - D’accord, Professeur, mais admettons alors que l’Europe ait raté son suicide en 1918 : elle allait cependant absorber les nouvelles formules empoisonnées qui conduiront à la seconde guerre mondiale. A partir de 1945, l’Europe aura définitivement perdu son âme et sa vigueur spirituelle. Il lui faudra accepter que d’autres puissances régentent les affaires du monde et, par conséquent, tentent de lui imposer leurs cultures et leurs morales. »
« - Vous allez trop vite en besogne, cher Gérard, car pour Thomas Mann, pessimisme et réalisme n’impliquent pas inaction mais au contraire appellent à la responsabilité individuelle. C’est pourquoi, Hans Castorp quitte en définitive Davos et revient vers ceux d’ « en bas ». L’expérience de la maladie, à la fois proximité de la mort et aspiration à la vie, l’aura converti à une morale personnelle de la vérité et de la justice qui refuse toute forme d’échappatoire dogmatique. Il espère, après le décès de son cousin Joachim Ziemssen, pouvoir réintégrer le temps du commun des mortels, loin des miasmes de la maladie qui a failli lui être fatale. Thomas Mann nous laisse imaginer son avenir au risque de l’amour de ses prochains. Ce jeune homme qui a dépassé la trentaine va désormais vivre ou tomber sous le feu de la guerre civile européenne.
Ces progrès espérés s’accompagnent d’une exigence éthique qui n’est guère éloignée de celle des bons bourgeois de Lübeck … à condition qu’ils se soient effectivement adaptés aux temps modernes ! Sur les vertus et les limites de la concurrence, le chapitre VIII de la quatrième partie des Buddenbrook nous offre également des pages d’anthologie sur ce qui sépare la morale du Sénateur Thomas Buddenbrook de son gendre Grünlich, auteur d’une faillite frauduleuse. D’autres chocs de culture apparaitront avec l’assureur-escroc Weinschenk, les concurrents Hägenström ou encore le brasseur munichois, Permanader. Il s’agit donc d’un profond effort de synthèse pour aborder l’après-guerre sur une base de réflexion qui ne se limite plus à une seule nation, ni à un seul mode de vie. Le traité de Locarno a été approuvé en 1925 par le cartel des gauches qui esquisse un premier rapprochement franco-allemand, dans un contexte de grande instabilité politique de part et d’autre du Rhin. Aristide Briand et Gustav Streseman sont à l’origine de cet « esprit de Locarno » qui privilégie l’arbitrage et interdit la guerre pour régler les conflits. La plupart des anciens belligérants sont parties prenantes de ce premier accord d’apaisement en Europe et entérinent l’adhésion de l’Allemagne à la SDN (Société des Nations). C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre la visite de Thomas Mann à Paris de janvier 1926 qui le met en contact avec Félix Bertaux, Maurice Boucher, Paul Desjardin, François Mauriac, Charles du Bos, Henri Lichtenberger, Edmond Jaloux, Benjamin Crémieux, entre autres. Invité par la « Fondation Carnegie pour la paix internationale », ce séjour revêt un caractère nettement politique, ce qui lui donne l’occasion de rencontrer divers hauts responsables, tels les Ministres Anatole de Monzie, Paul Painlevé, Philippe Berthelot, Edouard Daladier et, « last but not least », comme disent les Américains, mon vieil ami Pierre Vienot et son épouse luxembourgeoise. Il faudra que nous revenions le moment venu sur la personnalité de cet homme remarquable. Celui-ci militait déjà pour l’amitié franco-allemande et ouvrira le bureau de liaison à Berlin. Encouragé par la victoire de la gauche en 1924 en France, Thomas Mann prononce alors deux grands discours : « Goethe et Tolstoï » et « Les tendances spirituelles de l’Allemagne d’aujourd’hui », qui préfigurent ces fameux « lectures tours » à l’américaine, un modèle de marketing littéraire moderne…. Il a substantiellement remanié le premier de ces textes dont l’origine remonte à 1921. Modèle de littérature comparée, il dit son admiration pour ces deux auteurs en assignant à la culture allemande un rôle nouveau, celui d’intermédiaire entre l’Est et l’Ouest, de médiateur indispensable à l’avènement d’un humanisme universel. Cet idéal reste évidemment un but éloigné et donne à Thomas Mann l’occasion d’entrer dans une dialectique positive à travers laquelle se manifeste la finesse de ses analyses littéraires et psychologiques. Ces dernières visent de plus en plus à faire prévaloir une approche spirituelle et humaine qui domine sa pensée politique, économique et sociale. La culture et la littérature apparaissent alors comme des instruments puissants et féconds de plaisir et d’éducation à manier à bon escient, eu égard aux circonstances extérieures et aux responsabilités qu’elles engagent vis-à-vis du monde contemporain, de ces nouveaux modes de communication et de la construction de l’avenir. »
***
« - Si je vous comprends bien, Thomas Mann est donc largement dépendant de l’environnement politique et social du moment pour sa production littéraire. Cela ne met-il pas en cause l’intégrité, voire l’authenticité, de ce grand écrivain ? »
« - Ou, bien au contraire, reste-t-il d’abord tributaire de son souci de rester fidèle au monde restreint et figé auquel il appartenait ! Outre la maladie de Katia, la tuberculose, qui lui vaut ses séjours prolongés à Davos, Thomas Mann a perdu sa mère, décédée en Bavière en mars 1923. Erika s’est mariée en 1926 avec un collègue, l’acteur Gustav Gründgens, dont elle divorcera dès 1929. Julia Löhr, sœur cadette des deux frères Heinrich et Thomas, s’est donnée la mort en 1927, suivant en cela le destin de sa jeune sœur Carla qui s’était suicidée à vingt-neuf ans chez sa mère en 1910. Klaus s’est fiancé avec Pamela Wedekind, fille du fondateur de la revue munichoise « Simplicissimus ». Ils inaugurent un spectacle à « quatre voix » (Klaus, Erika, Pamela et Gustav) qui fait l’objet d’une tournée en Allemagne, après une première en 1927 au grand théâtre de Leipzig. Klaus qui bénéficie de précieuses introductions dans le monde littéraire parisien grâce à Ernst Robert Curtius, le célèbre professeur de Heidelberg, rencontre, entre autres, André Gide et Jean Cocteau. Il adapte la pièce de Cocteau « Les enfants terribles » sous le titre « Die Geschwister » en allemand, sans grand succès … si ce n’est auprès du Völkischer Beobachter, l’organe de presse des nazis qui la considère comme une œuvre dégénérée. La fracture entre la violence nazie et les aspirations artistiques de Klaus est déjà définitive et précède de plusieurs années les réactions de son père. L’ouverture importante des enfants Mann vers le monde du théâtre fait oublier l’échec douloureux de la pièce de Thomas : « Fiorenza », laquelle n’a pas réussi à percer, ni à Munich, ni à Berlin. La « Firme Mann » est donc soucieuse de se diversifier, bien que les ventes prospèrent grâce à la « production » littéraire du chef d’entreprise – fondateur. La dernière livraison, « La Montagne Magique » devient un immense succès de librairie. La crise épargne donc la famille Mann et les deux ainés vont entreprendre un véritable tour du monde. Erika et Klaus, qui ont à peine plus de vingt ans, visiteront d’octobre 1927 à juillet 1928, les Etats-Unis, Hawaï, le Japon, la Corée et l’URSS. Ce sera l’occasion pour ces deux jeunes gens de vingt-deux et vingt-trois ans encore snobs et étourdis de réaliser la singularité de l’Allemagne qui est en train, avant le reste de l’Europe, de s’enfoncer dans la grande crise. Les souvenirs de cette jeunesse dorée des « roaring twenties » sont publiés en 1929, l’année du crash boursier mondial, sous le titre : « Rundherum, Abenteuer einer Weltreise ». L’écriture commune à ces deux ainés de Thomas Mann se poursuivra avec une sorte de petit guide touristique sur la Côte d’Azur : « Das Buch von der Riviera », paru en 1931. Les éditions Piper espèrent concurrencer le Baedeker, une sorte de guide Michelin allemand. Ils ignorent que le Midi de la France sera, quelques années plus tard, la principale terre d’accueil de l’émigration culturelle allemande. Entre temps, Thomas Mann a reçu le prix Nobel de littérature en 1929, l’année même où son frère Heinrich fait la connaissance de sa seconde femme, Nelly Kröger et envisage de s’installer en Provence.
En réalité, Thomas Mann et sa famille vivent encore à la fin des années 1920 à l’intérieur d’un monde férocement préservé et hautement privilégié, sur un plan culturel, matériel, social et familial. Pour la seule année 1929, les « Buddenbrook » se sont vendus à un million d’exemplaires. Sans être perceptibles par tous, les ingrédients d’un bouleversement politique sont cependant à l’œuvre pour mettre fin à ce calme artificiel avant la tempête qui emportera la sérénité et la prospérité des « happy few ». Les deux ainés vont, les premiers, avec leur oncle Heinrich, prendre conscience des dangers imminents que le national-socialisme fait courir à l’Allemagne. Thomas Mann lui-même rechigne à restreindre son train de vie alors que l’Allemagne compte quatre millions de chômeurs en 1930 et que le NSDAP gagne plus de cent sièges au Reichstag… Lorsque le vieux Maréchal Hindenburg est réélu comme Reichspräsident en 1932, le nombre des chômeurs atteint un sommet de six millions six-cent mille personnes. La grande pauvreté s’installe dans les villes, y compris à Munich, Lübeck, Berlin, ... Les discours, les réceptions officielles, les contacts internationaux, via notamment le Pen Club, puis le début de l’écriture de la grande tétralogie de « Joseph » empêchent sans doute l’écrivain de prendre toute la mesure des drames présents et à venir en Allemagne. Sans doute a-t-il souffert, lors de ses vacances familiales sur la riviera italienne, du racisme provoqué par le pouvoir totalitaire des fascistes de Mussolini. Cette impression désagréable s’exprime, de façon symbolique et allusive, dans sa nouvelle : « Mario et le Magicien ». En revanche, ses conférences à Berlin des années 1930 (« Appel à la raison ») et 1931 (« La régénération de la bienséance ») condamnaient déjà clairement la barbarie nazie ainsi que la déification de l’irrationalité. Thomas Mann participe, en 1932, aux commémorations du centenaire de Goethe, ministre du Duc de Saxe-Weimar et citoyen du monde. Les réflexions de Thomas oscillent malgré lui entre l’espoir d’un humanisme démocratique et les dures réalités qui ne vont pas manquer de se rappeler à la « Firme » qu’il anime. Il devra, pour survivre, faire preuve d’exceptionnelles capacités d’adaptation sur une base désormais transnationale. »
« - Vous pensez à la victoire d’Hitler en 1933 ? »
« - En effet, en janvier 1933, le Président Hindenburg nomme, avec la complicité honteuse de Franz von Papen, Adolf Hitler, chancelier du Reich. Ce que l’on sait moins, c’est que, dès le début de la même année, Thomas Mann travaillait à une conférence à laquelle il attachait la plus grande importance : « Souffrance et grandeur de Richard Wagner ». Il s’agissait pour lui de mettre en cause l’attrait malfaisant qu’exerçait l’auteur des « Maîtres chanteurs de Nuremberg » sur la population allemande soumise au pouvoir totalitaire nazi. Il devait la prononcer à Amsterdam, Bruxelles et Paris, à l’occasion du cinquantenaire du décès du grand musicien. Le 10 février 1933, la « Société Goethe » de Munich le convie à prononcer ce discours dans le grand auditorium de l’Université. Quelques jours plus tard, le 18 février, Thomas Mann est à Paris, puis il prend quelques semaines de vacances à Arosa. C’est là que Klaus et Erika le préviennent du danger extrême qu’il courrait en revenant à Munich. Son frère Heinrich vient de se réfugier à Paris, en catastrophe, fin février. Klaus abandonne définitivement l’Allemagne en mars et se rend également en France. Erika a fermé son cabaret théâtral, le « Moulin à poivre » qu’elle avait inauguré à Berlin. Elle y déployait, avec succès, ses grands talents de communicante polémique et de comédienne accomplie. Elle composait des sketches extrêmement critiques à l’égard de la « peste brune » qui rôdait dans la capitale allemande. Sa talentueuse partenaire, Thérèse Ghiese, participait activement au spectacle qui avait remporté des succès incontestables … tant que le parti nazi n’était pas majoritaire.
Les années d’exil commencent pour la famille et la « Firme Mann ». Certains manuscrits de la tétralogie de « Joseph » sont sauvés grâce à Erika. Thomas Mann y est très attaché car il y travaille avec ferveur depuis 1926. Ces premières lectures sur les histoires de Jacob remontent à 1928. L’écriture de cette vaste fresque historique qui lui permet, à la fois de revisiter l’ancien testament, d’exalter le sort des émigrés et de conjuguer mythologie, ethnologie, économie et sociologie, ne s’achèvera qu’en 1943 aux Etats-Unis. Joseph, comme l’a fait remarquer l’éminent Louis Leibrich, devient l’un de nos contemporains, l’un de ceux qui nous invitent à l’action concrète face à l’adversité. Le temps n’est plus dissocié entre celui, immobile de ceux d’ « en-haut » et l’autre, tragique, de ceux d’ « en bas », comme dans la « Montagne magique ». Il s’agit d’œuvrer pour la justice sociale, ici et maintenant ; pour cela, il faut passer aux actes et assumer les risques qu’ils impliquent. Golo parvient à faire passer ses plus jeunes frères et sœurs en Suisse. Thomas Mann doit renoncer à la plupart de ses archives, de ses importants actifs mobiliers et immobiliers et surtout de ses revenus réguliers. Heureusement, la gestion financière avisée de la « Firme Thomas Mann » avait conduit à investir entre autres le produit du prix Nobel en Suisse. Avec l’aide de l’ambassade française et de Pierre Vienot. Golo, resté le dernier à Munich, réussit à transférer in extremis soixante-six mille Marks sur un compte en Suisse. »
« - Quel était alors l’état d’esprit de Thomas Mann face à ce désastre politique et à ses conséquences pour lui et sa famille ? »
« - Il avait beaucoup de mal à accepter l’évolution des événements. Sans doute ne croyait-il pas à une prise de pouvoir durable de la part des nazis. Contrairement à la plupart des autres Allemands, ou même tout simplement de son frère Heinrich, il avait beaucoup à perdre sur un plan matériel. Il ne faut pas sous-estimer les succès éditoriaux obtenus jusque-là par la « Firme Thomas Mann ». Ceux-ci se traduisent par un train de vie de magnats des affaires pour chacun de ses membres : ils profitent de la spacieuse maison de la Poschingerstrasse dans le quartier de Bogenhausen, de deux domestiques, la cuisinière, la blanchisseuse, du chauffeur pour les deux automobiles, des résidences « secondaires » de Bad Tölz et de Nidden en Lituanie ; cette dernière avait été acquise grâce au Prix Nobel de 1929. Pour l’avenir, rompre avec l’Allemagne, c’était perdre les neuf dixièmes d’un marché littéraire conquis progressivement depuis trente ans. Comment réorganiser au plus vite cette firme sur une base transnationale ? Pourra-t-on trouver des traducteurs à la hauteur pour aborder de nouveaux marchés ? L’allié essentiel, l’éditeur Fischer saurait-il se redéployer en temps utile en Europe, ou même aux Etats-Unis ? Au-delà de ces préoccupations commerciales et financières, Thomas Mann allait traverser, pour la première fois, une grave épreuve morale qui devait l’atteindre durablement. Il était resté jusqu’ici un observateur ironique et distant de Munich la catholique. En réalité, son assimilation bavaroise était loin d’être acquise pour les autochtones quelque peu chauvins. Aussi les critiques qu’il formulait dans « Souffrances et grandeur de Richard Wagner » allaient-elles servir de prétexte à plusieurs de ses « amis » moins favorisés par le sort : ils allaient tenir enfin leur revanche. Ce grand homme venu d’une ville hanséatique leur faisait décidément trop d’ombre. Ce fut le cas, par exemple, pour le musicien Richard Strauss ou pour l’illustrateur Olaf Gulbransson de « Simplicissimus ». Parmi d’autres honorables institutions de Munich, le Rotary Club, qui l’avait applaudi un an auparavant à l’occasion d’une conférence sur son « Goethereise », l’exclut de ses membres. Les ruptures avec Ernst Bertram, dont il admirait les travaux sur Nietzsche, et avec le célèbre Gerhart Hauptmann, Prix Nobel de littérature en 1912, seront parmi les plus douloureuses. Pour beaucoup de ces anciennes relations, il s’agissait de se ranger en temps utile du bon côté, le plus prometteur pour l’avenir, tout en donnant libre cours à leur jalousie trop longtemps dissimulée. Ce n’était que le début … d’une rupture de Thomas Mann avec un milieu qu’il avait si longtemps côtoyé et apprécié. Dans un premier temps, Thomas Mann va passer l’été dans le Midi de la France, à Bandol et Sanary, avec sa femme et ses enfants, où une petite colonie d’émigrés allemands s’est déjà installée. C’est là que j’ai fait sa connaissance alors que je n’étais qu’un modeste étudiant exilé en France. »
« - Je pensais que c’était plus récent ! »
« - Non, Gérard, c’est une longue histoire qui nous a successivement éloignés, puis rapprochés, alors que nous avions près de trente ans d’écart d’âge, comme vous et moi d’ailleurs. »
***
« - Je n’avais pas fait le rapprochement, Professeur … mais j’en suis flatté ! Quel heureux hasard a donc permis votre rencontre avec Thomas Mann dans le Midi de la France ? »
« - Je suis né à Berlin en 1913 et j’ai perdu ma mère quand j’avais huit ans. J’ai donc été élevé dans la famille de mon père. Celui-ci était architecte et pourtant il rêvait que je fasse des études juridiques. D’accord avec lui, je me suis inscrit en 1932 à la faculté de droit de Dijon car je voulais surtout perfectionner mon français. Je n’y suis pas resté, attiré par les lettres classiques, peut être à la recherche de mes racines huguenotes qui se situeraient dans le Gard, à Nîmes. A Berlin, j’avais fait mes études secondaires au lycée Theodor Mommsen. On admirait ce grand historien de la romantique qui avait été l’un des premiers Prix Nobel allemands en 1902. Il était aussi connu pour avoir été favorable à l’unité allemande, tout en s’opposant à la politique de Bismarck. Pour ma part, dès que j’en ai eu l’âge, j’ai été membre du « Sozialistischer Schülerbund », ce qui marquait une certaine orientation politique, mais sans participation active en dehors du bureau de cette association. C’est au lycée Mommsen que j’ai pris goût aux Lettres, aux langues anciennes et à ce que l’on appelait la « Romanistik » dans les milieux académiques.
Toujours est-il que j’ai terminé ma licence de lettres à Bordeaux où j’avais eu la chance d’être accueilli par deux professeurs remarquables, le germaniste Robert Pitrou, spécialiste de Fontane et l’helléniste, Fernand Chapouthier qui allait devenir directeur adjoint de l’ E.N.S., l’Ecole Normale Supérieure de Paris J’ai gagné ma vie en donnant des cours particuliers au lycée, jusqu’à ce qu’un certain Docteur Göttling, directeur du D.A.A.D. de Paris, oblige le proviseur à rompre mon contrat. J’ai alors pris la décision de quitter cette ville aux ordres de Vichy pour trouver un refuge plus discret.
J’ai ainsi préparé un Diplôme d’Etudes Supérieures (DES) à Aix-en-Provence. C’est le début de ma vie provençale. Mon sujet portait sur les discussions entre Naphta et Settembrini dans la « Montagne Magique ». Pour moi, il s’agissait d’approfondir, grâce à Thomas Mann, le lancinant problème de la lutte entre les principes de liberté et d’autorité, sur le plan individuel et collectif, dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. Comme Thomas Mann, je ne limitais pas mes interrogations au plan politique, lequel ne me semblait que l’aboutissement le plus visible des conditions économiques et sociales propres à chaque environnement humain. Comme vous l’imaginez, c’était une matière à discussion de grande actualité pour l’Allemagne des années 1930. Or il se trouvait qu’un célèbre historien d’art, Julius Meier-Graefe, que ma famille connaissait bien à Berlin, avait décidé dès 1929 de s’installer à Saint-Cyr-sur-Mer. Leur maison est devenue, par la suite, le point de rendez-vous de nombreux émigrés allemands fuyant le régime nazi. Il initiait les uns et les autres à la peinture des impressionnistes qu’il connaissait si bien. C’est chez eux que j’ai eu le bonheur de rencontrer Thomas et Heinrich Mann, pendant l’été 1933. Intéressé par mon sujet d’étude, Thomas Mann a eu la gentillesse de m’écrire par la suite, en 1934 et 1935, pour répondre à diverses questions que je lui avais posées. Il m’a confirmé combien l’un et l’autre de ses personnages – tout en restant cohérents sur un plan psychologique – étaient écartelés par la lutte entre la dictature totalitaire et la démocratie libérale. Il m’a, par ailleurs, encouragé à franchir les barrières qui séparent arbitrairement le domaine littéraire et les questions politiques, sociales, morales et métaphysiques. A ses yeux, le véritable enjeu culturel de la littérature, consiste à promouvoir l’humanisme dans sa totalité, sans s’encombrer des frontières traditionnelles des disciplines académiques. Vous imaginez combien le jeune étudiant d’une vingtaine d’années était heureux d’avoir établi ce précieux contact avec le grand homme ! Entre autres choses, cette approche me permettait de sortir d’un académisme étroit et de ses spécialités étanches telles qu’on les pratique aussi bien en Allemagne qu’en France. Je suis resté fidèle à cette approche ouverte tout au long de ma carrière universitaire et je ne m’en repens pas. C’était avant 1968 et en tous cas, avant la création de l’université de Paris X-Nanterre, un véritable défi dont j’avais sous-estimé l’ampleur à tous égards. »
« - Mais au fait, dites-moi, Professeur, n’étiez-vous pas, vous aussi, dans une situation dangereuse au regard des autorités allemandes d’occupation ? »
« - Et également des préfets de l’Etat français ! Du côté allemand, j’ai été déchu de ma nationalité en 1935. Le Docteur Göttling, directeur de l’antenne parisienne des échanges étudiants franco-allemands et le Docteur Epting, de l’institut historique allemand, étaient venus spécialement à Bordeaux où j’avais commencé à enseigner dans le secondaire, pour enquêter sur mon cas. Une fois Hitler au pouvoir, Epting a tout fait pour m’empêcher de poursuivre mes études en France. Du côté français, je n’ai acquis la nationalité de votre pays que grâce à l’aide précieuse de Pierre Vienot. J’ai curieusement profité d’une loi de 1790 qui était censée faciliter le retour des anciens huguenots en France. A l’époque du Front Populaire, Pierre Vienot, député des Ardennes depuis 1932, occupait d’importantes fonctions gouvernementales auprès de Jean Zay qui était alors Ministre de l’Education Nationale. J’ai fait mon service militaire en 1938 : il s’est poursuivi jusqu’à l’issue de la désastreuse campagne de France. J’ai été officiellement démobilisé en septembre 1940. Mais tout cela ne concerne plus guère Thomas Mann … »
« - J’espère que nous reviendrons bien vite à vous, sans nous éloigner de lui ... »
« - Thomas Mann passe l’été 1933 à Sanary où s’installeront progressivement, pour des périodes plus ou moins longues, Bertolt Brecht, Lion Feuchtwanger, Franz Werfel et Alma Mahler, Ludwig Marcuse, Bruno Frank, Walter Bondy, Franz Hessel, Alfred Kantorowicz, et bien d’autres … Si pour les Français, ces intellectuels représentaient une colonie homogène et souvent suspecte, la réalité humaine était bien différente. Certes, sous le ministère Chautemps, il n’y avait pas encore de mesures répressives contre les immigrés allemands. La population provençale était heureuse de louer villas ou appartements et la mairie se montrait bienveillante à leurs égards. Cependant, l’opposition au nazisme et la crainte des représailles ne suffisait pas à unir cette petite colonie allemande exilée sur la Côte d’Azur. Ainsi, Bertolt Brecht qui descendait à l’hôtel de la Plage de Sanary, était déjà l’auteur de l’ « Opéra de quat’sous ». De conviction communiste, il critiquait cruellement Heinrich Mann qui, lui, vivait à Nice et se rendait souvent à Paris pour rencontrer diverses personnalités de la gauche française. Alfred Kantorowicz, correspondant culturel du « Vossische Zeitung », était également un militant communiste qui avait appartenu aux brigades internationales en Espagne. Ce dernier reviendra à Sanary jusqu’en 1941 après sa libération du Camp des Mille. Franz Werfel et Alma Mahler qui avaient abandonné Vienne après la nuit de cristal, vécurent à Sanary de 1938 à 1940. Ils réussissent à fuir à travers les Pyrénées grâce à la filière de Varian Fry, en compagnie d’Heinrich, de sa femme et de Golo Mann. Quant à Thomas Mann, il avait passé un peu plus d’un mois au Grand Hôtel de Bandol au début de l’été 1933. Il réside ensuite à Sanary dans la villa « La tranquille » jusqu’à la fin septembre, reprenant non sans difficulté quelques travaux d’écriture. Il donne ses lectures du soir aux amis, aux premiers rangs desquels les Meier-Grafe qui s’étaient installés à Saint-Cyr dans la villa « La banette ». Julius Meier-Grafe avait déjà écrit un livre remarquable sur Van Gogh, selon lui « un homme à la recherche de Dieu ». Ma famille berlinoise connaissait bien les Meier-Grafe pour des raisons professionnelles. L’épouse Anne-Marie était, en effet, la fille de l’architecte Walter Epstein. C’est grâce à eux que je suis rentré en contact avec la famille Mann et quelque temps plus tard avec Ludwig Marcuse. Ce dernier vivra à Sanary avec sa femme Sara Reich de 1933 à 1939. Marcuse qualifiait, non sans humour, Sanary de capitale de la littérature allemande … Cela n’allait pas durer bien longtemps ! En dépit de ce concentré d’antinazisme que représente le microcosme de langue germanique sur la Côte d’Azur, Thomas Mann se sent vite mal à l’aise, supporte mal les chaleurs du climat et aspire à plus d’indépendance. J’ai eu la chance d’entrer en correspondance avec lui à ce moment là. Sa première lettre datait du 30 janvier 1934. Ecrite à Neufchâtel, elle répondait à diverses questions que je lui avais posées au sujet des discussions entre Naphta et Settembrini dans la « Montagne magique ». Un grand honneur pour un étudiant en D.E.S. de Lettres de vingt-et-ans qui allait bientôt devenir apatride.
Thomas Mann prend alors la décision de vivre durablement en Suisse, près de Zurich, à Küsnacht. Erika ouvre son cabaret le « Moulin à Poivre », à la mode suisse. Klaus crée la revue subversive : « Le rassemblement » (« Die Sammlung ») à Amsterdam avec le patronage d’André Gide, d’Aldous Huxley et d’Heinrich Mann. Elle paraîtra de septembre 1933 à août 1935. Son père refuse de s’associer ultérieurement à l’aventure, sous la pression de l’éditeur Bermann - Fischer qui craint pour la vente du dernier roman « Joseph », lequel vient de paraître en Allemagne. Un premier voyage en mai et juin 1934 aux Etats-Unis permet à Thomas Mann de prendre contact avec l’éditeur américain Alfred A. Knopf. Au cours d’un deuxième voyage, il rencontre le Président Roosevelt en juin 1935 à Washington. Après le décès de Samuel Fischer, son gendre, Gottfried Bermann-Fischer, a pris la direction de la maison d’édition qu’il envisage de transférer en Autriche. Erreur stratégique ! Thomas Mann ne prend officiellement et définitivement position contre le régime nazi qu’en février 1936. Il obtiendra la nationalité tchécoslovaque, autre erreur fatale au regard de l’histoire … Le parti nazi des Sudètes de Heinlen était déjà majoritaire.
Il continue, entre temps, son travail d’écriture avec « Joseph en Egypte » et commence la nouvelle « Lotte à Weimar ». Le troisième voyage aux Etats-Unis, au printemps 1937, ouvre de nouvelles perspectives grâce au projet des « Archives Thomas Mann » à Yale et surtout au soutien sans faille d’Eugène et Agnès Meyer à Washington. Le quatrième voyage, de février à juillet 1938, prépare une installation définitive de la « Firme Mann ». Le message du nouvel émigré est délivré via des conférences dans quinze villes des Etats-Unis, les fameux « lecture tours » à l’américaine : ce sera « The coming victory of democracy », suivi de l’inauguration des archives de Thomas Mann à Yale dont nous avons parlées. Les troupes allemandes entrent en Tchécoslovaquie, la première patrie d’adoption de Thomas Mann, le 1er octobre 1938 … six mois après l’Anschluss et un mois avant la nuit de cristal. Entre temps, Klaus et Erika ont couvert, en juin et juillet 1938, la guerre civile espagnole à Madrid, Barcelone et Valence. Erika dénonce l’embrigadement de la jeunesse allemande par le nazisme dans un livre bien documenté (« Zehn Millionen Kinder »), Klaus écrit son grand roman d’avant-guerre, « Der Vulkan ». Ils publient, sous leurs deux noms, une histoire émouvante de l’émigration allemande aux Etats-Unis : « Escape to life » et un essai : « The other Germany ». Erika a, entre temps, obtenu la nationalité anglaise grâce à un mariage de convenance avec H.W. Auden, citoyen britannique. Elle poursuit – sans succès – les représentations du « Moulin à Poivre » aux Etats-Unis, négligeant sans doute les différences de sensibilité politique de part et d’autre de l’Atlantique. »
« - Et vous, professeur, vous qui vous étiez battu sous le drapeau français contre votre pays natal, comment avez-vous vécu la victoire du régime nazi sur votre patrie d’adoption ? »
« - Vous êtes bien curieux, cher Gérard, mais après tout, c’est votre devoir de chercheur. Il faut vous informer de la façon la plus large possible sur l’émigration allemande en France, l’attitude résignée et défaitiste de la République française et le recours ultérieur aux Etats-Unis. Après ma démobilisation en septembre 1940, j’ai poursuivi mes activités d’enseignement au lycée Mignet d’Aix-en-Provence et au lycée Saint-Charles de Marseille, puis à la Faculté des lettres d’Aix-en-Provence. Après les décrets Daladier, puis le sinistre article 19 de l’armistice du 22 juin 1940, l’entrevue d’Hitler et de Pétain à Montoire avait rendu plus précaire encore le statut des naturalisés allemands et a fortiori celui des émigrés qui avaient quitté le Reich pour raisons politiques. Ils étaient encore nombreux à Sanary, Saint-Cyr et à Marseille. Beaucoup d’entre eux ont été parqués au Camp des Milles, une ancienne briqueterie de Lafarge, par les autorités françaises, à partir de septembre 1939. Il y avait là de nombreux artistes et écrivains allemands : Lion Feuchtwanger, Max Ernst, Alfred Kantorowicz, Franz Hessel, Wilhem Herzog, Anna Seghers, Walter Hasenclever, pour ne citer que certains d’entre eux. Le Camp des Milles jouait un rôle central dans l’exercice du contrôle préfectoral sur les émigrés allemands résidant dans les Bouches du Rhône ; cette tuilerie du groupe Lafarge se situait à quelques kilomètres d’Aix-en-Provence. A l’époque, le préfet était un certain Paul Bouët qui s’est contenté d’exécuter les ordres de Vichy à la lettre. Le camp n’a été fermé qu’en mars 1943. La plupart des exilés allemands résistants à Hitler croyaient être accueillis à bras ouverts par la France. C’est le contraire qui s’est produit. Tous ceux qui avaient entre dix-sept et cinquante-six ans devaient rejoindre les camps français, conformément aux instructions de Vichy qui étaient scrupuleusement mises en œuvre par les préfets, la police et la gendarmerie.
Il nous faut maintenant revenir à Thomas Mann, car après l’armistice et les dramatiques accords Hitler – Pétain de Montoire, le régime nazi réclamait à la France d’extrader les réfugiés allemands antifascistes. Ce fut le cas par exemple pour l’ancien ministre des finances d’Heinrich Brüning, l’austro-allemand Rudolf Hilferding. Le député socialiste Rudolf Breitscheid, qui avait voté contre Hitler est, comme Hilferding, arrêté à Arles le 8 février 1941 par la police française puis livré à la Gestapo. Un jeune Américain de grand courage, Varian Fry, a créé à Marseille, au 60 de la rue Grignan, l’ « American Rescue Committee », avec l’aide de réfugiés comme Albert Hirschmann et des personnalités atypiques comme les américaines Mary J. Gould et Miriam Davenport. Comme vous le savez peut être, Hirschmann, né à Berlin en 1915, était diplômé d’HEC, puis avait étudié à la London School of Economics, et enfin à Trieste où il avait obtenu son Doctorat d’Economie. Fuyant le régime de Mussolini à vingt-cinq ans, il vit à Marseille où il restera jusqu’en décembre 1940. Il s’engage alors dans l’armée américaine et combat en Afrique du Nord. Après-guerre, il fera une brillante carrière académique aux Etats-Unis à Yale, Columbia, Harvard et Princeton jusqu’en 1985. Les contacts de Thomas Mann avec les Autorités des Etats-Unis lui permettent d’apporter, dans un premier temps, une aide financière et humaine à Varian Fry qui se heurte, non seulement aux réticences des fonctionnaires français mais aussi aux contingents limités d’immigrations fixés par Washington. Le Congrès américain manifestait de fortes tendances isolationnistes. Thomas Mann, qui s’était impliqué dans le « Committee for Christian Refugees » en savait quelque chose. Il s’est démené pour obtenir les précieux visas d’urgence (« emergency visas ») ainsi que les « affidavits », les parrainages nécessaires. C’est grâce à Fry qu’Heinrich et Golo Mann pourront retrouver leur famille, après un périple périlleux à travers les Pyrénées ; ils rejoignent ainsi l’Espagne puis le Portugal avant de s’embarquer à Lisbonne pour les Etats-Unis. D’autres auront moins de chance, tel l’érudit Walter Benjamin, le grand spécialiste du romantisme allemand, dont l’épuisement physique et moral ne lui permet plus de franchir les Pyrénées. Il se suicidera près de la frontière franco-espagnole. Franz Werfel sera obligé de prolonger son séjour en France en passant quelque temps à Lourdes avant de profiter de la filière Varian Fry. Il en résultera le beau livre « Bernadette » qui deviendra un best-seller aux Etats-Unis. Lorsque Varian Fry quittera Marseille en septembre 1941, privé de son propre visa, il aura sauvé plus de deux mille personnes dont quelques uns des plus célèbres surréalistes français comme André Breton, ainsi que Marc Chagall, Marcel Duchamp, et bien d’autres moins connus …
Les deux derniers enfants de Thomas et Katia, Michel et Elisabeth, se sont mariés en 1939 et donneront, quelques années plus tard, leurs quatre petits-fils et petites-filles à Thomas et Katia. Les petits-enfants seront tous les quatre américains. En revanche, Monika perd son mari, Jenö Lanyi, lors du naufrage du bateau qui les amenait aux Etats-Unis. Elle parvient seule à survivre, accrochée à une épave dans l’eau glacée de l’Atlantique pendant plusieurs heures. De son côté, Thomas Mann est nommé pour une année « Visiting Professor » à l’Université de Princeton. Il y retrouve notamment Albert Einstein et Erich Kahler, tous deux Membres de l’ « Institute for Advanced Studies ». Sa femme Katia fréquente une amie fidèle, Molly Shenstone, avec laquelle elle restera en correspondance amicale jusqu’à son décès. Dans l’environnement proche de Princeton, les Mann rencontrent donc les Walter, les Werfel, Max Rheinhardt, Hermann Broch. La « Firme » décide cependant de quitter ce refuge confortable, mais provisoire, pour se fixer définitivement en Californie. Katia Mann espère regrouper sous ses ailes maternelles les divers membres de la famille. La « Firme » fait donc construire le nouveau siège social établi aux Etats-Unis, une grande et belle maison à Pacific Palisades, proche de l’océan. Les époux Mann sont obligés de s’endetter de façon importante, en dépit de leurs âges (soixante-cinq ans pour Thomas, cinquante-sept pour Katia). Le but consiste à aider la famille au sens large, ce qui s’avère difficile, tant du fait de l’éloignement (Monika vit désormais à Chicago), que de l’emploi du temps serré de chacun. Elisabeth et son vieux mari G.A. Borgese ont eu deux petites filles, Angelica née en Angleterre et Domenica, la cadette. Frido, le petit-fils préféré de Thomas Mann, habite avec ses parents, Michael et sa femme Grett, à Carmel sur la côte californienne. Heinrich et sa seconde femme, Nelly, vivent à proximité du siège social de la « Firme », à Santa Monica. Il y a les nombreux voisins de la région de Los Angeles, des exilés du Reich, de convictions souvent opposées : Theodor Wiesengrund Adorno, Arnold Schönberg, Bertolt Brecht, Lion Feuchtwanger, Franz Werfel, … Ces différentes colonies d’Allemands vivent ainsi aux Etats-Unis, dans les régions de New York, Chicago et Los Angeles, et se rencontrent fréquemment. Ils ont cependant rarement la même vision de l’avenir, en particulier au sujet de leur pays d’origine, des évolutions souhaitables en Europe et des rôles qu’ils entendent jouer. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Vous, Gérard, je vous fais confiance pour chercher à comprendre ce que proposera Thomas Mann pour l’Allemagne, l’Europe et le monde, après la victoire des démocraties qu’il appelle de ses vœux. »
***
« - Bien volontiers, Professeur, je crois d’ailleurs que je commence à mieux saisir les motivations qui sous-tendent écrits et actions chez Thomas Mann. Mais vous, Professeur, aux mêmes époques, comment avez-vous réussi à survivre dans votre pays d’adoption, la France, qui était devenue un satellite du Reich voué à la collaboration par ses chefs, avec l’accord d’une grande partie de sa population, semble-t-il ? »
« - Vous ne croyez pas si bien dire, Gérard, et les choses ont encore empiré après novembre 1942, avec l’occupation de la zone libre, l’opération Torch, le débarquement des Américains en Afrique du Nord, puis le sabordage de la flotte à Toulon. L’hostilité de la population à l’égard des citoyens non natifs de France est devenue quasi-générale en raison de l’attitude des occupants et de la propagande de Vichy. Pourtant, dans ces périodes de grande détresse, comme dit Hölderlin, la générosité de quelques uns vient sauver la situation d’ensemble. « Avec le péril croît la grâce ». Ce fut le cas pour moi puisque je suis devenu professeur titulaire au Lycée de Marseille à la rentrée scolaire de 1943. J’ai participé à diverses actions de résistance avec certains collègues dans la région pour le réseau « Marcel » surtout actif à Nice. Après les horribles bombardements alliés de Marseille, la ville a été libérée après de rudes combats du 23 au 28 août 1944 par les troupes africaines du Général de Monsabert et le régiment de chars du colonel Chapuis. J’ai vécu dans l’euphorie de ces journées d’insurrection nationale. A la fin de la guerre, j’ai quitté Marseille et Aix pour Strasbourg, mais ceci est une autre histoire. Il nous faut, entre temps, retrouver Thomas Mann en Californie et les activités prospères de la « Firme ».
En dépit de son âge, il a dépassé les soixante-cinq ans, Thomas Mann reste fort alerte et achève son fameux « Doktor Faustus », en profitant des compétences musicales de ses voisins et amis, Adorno et Schönberg. Le destin du génial et diabolique Adrian Leverkühn, symbole d’une Allemagne militairement perdante et moralement détruite, est au cœur de ses préoccupations intellectuelles. Avec Katia, il apporte une aide matérielle et morale à son frère Heinrich, à ses enfants et à ses petits-enfants ainsi qu’à de nombreux émigrés allemands qui ne jouissent ni de la même fortune, ni de la même notoriété. Il essaye, par ailleurs, de maintenir des contacts de plus en plus fréquents avec le monde politique, littéraire et culturel des Etats-Unis. Il prononce ses célèbres discours : « The war and the future », « A new humanism », où il défend la thèse d’un humanisme militant et global. Il travaille régulièrement à ses émissions radiophoniques destinées aux auditeurs allemands. A l’été 1944, il obtient, pour lui-même et Katia, la nationalité américaine et renonce à son statut de citoyen tchécoslovaque. Il participe, à sa façon, à la campagne de l’automne 1944 pour la réélection de F.D. Roosevelt à un quatrième mandat de Président des Etats-Unis. Ce sera un succès politique pour peu de temps, puisque le Président meurt le 12 avril 1945. Comme vous pouvez l’imaginer, Gérard, un nouveau monde devient possible – mais lequel ? – après les capitulations de l’Allemagne des 7 et 8 mai 1945. Pour Thomas Mann, sa célébrité et son attitude d’opposant au régime nazi, le conduisent à s’exprimer de plus en plus sur un plan international. Il craint aussi les manipulations de toutes sortes, étant sollicité par divers groupes d’intérêt dont il se méfie. Pour la « Firme » aussi, c’est une nouvelle page d’histoire qui s’ouvre, peut être celles des dix plus riches années. Elle se terminera en 1955 avec le décès de Thomas Mann en Suisse. »
« - S’agirait-il donc, pour Thomas Mann comme pour l’Allemagne, d’une année zéro, celle à partir de laquelle tout est à reconstruire ? »
« - Pour l’Allemagne, certainement, mais c’est encore bien méconnaître Thomas Mann que d’imaginer qu’il puisse repartir lui-même de zéro, comme si rien ne s’était passé. Pour lui, il ne peut y avoir de « Stunde Null », il faut tenir compte de l’héritage culturel, surtout s’il a été bafoué, méprisé et presque détruit dans son pays. D’abord, ce respectable vieillard n’a jamais douté de la victoire de la démocratie sur le nazisme. Il l’a suffisamment répété depuis plus de vingt ans, avec la plus grande vigueur. Ensuite, sa conception ouverte de la littérature, largement inspirée par ses origines bourgeoises et investie concrètement dans les affaires du monde, lui permet d’adopter avant d’autres une vision cohérente de l’avenir. La création de l’ONU à la conférence de San Francisco le 25 avril 1945 nourrit son optimisme pour les années d’après-guerre. Aussi veut-il faire entendre sa voix, celle d’un écrivain allemand qui a assumé le choix cruel de l’exil hors de sa patrie, pour contribuer à orienter la suite de l’histoire vers la démocratie. Il exprime son point de vue lors d’une grande conférence donnée à la « Library of Congress » de Washington, le 29 mai 1945, trois semaines après la capitulation du régime nazi. Après avoir, une fois de plus, dénoncé les atrocités du système totalitaire hitlérien, il exprime, ce qui exige un réel courage aux Etats-Unis, sa solidarité avec ce qui reste de l’Allemagne vaincue. Il avance alors les thèses essentielles qu’il développera jusqu’à son décès. Il n’y a pas une bonne et une mauvaise Allemagne, mais une seule Allemagne qui s’est laissé pervertir par la volonté de puissance, alimentée à l’origine par le pangermanisme. Il refait la généalogie de cette « intériorité allemande » et de ses démons dont il identifie précisément les causes, en particulier à travers plusieurs accidents de l’histoire lourds de conséquences, suivant des registres différents : Luther, Frédéric II, Bismarck et bien sûr Hitler. Il ne voit d’issue positive que dans l’intégration des forces spirituelles allemandes dans un ensemble plus vaste qui les assimilent et les dominent. Ainsi apparaissent pour la première fois ses idées clairement exprimées en faveur d’une réforme sociale mondiale, d’une dépolitisation de la vie nationale, d’un état universel privilégiant l’humanisme global, d’un refus de tout isolement politique et a fortiori de toute tentation hégémonique, quelles qu’en soient l’origine et les motivations. Ces idées généreuses seront approfondies tout au long des dix prochaines années, en fonction des opportunités et des perspectives - à plus ou moins long terme - retenues par l’écrivain. C’est dans ce contexte que des voix de « l’émigration intérieure » s’élèvent, celles qui n’avaient pas eu le courage de quitter le Reich, pour inviter Thomas Mann à se réinstaller en Allemagne. Dans un premier temps, Thomas Mann réagira de façon extrêmement négative. Il justifie sa position dans une réponse rendue publique à l’écrivain Walter von Molo en septembre 1945. Il n’oublie pas que ce dernier avait docilement dédicacé ses propres ouvrages au principal doctrinaire du nazisme, Alfred Rosenberg, l’auteur du « mythe du XXème siècle », antisémite notoire et pilleur des œuvres d’art françaises. De façon spectaculaire et novatrice, Thomas Mann privilégie une approche globale de la situation mondiale qui le conduit à s’exprimer personnellement sur l’histoire de la Russie et de l’URSS. Ainsi Thomas Mann préface six petits romans de Dostoïevski édités par Bial Presses. Il rappelle tout ce qu’il doit à l’auteur russe dès le mois de juillet de cette même année. Il réitèrera cette manifestation d’intérêt pour le monde russe avec une conférence en décembre sur « Nietzsche et Dostoïevski » à l’Université de Californie, en présence de délégués du consulat soviétique. Pour relever ce défi politique, la détermination ne devait pas manquer au vieil homme et pourtant jeune citoyen américain, alors que la méfiance entre les deux grandes puissances victorieuses, les USA et l’URSS, augmentait tous les jours davantage pour aboutir bientôt à la guerre froide.
Klaus, qui accompagne l’armée américaine en Allemagne en tant que correspondant de presse, donne des nouvelles dramatiques à ses parents. La maison-mère de Munich, le siège social historique de la Poschingerstrasse, est en ruine. Les nazis l’avaient transformée en « Lebensborn », usine à reproduction de bébés de pure race aryenne. Il contribue à la revue militaire US « Stars and Stripes » et crie toute son indignation à l’ouverture des camps de concentration. Il est l’un des premiers à se rendre à Dachau où ont été acheminés, dans des conditions effroyables, les déportés d’autres camps, comme Buchenwald. Le typhus règne en maître dans le camp et oblige à instaurer une quarantaine. Comble de l’horreur, Klaus découvre qu’à Tölz, là où ses parents avaient construit une résidence secondaire avant la première guerre mondiale, les nazis ont installé l’école des cadets de la SS, la pépinière des monstres.
Il procède, avec d’autres, à l’interview d’un Hermann Göring qui n’a pas abandonné son arrogance et sa duplicité. Une fois démobilisé, Klaus voyagera en Italie et en Hollande avant de rejoindre provisoirement les Etats-Unis.
Erika, qui a quitté l’Angleterre en 1941, fait des tournées de conférence aux Etats-Unis, travaille à l’ « Office of war and information » de New York ; elle couvre ensuite les actualités militaires en Egypte, en Perse et en Palestine en 1943, puis assiste aux procès de Nuremberg avec d’autres correspondants américains célèbres comme John Dos Passos.
Thomas Mann poursuit le « Doktor Faustus » et Heinrich écrit ses mémoires : « Ein Zeitalter wird besichtigt » où il fait simultanément l’apologie de Bismarck et de Roosevelt, de Churchill et de Staline … Avec le recul, ses jugements paraissent quelque peu erronés, voire partiaux, quand il s’agit notamment des procès de Moscou de 1938 ! Certains membres de la « Firme » tardent à prendre leur retraite littéraire, selon Katia et Erika … Elles prennent affectueusement soin du vieil homme qui supporte de plus en plus mal son exil en Californie, surtout après le décès de son épouse, Nelly.
L’année 1946 est marquée par la grave opération des poumons de Thomas Mann, pratiquée à Chicago. Il apprend le 6 juin, peu avant son propre anniversaire, le décès de son ancien modèle littéraire, Gerhart Hauptmann, avec qui il avait pris ses distances. Il se réjouit de l’attribution du Nobel de littérature à son ami Hermann Hesse, qu’il rejoindra bientôt en Suisse. Il trouve un grand réconfort dans la vie de famille et tout particulièrement à l’occasion des visites de ses petits-enfants. Paradoxalement, c’est l’âge et la maladie qui conduisent Thomas Mann vers une plus grande proximité avec les jeunes. »
« - N’est-ce pas un réflexe commun à tous les grands-parents qui recherchent des contacts avec la vie qui se renouvelle, avec de jeunes esprits qui ne partagent pas la tristesse et l’inquiétude qu’engendre l’approche de la mort ? »
« - Sans doute, mais Thomas Mann a conservé toute son énergie, son immense talent d’écrivain et l’ensemble de ses capacités intellectuelles. Il n’a pas l’intention de déposer les armes, en l’occurrence sa plume. Sa célébrité croissante, la pertinence durable de ses choix politiques et de ses combats ainsi que sa dynamique personnelle lui imposent un devoir d’action et d’expression conforme à l’éthique de ses ancêtres. C’est le fond de sa conviction de grand bourgeois européen. Mais il vise désormais la scène internationale. Remis de son opération, il achève le « Doktor Faustus » le 29 janvier 1947 ; il entreprend un premier voyage en Europe au printemps et à l’été de la même année : Londres, la Suisse, Amsterdam. Il estime que l’Allemagne n’est pas encore « visitable » après un tel cataclysme qui a ruiné son honneur, ce qui suscite une campagne de presse hostile, conduite par l’écrivain chrétien, ancien adepte des Wandervögel, Manfred Haussmann. Il profite de son séjour en Suisse pour rendre visite à son ami Hermann Hesse et pour s’adresser aux étudiants de l’Université de Zurich. De retour en Californie, il commence « L’élu », sa nouvelle inspirée d’un texte d’Hartmann Von Aue, le célèbre Minnesänger, sans rapport avec l’actualité politique immédiate. Il tient à prendre formellement ses distances avec Friedrich Nietzsche, et davantage encore avec ses pâles imitateurs tel Oswald Spengler, l’auteur munichois du « Déclin de l’Occident ». Au-delà de la maladie, de la volonté de puissance, de l’individualisme forcené, il critique son attitude spirituelle conduisant à une éthique sans valeurs établies. Ce qui devrait vous plaire, Gérard, c’est qu’il cite alors explicitement Novalis pour justifier sa condamnation, il faut l’avouer certes récente, de l’amoralisme de Nietzsche. Selon Novalis, « L’idéal de la moralité n’a pas de rival plus dangereux que l’idéal de la puissance suprême, de la vie la plus forte, ce qu’on a aussi nommé l’idéal de la grandeur esthétique … Cet idéal fait de l’homme un croisement de la bête et de l’esprit, une force brutale qui exerce précisément un grand attrait sur les faibles. » A partir de ce principe, Thomas Mann parvient à promouvoir ses idées de « World government », un ordre nouveau à finalité humaine, l’adaptation morale de la société à l’ « heure universelle ». Les « exigences du jour » deviennent pressantes : Thomas Mann, conscient des ferments de la guerre froide à venir, évoque de plus en plus souvent l’éventualité d’une troisième guerre mondiale. Au moment où Thomas et Katia Mann achèvent ce premier retour en Europe, Klaus rend visite au sulfureux Jean Cocteau à Paris. Erika, quant à elle, rentre de Pologne et de Tchécoslovaquie et va devenir une collaboratrice de plus en plus précieuse pour son père. Golo est nommé professeur d’histoire au Claremont College où il restera en fonction jusqu’en 1958. Thomas Mann penchera de plus en plus pour le pacifisme, pour un désarmement généralisé, pour une coopération internationale entre les Etats démocratiques. Il est très choqué, en 1948, par l’absence de soutien initial des Etats-Unis à la création de l’Etat d’Israël en Palestine. Il refuse, dans un premier temps, d’organiser un voyage en Allemagne et préfère renoncer provisoirement à l’écriture de « L’élu » au profit de la « Genèse du Doktor Faustus » qui lui tient à cœur. Il a besoin de justifier sa position fort critique à l’égard de ses collègues « repentis » restés au pays pendant toute la période nazie.
Thomas Mann réalise peu à peu que les mouvements anti-communistes prennent sa famille pour cible, aussi bien aux Etats-Unis … qu’en Allemagne, alors qu’il n’a jamais adhéré à un parti politique. Une revue munichoise accuse Erika et Klaus de travailler pour l’URSS en octobre 1948. L’ancien gendre de Thomas Mann, Gustaf Gründgens, nazi convaincu et zélé, est nommé directeur du théâtre de Düsseldorf. C’est un exemple désastreux, parmi d’autres, de la réhabilitation honteuse d’un grand nombre de dignitaires nazis. Dans les années 1960, le livre de Klaus Mann : « Mephisto » qui décrivait les turpitudes de son ex beau-frère, Gründgens, n’a pas encore trouvé d’éditeur en R.F.A. ... Pour Thomas Mann, comme pour les opposants du régime fasciste, le sort de l’Allemagne soulève un problème moral que sa conscience lui interdit d’évacuer. L’attitude de Thomas Mann à l’égard de ses concitoyens, membres ou proches du parti nazi, reste en effet sans équivoque. Pour préserver l’unité spirituelle de l’Allemagne, il est d’abord nécessaire pour lui de ne pas oublier et de séparer le bon grain de l’ivraie. Il y va de la survie morale de la culture allemande à laquelle il tient tant. Il s’agit de fustiger sans relâche les tenants de l’émigration intérieure comme Frank Thiess, Erich Ebermayer ou encore son ancien ami de Cologne, Ernst Bertram, parrain de certains de ses enfants. Il connaît celui-ci depuis plus de trente ans. Il entreprendra une démarche de réconciliation à la veille de sa mort. En attendant, des lettres ouvertes sont publiées de part et d’autre en 1946. Thomas Mann ne s’érige pas en juge et accepte de comprendre les zones grises dans lesquelles ont évolué certains écrivains comme Ernst Wiechert ou le célèbre musicien Fürtwangler, par exemple. En revanche, il ne saurait faire preuve d’aucune complaisance à l’égard des mille-quarante-et-un artistes auquel le régime a offert honneurs et richesses jusqu’à la fin, au point de les faire figurer en 1945 sur la liste des hommes « bénis de Dieu ». Leurs talents convenaient aux abominables conceptions de l’art d’Hitler, Goebels, Rosenberg et consorts. L’avenir a donné raison à l’attitude méprisante de Thomas Mann à l’égard de ces funestes collaborateurs de la peste brune puisque la bénédiction des dieux a duré pour la plupart d’entre eux bien après la fin de la guerre et jusqu’à leur décès. »
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« - Et vous-même, Professeur, comment étiez-vous perçu en tant que Berlinois naturalisé Français en 1937 ? Quel accueil vous ont réservé vos collègues de l’Université de Strasbourg après-guerre ? »
« - J’ai eu la chance, en tant qu’assistant, d’être accepté pour mon doctorat d’Etat par le Professeur Edmond Vermeil de la Sorbonne. Ce grand maître avait écrit, dès 1939, les « Doctrinaires de la révolution allemande ». Il y évoque les œuvres d’Hermann Keyserling, de Walter Rathenau et de Thomas Mann parmi les apôtres de la renaissance spirituelle. Le Professeur Vermeil est l’un des premiers à avoir mis formellement en garde en France contre le danger du nazisme, et ceci bien avant la guerre. Il a exprimé, en termes clairs, les redoutables questions que posait l’avènement au pouvoir du fascisme hitlérien dans son livre de 1934 qu’il écrit à Strasbourg : « L’Allemagne du congrès de Vienne à la révolution hitlérienne », aux éditions de Cluny. Il doutait en particulier de la capacité de l’Allemagne à s’intégrer dans une communauté continentale plus large et n’avait aucune illusion à propos de la « pax teutonica », leurre manié avec cynisme par Hitler et sa diplomatie. Il a dirigé ma thèse d’Etat sur le « Déclin de la bourgeoisie allemande d’après le roman » (1890 – 1933). Ce travail important m’a pris un peu plus de cinq ans. La ville de Strasbourg avait été libérée par la deuxième DB, en novembre 1944, après la dure campagne d’Alsace, conformément au serment du Général Leclerc, à Koufra, en 1941. Je partageais donc, avec mes collègues alsaciens, une vie quotidienne assombrie par les restrictions alimentaires, les logements délabrés, le manque de soins médicaux. Seule la volonté de survivre permettait de faire face à l’immense tristesse de ces années d’après-guerre. J’avais, à l’égard de certains, le mérite de m’être battu contre l’Allemagne en 1940, puis d’avoir activement participé à la résistance dans le Midi. En un mot, j’étais devenu antiallemand, même aux yeux des Français … Mes recherches m’ont conduit fréquemment à la bibliothèque universitaire de Tübingen, miraculeusement préservée au milieu d’un champ de ruine. On s’y rendait chaque matin avec un autobus militaire français. J’y rencontrais le directeur, Axel von Harnack, second fils d’Adolphe, le célèbre théologien berlinois qui s’était opposé, en son temps, au pangermanisme. Cette famille comptait plusieurs résistants à Hitler et des victimes exécutées par le régime nazi. Quelques temps plus tard, j’ai eu la chance de faire la connaissance du futur Chancelier, Willy Brandt, puis du Président de la République, Richard von Weizsäcker. C’est ainsi que j’ai renoué, peu à peu, avec la « bonne Allemagne », celle qui n’avait jamais cédé devant la terreur et la barbarie nazie. Je me suis juré de faire connaître à la France ce qu’avait été la résistance allemande et ses victimes. A cette époque, j’ai décidé d’œuvrer de toutes mes forces pour le rapprochement franco-allemand à travers les échanges universitaires. J’ai pu reprendre ma correspondance avec Thomas Mann dès 1946. Il m’a alors fait part de ses doutes profonds sur le tour que prenaient les politiques nationales en Europe. Il fondait des espoirs sur la construction d’une « communauté » humaine élargie dont l’art devait devenir une force créatrice, au service d’une civilisation à reconstruire sur de nouvelles bases morales. Cette approche « universaliste » posait naturellement la question du sort des religions traditionnelles face aux exigences inassouvies de spiritualité dont l’Occident était venu à manquer cruellement. Comme je vous le disais, Gérard, au moment même où Thomas Mann retrouvait une certaine forme d’optimisme lié à sa foi dans le renouvellement continu de la vie et à ses contacts avec la jeunesse aux Etats-Unis et en Suisse, la mort allait frapper plusieurs fois tout près de lui, pendant l’année 1949. Le 21 avril, c’est celle de son jeune frère Viktor qui était resté en Allemagne pendant les douze années de nazisme. Un mois plus tard, Klaus, son fils aîné, se suicide à Cannes dans des circonstances sur lesquelles il nous faudra revenir un jour. Le 14 octobre, décède son cher ami de jeunesse, Paul Ehrenberg, le peintre et musicien qu’il avait connu dans ses premières années munichoises. Six mois plus tard, son frère aîné, Heinrich, meurt le 12 mars 1950 à Santa Monica, en Californie, alors qu’il devait se rendre à Berlin-Est où l’attendait la présidence de l’Académie des Arts. Malgré cette ambiance mortifère, Thomas Mann trouve la force de reprendre contact avec l’Allemagne à l’occasion de l’année Goethe. Il a longuement travaillé sa conférence : « Goethe et la démocratie » qu’il avait prononcée une première fois à la « Library of Congress » de Washington, le 2 mai 1949. Selon son habitude, il aime citer, tout en les faisant évoluer, ses références chez les grands maîtres qui l’ont accompagné et inspiré tout au long de sa vie d’écrivain. Il y revendique, haut et fort, sa qualité d’ « émigré de l’extérieur » et formule ses condamnations sans équivoque des crimes du régime nazi. C’est son statut d’écrivain indépendant qui lui donne, après guerre, la liberté de parole nécessaire pour condamner le partage artificiel de l’Allemagne en quatre zones d’occupations. Il réfute toute tentation de retour vers un nationalisme étroit ou toute forme d’apitoiement morbide. Il est dubitatif quant au bouleversement des mentalités allemandes, pourtant indispensable sur les plans politique, économique, social et spirituel. Toute précipitation pouvait provoquer à nouveau, de la part des anciens belligérants, « une catastrophe mondiale et une explosion de violences, dont l’horreur dépasserait de loin toute expérience passée … ». La crainte d’une troisième guerre mondiale nucléaire était effectivement dans tous les esprits en Europe, comme aux Etats-Unis ou en URSS. Thomas Mann ne fait plus seulement appel à Goethe comme modèle d’utilité sociale au service du bien commun, comme il l’avait fait en 1938. Il propose une synthèse des conceptions allemandes et méditerranéennes de la vie. Cela devrait vous plaire Gérard, vous qui êtes un germaniste provençal … ce qui est rare ! Il ne s’agit pas moins que de l’alliance pacifique entre « le génie et la raison », « du mystère et de la clarté », … qu’il considère cependant comme un miracle peu vraisemblable à court terme ! Cette conférence est destinée, non seulement aux Etats-Unis, mais aussi à l’Angleterre, à la Suède, au Danemark et à la Suisse. Ce nouveau voyage européen, après seize ans d’exil et douze ans de combat acharné contre le nazisme, le conduit du 10 mai au 6 août 1949 à Londres, Oxford, Stockholm, Copenhague, Zürich, Berne et Bâle. Jusqu’au 16 août, Thomas Mann voyage en Allemagne : Francfort, Munich, Bayreuth, Lübeck, Weimar, Eisenach, Erfurt et Nuremberg. Il tient, en effet, à visiter la zone d’occupation soviétique, tout en refusant de visiter le camp de concentration de Buchenwald. Dans celui-ci sont certes enfermés d’anciens nazis, mais les deux tiers des prisonniers sont des droits communs et de plus en plus des opposants au régime communiste qu’impose alors le totalitarisme de Staline. Il s’agit parfois d’anciens bourgeois de Thuringe ou de Saxe. Il est hors de question, pour Thomas Mann, de cautionner, par sa visite, toute forme de privation de liberté individuelle pour un motif politique. La réflexion - et l’action - de Thomas Mann consiste en effet à rechercher et à promouvoir un régime plus juste sur un plan économique et social, tout en étant respectueux des libertés de chacun. Difficile équation à résoudre sur un plan national … et a fortiori transnational, après comme avant la guerre, aujourd’hui comme hier.
Thomas Mann revient quelque temps plus tard dans son texte, « Retour en Allemagne », sur les impressions pénibles que lui a laissé ce premier retour dans sa terre natale. Outre l’état de délabrement général, il est profondément choqué par l’absence de sanctions à l’égard des nazis notoires et le peu de reconnaissance pour les opposants réels au régime fasciste. Comme le social-démocrate Schumacher, il s’étonne du nombre d’anciens nazis élus au parlement de la République Fédérale Allemande nouvellement créée. En Autriche également, l’ancien Obergruppenführer SS Herbert von Karajan reste un chef d’orchestre adulé. Si peu nombreux soient-ils, seuls les résistants survivants permettraient à l’Allemagne, selon lui, de repartir sur de nouvelles bases morales. Thomas Mann réitère son opposition formelle à la division de l’Allemagne en zones d’occupations, affiliées à l’autorité de chacune des nations victorieuses. Il exprime son aversion à l’égard de tout état totalitaire et précise qu’il est non-communiste et non pas anti-communiste. Je ne résiste pas au plaisir de citer l’une des phrases de notre collègue Hans Mayer lorsque celui-ci évoque à Weimar à l’occasion de la visite de Thomas Mann : « la nostalgie d’une Europe qui ne fût plus vénale, ne fût plus la femme soutenue de l’homme au gros sac d’argent, mais qui retrouve sa dignité, en suivant son chemin, selon son penchant, ses lois et ses nécessités propres … ». En dépit d’un accueil populaire enthousiaste, Thomas Mann revient aux Etats-Unis plus inquiet encore qu’il ne l’était avant son départ. Il est très affecté par les violentes rancœurs de l’ « émigration intérieure » qui se déchaînent, les articles insultants ou injurieux, sans parler d’un sentiment confus d’irresponsabilité collective, voire d’oubli volontaire, en Allemagne. Il se sait désormais suspect au regard des faucons américains dont le tristement célèbre sénateur Mc Carthy sera le chef de file.
On soupçonne le FBI d’avoir établi des dossiers sur Thomas Mann et sa famille. Ceci est évident pour Klaus, avant et surtout après son incorporation dans l’armée américaine fin 1942, comme correspondant de guerre de « Stars and Stripes ». »
« - Mais n’était-ce pas le cas de la plupart des émigrés de langue allemande comme Bertolt Brecht, Albert Einstein, Lion Feuchtwanger, Arnold Schönberg, Franz Werfel et bien d’autres encore ? »
« - Pour répondre à votre question Gérard, il faudra attendre la déclassification des archives du FBI, ce qui est aléatoire. En revanche, on connaît les articles ravageurs d’un certain Eugen Tillinger. Celui-ci accuse Thomas Mann de communisme parce qu’il souhaite l’anniversaire de l’écrivain Johannes Becher, futur ministre de la culture en RDA. Il traite Thomas Mann de menteur parce que le Prix Nobel ne reconnaît pas avoir signé l’appel de Stockholm sur le désarmement nucléaire. Le journaliste Eugen Tillinger fait de notre écrivain, un ennemi des Etats-Unis qui condamne la guerre de Corée. Or, cet obscur et vénal Tillinger était proche du directeur du FBI, le redoutable Edgar Hoover. Il écrivait régulièrement dans le « Freeman », un journal à la botte des faucons (ou des vrais c…) de Washington, alors envahie par un populisme de mauvais aloi. Seul le président Eisenhower, auréolé de son prestige personnel, aura, quelques années plus tard, la possibilité de revenir à des pratiques parlementaires démocratiques »
« - Le FBI poursuivait-il de la même hargne d’autres proches de Thomas Mann comme Heinrich et Erika ? »
« - C’est vraisemblable, mais là encore il faudrait pouvoir accéder aux archives de l’organisation la plus secrète du monde. Cela prendra du temps, mais je ne vous cache pas qu’en me rendant à la bibliothèque de Yale, je cherchais à repérer quelques nouvelles pistes sur cette matière. J’ai trouvé quelques lettres de mise en garde de la part d’Agnès Meyer qui ont certainement éveillé l’attention et la vigilance de Thomas Mann. Je vous communiquerai les plus intéressantes de mes trouvailles le moment venu. En tout cas, les articles de Tillinger n’ont pas manqué de produire leurs effets chez les autorités fédérales. Ainsi un élu de la chambre des représentants de Californie fait une intervention contre Thomas Mann le 18 juin 1951, allant jusqu’à mettre en cause sa capacité de jugement. Ce journaliste publicitaire avait succédé à Richard Nixon dans les comités pourchassant les « unamerican activities ». Le futur Président des Etats-Unis, Nixon, venait de quitter la chambre des représentants pour le Sénat. Comme vous le savez, Gérard, on pouvait faire feu de tous bois aux Etats-Unis à l’époque des délires de McCarthy qui attisait la chasse aux sorcières. Il en est résulté une collusion objective entre d’anciens nazis, le FBI, la CIA et certains services d’espionnage européens, y compris allemand. Aussi après le procès de Nuremberg, des médecins et des juristes, il ne s’est plus passé grand-chose de spontané en matière de condamnation contre les anciens nazis en RFA. Il a fallu que des personnalités étrangères à la RFA et à la RDA, comme Simon Wiesenthal en Autriche ou les époux Klarsfeld en France relancent des poursuites actives et efficaces, mais ce sera presque vingt ans plus tard… alors que la prescription guette.
Voilà, mon cher Gérard, vous en savez assez pour vous mettre au travail sérieusement. Je vous recommande de vous concentrer sur 1950, cette année charnière pour Thomas Mann, pour l’Europe et d’une certaine façon, pour le monde. Vous découvrirez beaucoup de choses par vous-même. Je suis impatient de connaître le résultat de vos recherches. Je crois qu’il est plus que temps de libérer l’équipe de serveurs de Lasserre. Qu’en pensez-vous ?»
« - Mon Dieu, il est presque minuit et je n’ai pas vu le temps passer. Je règle la note et je vous raccompagne chez vous. Habitez-vous toujours du côté de l’Etoile ? »
« - Oui, nous sommes en effet au 22, rue Le Sueur. Merci pour cet excellent dîner et surtout votre compagnie amicale et votre écoute. Elle me rajeunit, et j’en ai de plus en plus besoin, je vous l’avoue. Cette cuisine remarquable méritait plus d’attention que celle que nous lui avons accordée, vous et moi ... C’est la faute de Thomas Mann ! La prochaine fois, c’est moi qui vous invite dans les jardins de l’hôtel Regina, Place des Pyramides. Vous comprendrez plus tard pourquoi j’ai choisi ce lieu. Ce sera un agréable déjeuner si nous retenons un jour de l’été prochain, de préférence. En attendant, écrivez-moi plutôt à Aix-en-Provence, au 1, place d’Albertas. C’est là que je réside le plus souvent, sauf l’été que je passe principalement en Allemagne. »