"Sirius"
Présentation de Sirius, tragédie
Cette pièce met en scène le dernier roman, inachevé, d’Henri Bosco, paru en 1978, deux ans après le décès de l’écrivain. L’auteur y livre son interprétation personnelle de cette œuvre mystérieuse.
Monneval-Yssel part à la recherche d’un ancêtre, disparu 75 ans plus tôt, pendant plusieurs mois dans la région de Cotignac. D’étranges créatures le mettent sur une voie qu’il n’hésite pas à emprunter, à la recherche d’un paradis perdu évoqué par ce grand-oncle. Il parcourt un itinéraire initiatique qui va des grottes de Cotignac, à la maison de l’antiquaire et à l’église du village, en passant par la forge aux appels lugubres, puis par la sombre forêt varoise. Au terme de ce cheminement, il parvient au Domaine de Rouverel du secret Comte Palamède Dossila de Foulque. Le Comte soumet Monneval- Yssel à des rituels déroutants qu’il ne repousse pas.
Que connaîtra Monneval Yssel, de son ancêtre et de lui-même, à l’issue de son errance mystique dans la nuit provençale ? Acceptera-t-il ces présences, familières mais parfois hostiles, qui le conduisent dans un monde inconnu et pourtant si proche ? Saura-t-il conserver l’intégrité de son être au cours de cette « Erlebnis » dangereuse, tant redoutée et néanmoins désirée ? Le lever héliaque et la présence de Sirius à l’aube lui permettront-t-ils de retrouver ses esprits ?
Les personnages ont vécu plusieurs existences dans deux mondes différents : Firmin et Flavius Coquerel, Ribet et Séraphin, Harpocrate et Georges Lemire, Celestin et Sirius. Qui sont-ils vraiment ? Que veulent-ils aujourd’hui, au moment où ils croisent le chemin de Monneval-Yssel ? Ont-ils vécu aux mêmes époques ou le temps s’est-il aboli ? Cet itinéraire symbolique, jalonné par la rencontre d’âmes errantes, selon une étrange généalogie d’affinités électives à rebours du temps, conduit vers des destinées imprévues … La perception onirique des mondes, visibles et invisibles, dont les frontières paraissent désormais ouvertes, prend la forme d’une aventure spirituelle dont l’issue restera inconnue.
Ce drame en dix tableaux, d’environ 90 minutes, hors entre-acte, se déplace dans 5 lieux symboliques : le café des platanes, le jardin du Délubre, la bibliothèque du Comte, la chambre du Comte, le parc du château de Rouverel. Certains personnages changent de nom et d’identité suivant les lieux et les scènes.
Sept acteurs, tous masculins, jouent un ensemble de onze personnages, exigeant une performance de jeux particulière, du fait de la double personnalité de la plupart d’entre eux, acquise au fil du temps, … sans oublier l’appel insistant d’une voix féminine venue d’ailleurs.
SIRIUS
Drame en 9 tableaux, avec prologue et épilogue, selon un pastiche inspiré d’Henri Bosco[1].
« Je suis le fils de la terre et du ciel étoilé, mais mon origine est divine »
Lamelles d’or orphiques, Petelia, Vème siècle avant J.C. (1)
« Du mot cinq est dérivé, dit-on, le mot univers (en langue grecque) »
Plutarque : « Isis et Osiris », IIème siècle après J.C. (2)
« Moi qu’on nomme le poète
Je suis dans la nuit muette
L’escalier mystérieux,
Je suis l’escalier des ténèbres.
Dans mes spirales funèbres
L’ombre ouvre de vagues yeux »
Victor Hugo, « Les quatre vents de l’esprit », 1881 (3)
Personnages :
- Firmin, client du café des platanes
- Devenant : Flavius Coquerel, majordome à Rouverel
- Monneval-Yssel, la petite cinquantaine, petit-neveu de Jean-Gabriel Dellaurgues
- Ribet, garçon du café des platanes
- Devenant Séraphin, bibliothécaire à Rouverel
- Comte Palamède Dossila de Foulque, Maître du Domaine de Rouverel
- Harpocrate, jeune homme de vingt ans à l’abondante chevelure,
- Devenant : Georges Lemire, médecin des âmes au Délubre et à Rouverel
- Célestin
- Devenant : Sirius au Délubre et à Rouverel
- Dom Anselme de Quérignan , Chapelain du Domaine de Rouverel
Le drame se déroule à Cotignac et dans ses environs, dans le Haut-Var, vers 1925. L’action se déplace du :
- café des platanes , puis
- au jardin-paradis du Délubre, avant de se dérouler dans le Domaine de Rouverel, successivement :
- dans la bibliothèque du château, puis
- dans la chambre du Comte attenante à la salle à manger, puis
- dans le parc du Domaine (une vasque en forme de « T », couverte de lotus bleus, la chapelle symbolisée par une croix).
Ces cinq lieux seront délimités sur la scène, ainsi divisée en autant de parties. Suivant les déplacements de l’action, les projecteurs seront dirigés sur trois signes majeurs pour la compréhension mystique du drame :
- une étoile à cinq branches, frappée d’une croix et d’un cœur d’or en son centre : on l’aperçoit au fond du café des platanes (4)
- « skia », « ombre » symbolisée par cinq lettres en forme de croix,(5) représentant la lutte ente la lumière et les ténèbres, le conscient et l’inconscient ; ce signe est visible sur le lutrin de la bibliothèque de Rouverel
- un chêne, entouré de tamaris, dont le tronc porte un soleil noir et les douze signes du zodiaque visible par la fenêtre de la chambre du Comte à Rouverel (6)
Prologue
La scène est plongée dans l’obscurité. On entend en sourdine le premier mouvement (Andante) de la sonate en do majeur pour flûte et clavecin de Jean-Sébastien Bach (BWV 1033) (7). Trois faisceaux de lumière sont simultanément dirigés, à droite vers l’étoile à cinq branches, au centre vers le signe du zodiaque, à gauche vers le symbole « skia ». Le Comte Palamède entre à pas lents, éclairé par un quatrième faisceau qui le suit jusqu’au-devant de la scène.
Comte Palamède : Voici l’étrange histoire des âmes qui composent ma lignée spirituelle. Celles-ci voyagent, entourées de leurs solitudes, à travers les générations qui m’ont précédé et, si Dieu le veut, celles qui me suivront. Elles habitent au séjour des « ombres » pour mieux se réincarner dans une postérité qui préfèrerait, le plus souvent, les ignorer. Aussi leur combat pour leur survie ne cessera-t-il jamais.
Parfois, un vivant, plus sensible que les autres, ouvre imprudemment son cœur à leurs appels désespérés : il prend le risque de s’égarer dans un monde qui nous est invisible et pourtant nous attire.
Avant de mourir, j’ai voulu m’assurer, avec le succès que l’on verra, que mes propres appels ne resteraient pas sans réponse. Il y a près de soixante-quinze ans, un homme était parvenu à survivre à cette redoutable expérience dans notre vallée de Provence qui abrite mon Domaine de Rouverel.
Vous apprendrez comment s’est déroulée cette étrange aventure. Peut-être se renouvellera-t-elle avec vous, cher spectateur, si vous prêtez attention aux « ombres » qui vous sont proches : elles vous attendent et vous font peut-être déjà signe.
A vous d’écouter, si vous le voulez, de comprendre ... et de prendre garde !
Tableau 1
La partie gauche de la scène est occupée par le café des platanes : elle est vivement éclairée et met en valeur l’étoile à cinq branches frappée d’une croix et d’un cœur. Deux petites tables rondes en fer blanc sont servies avec des verres de pastis et des carafes d’eau. On est à la mi-juin de notre calendrier, c’est déjà la canicule.
Monneval-Yssel est assis à l’une des tables : il est plongé dans la lecture de vieux manuscrits. A côté, Célestin dort en poussant des soupirs de satisfaction. Firmin, paysan âgé, tourne autour des deux tables à pas lents.
Monneval-Yssel : Je suis fourbu. Voici cinq jours de marche et autant de nuits étoilées qui me séparent de Lourmarin. Ce matin, le soleil et l’étoile « Sirius » se sont entendus pour me conduire jusqu’à Cotignac, sur les traces de Jean-Gabriel Dellaurgues, mon regretté grand-oncle … Je vois que l’art de la sieste ne s’est pas perdu depuis le siècle dernier. (Il regarde attentivement Célestin). J’ai envie de faire de même … à moins qu’un bon café ne fasse l’affaire ! Il me faut être d’attaque pour retrouver les vieux souvenirs de voyages de ce Jean-Gabriel, parti si loin de notre Durance natale. Garçon, s’il vous plait, un café avec un grand verre d’eau. Mon Dieu, il fait si chaud pour un 19 juin (8), c’est une véritable canicule, cet été de l’année 1925 (9) !
Le garçon, Ribet, arrose nonchalamment les lauriers du café et parait ne pas entendre Monneval-Yssel. Firmin entre en souriant, et s’adresse à Monneval- Yssel.
Firmin : Ribet ne vous répondra pas, il a le sens des priorités. Ce sont les plantes qui ont le plus soif : elles seront les premières servies, avant que le soleil n’atteigne son zénith. Monsieur, en quoi puis-je vous être utile ?
Monneval-Yssel : Si vous êtes d’ici, peut-être avez-vous eu vent d’une étrange aventure survenue à Cotignac, il y a presque soixante-quinze ans (10). C’est celle qu’a vécu le frère de mon grand-père. Un homme pourtant rangé, qui a failli perdre la raison, et peut-être la vie, si j’en crois ce qu’il a écrit.
Firmin : Dites toujours, peut-être pourrais-je vous guider à travers nos grottes et nos forêts : je connais leurs chemins secrets. On me disait autrefois un peu braconnier… A vrai dire, je suis fidèle aux mystères et à la mémoire des lieux, mêmes s’ils sont hantés, pour notre malheur, par des hardes de sangliers.
Monneval-Yssel : Qui aurait pu connaitre Jean-Gabriel Dellaurgues lorsqu’il est venu à Cotignac, en 1850 ? Il souhaitait rendre visite à un ami peintre qui vivait dans une grotte, comme il y en a tant en surplomb de votre église. Or, cet ami, après l’avoir reçu une première journée, dut s’absenter durablement pour des raisons professionnelles, il invita mon grand-oncle à profiter de son logement troglodyte (11). Jean-Gabriel décida d’abandonner, pour quelques jours, son vieux mas et ses beaux vergers du bord de la Durance pour visiter votre région qu’il ne connaissait pas. Il devait faire aussi chaud qu’aujourd’hui et ses pas le conduisirent en contrebas de Cotignac, le long des ombrages des eaux de la « Cassole », avant qu’elle ne se jette dans l’Argens.
Firmin : Quelle idée de se perdre dans les forêts, alors que nous nous honorons d’un merveilleux sanctuaire : Notre Dame de Grâce, et même du petit Monastère, Saint Joseph (13). Il s’y produit encore des miracles, ce qui ne surprend que les ignorants des mystères sacrés. Quel homme étrange que votre grand-oncle ! N’avait-il pas à travailler dans ses vergers, à la veille de la Saint-Jean d’été (14) ?
Monneval-Yssel , piqué au vif : En fait de miracle, vous allez être servi ! En cheminant ainsi, Jean-Gabriel était parvenu à une forge dont le feu était allumé. Il entendit des coups de marteau sur l’enclume. Entre le mas et la forge, une trouée de lumière a ébloui Jean-Gabriel. Il y avait, comme aujourd’hui, une pure lumière d’été. Elle le fascine, le fait souffrir et dévore tout à son regard, même l’homme et l’enfant qui se trouvaient devant la forge. Alors, cette lumière glisse vers le feu, s’immobilise, et prend une forme humaine ! Entre le feu de la forge, le soleil et la terre, rien, ni personne n’était apparue pour projeter cette ombre. C’était comme si une ombre vivait sans son corps. Jean-Gabriel se trouvait devant la situation inverse de « L’homme sans ombre » de Chamisso ... (15). Il crut que cette ombre le regardait, alors que le forgeron (15bis) et l’enfant semblaient l’ignore. Lorsque le forgeron se retourna, il mit son index sur sa bouche, comme le fait mon voisin de table d’aujourd’hui ; l’enfant lui parut d’une pâleur extrême. Mon ancêtre aperçut sur l’enclume une pièce d’argent ciselée portant cinq signes mystérieux. Le forgeron venait de l’extraire de la terre et offrait le fruit de son travail au soleil, alors à son zénith(16). Revenons à nous, connaissez-vous notre voisin du café des platanes ?
Célestin se réveille et fixe Monneval-Yssel, tout en regardant vers le ciel et semble absent de la conversation en cours.
Firmin : C’est un habitant des environs de Cotignac : il est d’une extrême discrétion, je ne saurais pas vous dire où il habite. On l’appelle Célestin mais il préfère son surnom, Sirius (17) ; il a l’habitude de venir au café des platanes, les jours de grande chaleur d’été. Autrefois, il était accompagné de son chien, mais il a disparu. On ne lui a pas connu de femme et il paraît vivre parmi les étoiles. Vous ne l’entendrez pas parler : il y faut des circonstances exceptionnelles.
Monneval-Yssel : Les aventures de Jean-Gabriel à Cotignac ne s’arrêtent pas là. Le même soir, il visite l’église de votre village. Bien qu’habitant toujours la grotte de son ami le peintre, il éprouvait le besoin de trouver la fraicheur et le silence, deux éléments qui concouraient, en ces jours de forte chaleur, à son bien-être personnel. Voici ce qu’il vit. Sous l’effet d’une lumière diaphane, une Croix monumentale sortit de la pénombre du chœur et une étrange procession apparut. En tête marchait un enfant, beau comme un ange, qui portait une croix en argent massif. Il était pâle. J’appris plus tard qu’il s’appelait Jodicaël. Deux hommes masqués s’avançaient derrière lui en tuniques blanches. L’un portait un antiphonaire, l’autre un encensoir sans hostie. Puis venait un adolescent vêtu de noir : il présentait, comme une offrande, deux colombes de cuivre. Un homme mince et glabre, revêtu d’ornements sacerdotaux, fermait la marche. Tous restèrent en oraison muette jusqu’à ce que la nuit vienne, puis ils disparurent en même temps que toute lumière. Jean-Gabriel vit alors se dessiner une « ombre » à forme humaine contre l’un des piliers de l’église. Cette « ombre », il en avait l’impression, le regardait et l’appelait. En quittant l’église, il aperçut une plaque d’argent marquée des cinq signes : « SKIA ». Que pensez-vous de ces apparitions mystérieuses, Firmin ?
Firmin : Je n’avais jamais entendu parler d’un tel sortilège à Cotignac, mais il est de mon devoir de vous mettre en garde contre les forces telluriques, puissances de miracles ou de malédictions ! Elles peuvent s’emparer, au moment des grands orages d’été, de notre région. Les anciens Celtes (18), parvenus jusqu’à nous il y a des millénaires avaient l’habitude de clouer leurs tombeaux : ils voulaient éviter que les esprits des morts s’échappent de leurs cercueils. A vous écouter, deux questions me brûlent les lèvres. D’où tenez-vous le récit des aventures de votre grand-oncle ? Qu’advint-il de lui après ses visions terrifiantes ?
Monneval-Yssel : Firmin, voici les papiers qui contiennent le récit du séjour de Jean-Gabriel à Cotignac, pendant l’été et l’automne de 1850. Ils ont été rédigés, presque 30 ans plus tard, juste avant sa mort. Je les ai découvertes, dans notre grenier de Lourmarin, au milieu de ses livres de comptes. Je les ai étudiées avec soin cet hiver à Avignon, dans ma demeure du Mas du Gage. Que fit Jean-Gabriel, en sortant de l’église ? Il voulut rendre visite à Sosthène, l’antiquaire de Cotignac, que son ami peintre lui avait recommandé, pour sa connaissance de la région. Jean-Gabriel envisageait de lui demander la signification du signe « SKIA ». Sosthène (19) n’était pas là, mais un lutrin figurant dans la vitrine portait ce même signe avec ce qui paraissait être sa traduction : « Une Ombre ». Fort de ce viatique, Jean-Gabriel retourna à la forge, espérant retrouver ses deux habitants. Ils n’y étaient plus, mais mon ancêtre décida d’y passer la nuit « à la belle étoile », pour les attendre. Ils ne sont pas revenus, mais « l’ ombre » ne cessait de l’appeler, sans qu’il puisse la saisir. Il se sentait étrangement attiré par elle, jusqu’à la désirer. Il comprit alors qu’il fallait fuir, mais il était enchanté par une forme d’extase qu’il éprouvait pour la première fois. Il ne soupçonnait pas qu’elle put être infernale. Il a subi d’autres hallucinations, puis entendit à nouveau l’appel de cette « ombre » : il commençait à la désirer avec passion. D’après son manuscrit, il l’a de nouveau rencontrée dans un jardin que vous connaissez peut-être - le Délubre - proche de Cotignac. Sa trace avait disparu, jusqu’à ce que, quelques mois plus tard, Jean-Gabriel revienne à Lourmarin (20), comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé dans sa vie.
Célestin se lève, s’éloigne du café des platanes et fait signe, du regard, à Monneval-Yssel, de le suivre.
Tableau 2
Au jardin-paradis du Délubre, Monneval-Yssel et Célestin-Sirius marchent autour de deux arbres, l’amandier et le figuier. Ils paraissent agités et inquiets. Les projecteurs éclairent les deux arbres de leurs faisceaux que traversent plusieurs fois Monneval-Yssel et Célestin-Sirius.
Monneval-Yssel : Je vous ai reconnu Célestin ; Sirius, je vous ai suivi jusqu’ici. Je n’ai pas répondu à l’appel de votre voix, que je ne connais pas, mais je cherche les traces du passage de Jean Gabriel à Cotignac. J’ai compris que vous étiez détenteur de lumières à ce sujet. Je suis inquiet, où sommes-nous ?
Célestin-Sirius : Je ne dois pas vous parler, mais vous guider. Votre cœur est sensible et mes paroles, qui viennent de mon cœur, parviendront jusqu’au vôtre, sans s’égarer. Ainsi, Monsieur, percevrez-vous, comme votre défunt grand-oncle, l’appel des « ombres » qui se manifestent dans ce jardin des origines. Elles sont séduisantes, mais saurez-vous les écouter sans céder à leurs désirs?
Monneval-Yssel : Selon son manuscrit, Jean Gabriel Dellaurgues est descendu dans la crypte de l’église. Il y a perdu connaissance, en vivant un songe éveillé qui l’a conduit vers un jardin qui aurait été un paradis artificiel. C’est par miracle qu’il en serait revenu.
Célestin-Sirius : Monsieur, ce paradis artificiel, ce jardin des origines (21), le Délubre, vous y êtes ! J’en suis le gardien ; au solstice d’été, mon astre en indique le chemin de toute éternité. Ceux qui sont parvenus jusqu’ici peuvent comprendre mes paroles, à leurs risques et périls
Monneval-Yssel : Auriez-vous donc rencontré Jean-Gabriel ?
Célestin-Sirius : Ce fut l’un de mes fidèles dans un monde qui reste invisible à la plupart des hommes d’aujourd’hui. Il a répondu à l’appel des « ombres », mais il a su revenir parmi les vivants, après ces épreuves.
Monneval-Yssel : Dites-en-moi davantage, je vous en supplie … Je n’ai pas saisi ce qu’a écrit Jean-Gabriel dans ce manuscrit, qu’il a rédigé trente ans après les « évènements » de Cotignac.
Célestin-Sirius : Vous êtes prêt à entendre ce qui se transmet au-delà de la vie … et de la mort. A la fin de cette nuit passée dans la crypte de l’église, Jean-Gabriel se retrouva, grâce à mes soins, dans un abri donnant sur ce jardin : il lui parut être un refuge promis à un véritable bonheur terrestre. Il le reconnut comme le vestige du domaine originel, celui qu’avaient jadis perdu l’homme et la femme, séduits par la connaissance du bien et du mal. Nos ancêtres nous ont condamnés à rechercher cette harmonie universelle perdue (22) depuis l’origine du monde. En vérité, ce fabuleux domaine aurait dû disparaître à tout jamais. L’usure des ans et l’abandon viennent à bout des plus belles demeures, si ceux qui en ont reçu l’héritage, méconnaissent le don qu’on leur a fait.
Monneval-Yssel : Jean-Gabriel n’était-il pas victime d’un mirage créant l’impression d’une présence, au sein d’un monde irréel ? Comment a-t-il vécu ces moments magiques?
Célestin-Sirius : Voilà ce qu’il vous faudra comprendre par vous-même. Il n’y avait pas de sortilèges de mon fait. En passant du soleil à l’ombre, puis de l’ombre à l’aurore primordiale, il avait continué le chemin - celui que je lui avais indiqué – qui suivait la courbe naturelle de sa destinée. Il parvint ainsi jusqu’aux quatre hautes murailles qui fermaient le jardin entouré de ses rosiers taillés en espaliers. Il trouva la porte de ce paradis terrestre. Il vécut des instants de bonheur, sous la forme de souvenirs d’enfance, son paradis perdu ! Il avait cherché - et trouvé - ce pays merveilleux, qu’il avait cru à jamais disparu. Il a habité dans le jardin de l’harmonie universelle, où vivaient en paix les arbres, les plantes et les êtres dont il avait conservé la nostalgie depuis son âge adulte. Il y est resté sept jours et sept nuits, sans regarder en arrière vers son Lubéron natal. Ainsi avait-il tout risqué, sa famille, sa richesse, sa jeunesse, pour vivre au monde des « ombres », qui promettaient le retour d’une harmonie perdue.
Monneval-Yssel : Pourtant, quelques mois plus tard, il est revenu vers sa famille, cultiver ses vergers le long de la Durance, comme si rien ne s’était passé. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour consigner ses souvenirs, sans savoir, s’ils seraient lus ?
Célestin-Sirius : Il priait chaque soir pour ne pas abandonner son cœur aux dangers qu’il pressentait et eut besoins du secours d’âmes amies. Je fus le témoin - impuissant mais compatissant - de cette lutte monstrueuse. Il entendit, une nuit, prononcé par une voie humaine :
Une voix féminine : « C’est moi, je suis revenue. Tu me reconnaitras, ne crains rien. Ecoute. Tu es dans le bonheur et tu n’entends pas couler les larmes. Il y a au fond de ce jardin une âme en peine. Elle a peur de toi, mais elle te désire. Sauras-tu l’accueillir ? Elle te cherche douloureusement. Ton âme n’a rien à craindre. C’est un corps qu’elle cherche, seulement un corps, pour son bonheur et le tien. »
Célestin-Sirius : Comme les secours tardaient, j’ai décidé de rendre visite à Jean-Gabriel chaque soir, nous étions fin juin, à la veille de la Saint-Jean d’été. Je lui disais : « Votre esprit est avide de domination. Vous faites des rêves inutiles qui vous fuient, vous vous échappez vers un grand vide, un abime où tout s’engloutit. Certains de vos rêves les plus profonds ont fait naitre ici, par nos soins, un jardin réel : il est à vous. Je vous y ai amené, non par des sortilèges, mais grâce à des charmes qui dormaient en vous, à votre insu. Nous avons ainsi, ensemble, recréé, sur cette terre, un paradis répondant à vos désirs les plus chers. Il vous manque une créature à aimer ».
Monneval-Yssel : Sirius, vos propos m’angoissent et ne devaient apaiser Jean-Gabriel, en son temps … Pauvre âme sans défense, loin de son verger, de sa famille et de son village !
Célestin-Sirius : Jean-Gabriel avait pénétré trop loin dans le royaume des « ombres » pour y rester ignoré. Son angoisse ne changeait rien à l’affaire, prisonnier qu’il était de son désir d’explorer les deux mondes auxquels il appartenait désormais. Il vivait entre deux « ombres » : la sienne qui le suivait depuis sa naissance et l’Inconnue qui avait jadis vécu dans le corps d’un autre qui ne vivait plus. Cette « ombre» voulait revivre, coûte que coûte, en affrontant à nouveau les délices et les tourments de la terre des hommes. Pour investir le corps qu’elle s’était choisie, cette voix l’appelait chaque nuit.
Une voie féminine : « Pitié pour une « ombre » qui a perdu le corps qu’elle aimait. Que reste-t-il de moi, de ce que nous fûmes ensemble ? L’amertume de la solitude accable la vie infernale d’une « ombre » qui ne saurait disparaitre. Je ne suis plus qu’une voix. Fais que je redevienne une créature, chasse ton « ombre » à toi, qui est chétive, alors que la mienne est puissante et te donnera un bonheur infini. Comme la dévorante et divine Astarté, elle te donnera son étreinte sauvage. Je t’ai attendu longtemps. C’est toi qui, par ton désir, m’a tiré de mon infernale existence, car j’appartiens au monde des « ombres ». Entre dans le feu et tu me verras surgir devant toi ! »
Monneval-Yssel : Je suis terrorisé en pensant à ce pauvre Jean-Gabriel, cet être de douceur, tendre et téméraire à la fois et bien digne d’une rémission.
Célestin-Sirius : Téméraire et courageux, il le fut en effet jusqu’au bout ! Il s’est élancé vers cette voix qui l’appelait. « L’ombre » lui a ouvert les bras. Il n’a saisi que le vide et a perdu connaissance. Il s’est alors acheminé vers la forêt et le domaine de Rouverel (23). Il lui a fallu pourtant se réfugier encore au Délubre. Plus tard, il allait reprendre son destin en main (24), en retournant à Lourmarin. Il y a retrouvé sa famille et ses amis, à la veille de la Toussaint et de la fête chrétienne des morts.
Monneval-Yssel : Comment tout cela est-il possible ?
Célestin-Sirius : Je n’ai pu m’interposer entre ces deux mondes qui me sont pourtant familiers, afin de préserver ce qui restait du bonheur terrestre de Jean-Gabriel. Il n’aurait pu vivre avec ces deux âmes, confondues dans un même corps, compromettant aussi bien sa vie ici-bas que dans l’au-delà.
Tableau 3
La scène se passe au Délubre, le jardin des origines. Monneval-Yssel apprécie le parfum d’un bouquet de lys. Il est seul. Georges Lemire-Harpocrate le rejoint et le projecteur éclaire son visage apaisé.
Monneval-Yssel : «Quelle chance ! Me voici à nouveau à l’abri, alors que j’aurai pu me perdre dans cette immense forêt de Rouverel. Il ne s’y trouve pas de chemins bien tracés, ou plutôt, Il y en mille, qui ne mènent nulle part. Comment éviter de longer cette immense barre rocheuse, alors que je voulais retourner vers nos paisibles terres d’alluvions, baignées par le Rhône et la Durance, à l’Ouest ? Quel orage ! Un déchainement d’éclairs, en plein été ! Les chênes paraissaient avoir peur. Une frayeur panique a tenaillé mon âme qui entrait en communication avec ces arbres : je faisais corps avec l’âme de cette forêt. J’ai éprouvé une terreur émanant d’une créature dans laquelle je m’étais fondu dans ce frisson qu’éprouvait la terre. L’être de la forêt me transmettait son effroi : sa peine profonde touchait mon âme inquiète et encore vigilante. Rien ne ressemble plus à une plainte humaine qu’un arbre qui pleure, comme s’il s’y trouvait une âme captive. Je me suis évanoui, épuisé par la marche et ces émotions, que je n’avais, jusqu’ici, jamais ressenties. Me voici affaibli mais convalescent, perdu au milieu d’une forêt étrangère, prisonnier de ce jardin mystérieux et parfumé.
Entrent Georges Lemire-Harpocrate (25), avec sa mallette de médecin, une drôle de natte lui tombant sur l’oreille, suivi de Célestin-Sirius. Georges Lemire- Harpocrate s’approche de Monneval-Yssel, tandis que Célestin-Sirius reste debout, près du figuier.
Georges Lemire-Harpocrate : N’ayez pas peur, je suis médecin des âmes et des « ombres » et, pour certains de mes patients, celui de leurs rêves.
Monneval-Yssel : Que voulez-vous dire ?
Georges Lemire-Harpocrate : Ce n’est pas votre corps que j’examine, c’est votre « ombre » (26), celle qui se projette sur le mur.
Monneval-Yssel : Qu’y trouvez-vous de particulier ?
Georges Lemire-Harpocrate : Elle a changé.
Monneval-Yssel : Changé, mon « ombre » ?
Georges Lemire-Harpocrate : Oui, elle a pâli ; elle est moins nette aussi. Je parle de la silhouette. C’est à cause de l’heure et du soleil, qui est moins lumineux ... Il y a peut-être d’autres raisons. Ne parlez pas. Faites comme moi, mettez votre doigt sur votre bouche, si la tentation est trop forte …
Monneval-Yssel : Une ombre plus ou moins claire, suivant le moment, c’est banal.
Georges Lemire- Harpocrate : Croyez-vous ? Savez-vous que les « ombres » meurent aussi ? Ou certaines s’évanouissent seulement … Cependant, elles disparaissent avec le jour. De quelle nuit s’agit-il ? Est-ce la même dans laquelle pénètre chacune d’elle ? Il semble qu’il n’y a plus sur toute la terre qu’une seule « ombre », celle de la nuit. N’est-ce pas un mystère ? Où vont toutes ces « ombre »s, une fois que le jour est tombé ? Je veux dire ces « ombres » qui étaient visibles sous la lumière du soleil, la vôtre, la mienne, celle de cette maison ou de chacun de ces arbres ? Pourquoi des « ombres » vivantes et bien visibles s’aboliraient-elle au sein d’une même nuit, alors même que certains corps continueraient à vivre ? La vôtre, celle qui suit votre corps sur ce mur va bientôt disparaître ; vous reviendra -t-elle au lever du jour ? Rejoindra-t-elle votre personne ? Rien n’est moins sûr… Prenez du repos avant de regagner Lourmarin. Je vous montrerai le chemin, sans attendre d’être accompagné par le dieu de l’automne : il couvre d’or, les terres de notre haut pays jusqu'à votre lointain Luberon baigné de soleil. En attendant, respectons ce silence.
Mr Lemire-Harpocrate met son doigt sur sa bouche.
Monneval-Yssel, disert : Me voici, tel feu Jean-Gabriel, pressentant le retour sur terre d’une âme assoupie au fond de la mienne. En ces lieux magiques, elle s’éveille et me dévoile sa présence pour m’apprendre qu’elle dormait, à mon insu, depuis bien des années, dans l’attente d’un réveil miraculeux. Je suis son vivant, son propre vivant sur cette terre, depuis qu’elle en est disparue ; suis-je le seul ? Inconsolable, elle a perdu les dons de la vie, dont, moi, je jouis encore. J’étais dans mon paradis, étranger à celui-ci, et voici qu’à travers moi, elle réclame sa part, comme si les profondeurs inconnues de mon âme remontaient à la surface de mes sens. Ces ténèbres insondables m’épouvantent : elles ressemblent aux abimes de la mer, aux entrailles de la terre, à des royaumes nocturnes inexplorés. Où que mon corps vive, il sera désormais habité par un hôte, peut-être inoffensif, mais qui me possède. Que faire ? Rester, comme Jean-Gabriel ou retourner dans mon pays ? La fuite ou l’affrontement ? Aurai-je assez de courage ou dois-je m’abandonner à mon destin ?
Célestin-Sirius : Que de paroles sans profit ! J’ai tenté, avec l’aide de Georges Lemire-Harpocrate d’éloigner cette voix qui vous harcelait. Elle n’est pas loin. Peut-être faut-il que certains destins se croisent, selon des volontés qui nous dominent. Vous ne pourrez rester dans ce jardin : il n’est qu’une étape à la croisée des chemins. Vous ne suivrez qu’un seul d’entre eux, que, peut-être, un hôte mystérieux de nos forêts vous indiquera : il vous faudra le suivre, en espérant qu’il vous indiquera le bon chemin, .
Tableau 4
Le parc du Domaine de Rouverel est symbolisé par un banc ; suspendue à un mur, la croix à cinq branches est frappée de la rose et du cœur. Monneval-Yssel est assis sur le banc, derrière la croix. Devant le banc, une vasque en forme de « T » (26bis), remplie d’eau et de lotus bleus, fait figure de canal. C’est le soir. Le projecteur éclaire faiblement le visage de Monneval-Yssel, qui s’est assoupi. Firmin, devenu Flavius Coquerel, entre en tenue de valet : il a encore vieilli, par rapport à son personnage du Café des Platanes.
Flavius-Coquerel : Vous avez dû vous égarer, Monsieur. Ce Domaine n’est pas accessible à ceux qui n’en connaissent pas le chemin. Monsieur le Comte a appris que vous étiez arrivé chez nous, et vous prie de bien vouloir accepter l’hospitalité de son château pour la nuit.
Monneval-Yssel le contemple, songeur, sans répondre.
Flavius-Coquerel : Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que l’air est devenu, un peu plus amer ?« L’ombre » aussi, depuis le coucher du soleil, me parait plus mélancolique. Ce n’est, je suppose, qu’une impression personnelle. « L’ombre » ne semble plus tomber du ciel, mais monter du sol. Le ressentez-vous ?
Monneval-Yssel le regarde, de plus en plus perplexe, et ne répond rien.
Flavius Coquerel : Je vous sens inquiet, Monsieur. Il est tard et j’ai des instructions pour vous conduire à votre chambre. Nous allons monter un escalier de 14 marches (27), agréables aux pas. Nous ne rencontrerons personne. Nos deux « ombres » disparaitront malgré la lumière de mon flambeau. C’est un mystère propre à Rouverel : ce domaine est habitué à repousser les « ombres » inconnues pour ne laisser passer que les hôtes que le Maître apprécie. Si vous y avez convenance, vous pourrez vous reposer quelques instants. Votre dernière marche dans notre sombre forêt vous a éloigné désormais du Délubre. Ses murs clos abritent des espèces ancestrales à jamais disparues des terres civilisées et que seuls les dieux des Anciens connaissaient. Aussi, pour garantir votre repos, vous ne serez pas surpris que les fenêtres de votre chambre aient été condamnées. Votre chambre, réservée aux hôtes de marque, restera éclairée par une lampe où brulent plusieurs bougies. Deux flambeaux resteront allumés devant chaque porte. Vous êtes l’hôte que nous espérions depuis longtemps. J’oubliais l’essentiel, l’invitation de mon Maître, le Comte Palamède Dossila de Foulque.
Monneval-Yssel lit la lettre du Maître :
« Monsieur,
Bien qu’hôte étranger à notre région, je souhaite que vous trouviez plaisir à rester parmi nous quelques temps ; Flavius Coquerel, mon majordome, qui vous remet ce courrier, se fera un devoir de veiller à votre bien-être et à satisfaire vos moindres désirs. Ici, rares sont les voyageurs qui s’égarent, et c’est pour nous une faveur providentielle. Ils rompent les monotonies de nos solitudes. Celles-ci présentent certains charmes : vous en jugerez par vous-même. Ces enchantements ne se limitent pas à ce site sylvestre, au grand âge et à la beauté de cette demeure dissimulée au plus grand nombre. L’essentiel de ces charmes singuliers tiennent aux souvenirs des événements passés qu’ont vécus ces vieilles pierres. Cette demeure a bonne mémoire et ne se laisse pas oublier par ceux qu’elle attire. Il nous arrive de rencontrer ceux qui y vécurent, ou y passèrent. C’est l’un des attraits - un peu exceptionnel - de notre vieux Domaine. La rencontre de certaines « ombres », le plus souvent discrètes, doit être accueillie avec discernement, par les hôtes de passage.
En espérant que vous voudrez bien honorer de votre présence mon prochain diner, je suis votre obligé,
« Comte Palamède Dossila de Foulque »
Flavius Coquerel : Monsieur, quelle réponse dois-je transmettre à mon Maître ? Vous sied-t-il de rester quelques jours avec nous ? Peut-on compter sur vous pour le diner de ce soir ?
Monneval-Yssel , après un instant d’hésitation : Montrez-moi le chemin de ma chambre.
Tableau 5
On est dans la salle à manger du Domaine de Rouverel : une longue table, éclairée par 5 flambeaux, est placée au fond de la scène. Monneval-Yssel et le Comte vont s’y asseoir et se font face. Devant chacun d’eux, un verre à pied. Sur le mur de fond apparait un tamaris entourant le tronc d’un chêne qui porte un zodiaque et ses douze planètes, avec, un soleil noir, fortement éclairé par les projecteurs.
Comte Palamède : Monsieur de Monneval-Yssel, je suppose ? Asseyons-nous, je vous prie.
Monneval-Yssel prend place à l’une des extrémités de la table, pendant que le Comte Palamède, restant debout quelques instants, murmure une oraison, l’hymne de Saint Ambroise (28) :
« Avant que s’achève le jour,
Dieu créateur de l’univers
Ensemble nous vous demandons
Que votre Amour veille et nous garde. »
Monneval-Yssel, sans se lever, joint les mains, et incline la tête.
Monneval-Yssel : Je vous remercie pour votre hospitalité, Monsieur le Comte. Un sanglier m’ a conduit à travers l’épaisse forêt jusqu’à Rouverel et sa sombre solitude. Cette bête étrange ne craignait pas cette tempête dont je voulais m’abriter, après avoir été chassé du jardin du Délubre ou m’être enfui, je ne sais. C’était une nuit sans lune. Je suis sensible aux charmes d’une vie retirée du monde. Ainsi, il m’arrive parfois de quitter ma Durance natale, pour retrouver, en Camargue, les étangs de Monroe(29), les manades du Marquis de Baroncelli (30), et le Sanctuaire des Saintes-Maries (31).
Comte Palamède : Ces aspirations communes nous rapprochent d’un passé évanoui pour nos consciences assoupies. Cependant, nos attitudes et nos dispositions d’esprit, ne sauraient nous égarer. Il existe plusieurs sortes de solitudes. Celle des bois, des montagnes, des étangs nous révèle les présences de vies auxquelles nous nous croyons étrangers. La nature nous fait signe, mais nous restons sourds à ses appels, nous privant d’instants de bonheur qui sont à notre portée. Il y a aussi la solitude dramatique des cœurs. Je ne parle pas des grandes solitudes de l’âme, où non seulement le cœur, mais aussi l’esprit s’engagent, volontairement, dans une aventure singulière, souvent tragique : celle-ci peut nous conduire au ciel ou nous entrainer en enfer. Celle que je redoute, comme vous sans doute, suppose une traversée du désert, au cours d’une vie par ailleurs harmonieuse. Au désert, il y a des anges, les messagers des dieux, tels le grand Hermès (32) ou l’ Archange Gabriel (33), qui veillent sur nos solitudes involontaires. Parmi ceux-là, se révèlent des démons qui guettent nos faiblesses, l’épuisement de nos volontés, affamées ou assoiffées par des parcours insensés. Leurs proies favorites, c’est la fragile personnalité d’une âme devenue solitaire. Ces démons sont rusés, avancent masqués et savent à quel prix s’achète une volonté affaiblie. Leur perversité est si grande et leurs maléfices si puissants que la plupart d’entre nous se croient perdus, alors que leur solitude n’est qu’apparente. Ils se pensent, seuls dans le désert, alors qu’ils se trouvent, à leur insu, en compagnie du diable. Le diable, qui semble muet, est passé maître dans l’art d’utiliser les magies du silence. Le silence est la seule présence légitime, la rencontre qui a droit de cité dans une solitude profonde et durable des cœurs.
Le Comte Palamède lève son verre en regardant fixement Monneval-Yssel et poursuit, profondément troublé, sa méditation à haute voix.
Comte Palamède : Qui a déjà, sur cette terre, rencontré le silence authentique ?
Le comte Palamède boit la coupe puis l’incline et verse le fond sur le sol, comme s’il accomplissait un rite sacré. Puis il dit à voix basse, comme si les paroles n’étaient destinées qu’à lui-même :
Comte Palamède : A notre Mère la Terre, et aux « ombres » qu’elle abrite (34) !
Après un long silence, il reprend sur le ton de la confidence en se tournant vers Monneval-Yssel.
Comte Palamède : Rien ne révèle mieux nos sentiments secrets que ces moments de silence partagé. Revenons à vous, Monsieur. La journée a été brûlante, vous devez éprouver quelque fatigue. Nous connaissons des nuits fraiches et nous souhaitons offrir à nos hôtes un bon repos. Dans votre chambre, on trouve le sommeil léger, l’un des plus agréables qui soit. On s’y éveille en pensant que l’on dort et le fil d’un même rêve nous accompagne dans la nuit : c’est l’image d’une vie heureuse.
Monneval-Yssel écarquille les yeux.
Comte Palamède : Si mes paroles vous paraissent étranges, elles ne devraient pas vous inquiéter. Mon chapelain, Dom Anselme de Quérignan, va nous aider, vous et moi, à franchir, en toute quiétude, le seuil qui mène vers le monde des ombres nocturnes.
Entre Dom Anselme de Querignan, le Chapelain.
Comte Palamède : Monsieur le Chapelain, la nuit a commencé, il est temps d’officier.
Dom Anselme s’incline et poursuit l’oraison dite par le Comte Palamède au début du repas :
« Que loin de nous passent les songes
Et les phantasmes de la nuit
Gardez nos corps de l’ennemi
Afin qu’ils ne soient pas corrompus. »
Dom Anselme s’adresse directement à Monneval-Yssel.
Dom Anselme : Le domaine de Rouverel est une maison de prière où ne manquent, ni d’antiques douleurs, ni de tristes mélancolies. Si la demeure est solide, elle est née sous un signe fatal, un jour où le soleil, las de la vanité des hommes, s’était voilé, suscitant en plein jour d’étranges ténèbres dépourvues « d’ombre ». C’est de là que provient sa grandeur. L’approche des cataclysmes exalte les forces latentes de l’être, celles qui dorment dans la nature ; elles ne sont qu’assoupies chez les personnes sensibles. Ces puissances tendent à la démesure, à la survie de monstres que l’on ne maîtrise pas. Si certains semblent disparaître, d’autres veulent survivre, de générations en générations, dans l’intimité de la personne qu’ils ont choisie. Leur retour est possible et aucune conjuration humaine ne saurait les chasser, sans le recours de nos prières les plus ferventes.
Monneval-Yssel : A qui adressez-vous vos prières ?
Comte Palamède : Il est prudent, Monsieur, de veiller à nos moindres paroles, comme à tout acte susceptible de réveiller de mystérieuses colères. On ne sait ce qui les déclenche, aussi nos prières vont-elles à ceux qui nous menacent, sans que nous les connaissions. Du fait de ces imprudences, possibles de la part de nos hôtes de passage, nous usons ici de prières adaptées à ces dangers. Ce soir, l’hymne de Saint-Ambroise vous protègera au seuil de cette nuit, avant que vous pénétriez dans la pénombre des songes qui vous attendent. Je vous invite à vous rendre à la bibliothèque, où vous êtes attendu. Séraphin, gardien de la bibliothèque vous y conduira. Il vous faudra ensuite aller dans votre chambre où vous pourrez prendre un repos bien mérité : l’effet de nos prières s’évanouit au-delà des murs de cette demeure. Nous poursuivrons nos prières, pendant la nuit, dans les lieux consacrés.
Tableau 6
Monneval-Yssel est assis dans le fauteuil de la bibliothèque de Rouverel. Les projecteurs sont dirigés sur le lutrin dont on devine qu’il porte un manuscrit où figure, en première page, le symbole « SKIA ». Monneval-Yssel se rendra ensuite, seul, dans le parc du Domaine, sans Séraphin. Sirius entre après lui dans le parc de Rouverel.
Séraphin, tenant des clefs : Mon Maître m’a donné instruction, sur les conseils de son chapelain, Dom Anselme, de vous introduire dans la bibliothèque. Cette instruction concerne la première salle de la bibliothèque qui en comporte trois. Cette salle n’est pas la moins intéressante, mais doit rester dans la pénombre afin de préserver les vénérables manuscrits dont le Comte a hérité de ses ancêtres.
Monneval-Yssel : Je comprends, mais quelle idée, une bibliothèque qui reste dans la pénombre ! Ce
n’est pas faciliter la vie du lecteur de passage …
Séraphin : Vous devez savoir que l’on n’y pénètre, le soir venu, qu’après les premières oraisons qui protègeront les habitants de Rouverel des ténèbres de la nuit. Il se trouve ici plus de mille ouvrages de prières en vue de prévenir les maléfices des puissances obscures. Elles sont écrites dans des langues étrangères connues du Comte Palamède et de son chapelain, sauf l’une d’entre elles, un psaume. On le dit une fois par an, après Noël, le soir de la Saint-Jean d’hiver (35); c’est un enfant de Cotignac qui présente l’ouvrage à notre chapelain. Bien que le sens de cette liturgie nous échappe, elle nous émeut.
Monneval-Yssel : Pourquoi ? Vous devriez savoir ce qui se joue à travers ces oraisons mystérieuses !
Séraphin : Cela outrepasse mes attributions. Mais votre ignorance - ou votre intrépidité - sont dangereuses. Je vous répète la phrase que j’ai cru comprendre : « Tu ne craindras ni la terreur de la nuit, ni la flèche qui vole au grand jour, ni la peste qui rôde dans l’ombre ». Ces Messieurs doivent rester seuls pour l’office de la nuit. Ils ne sauraient tarder.
Monneval-Yssel : Ces prières de la nuit, les connaissez -vous, Séraphin ?
Séraphin : Non, votre hôte et son chapelain sont les seuls à les prononcer, et puis … Qui les écoute vraiment ? Un Dieu, ou des dieux, ou peut-être tous à la fois ...
Monneval-Yssel : Quelqu’un, par hasard, aurait-il pu les entendre ?
Séraphin : Le hasard, Monsieur, n’entre jamais ici.
Monneval-Yssel : Pourtant, j’y suis bien parvenu.
Séraphin : Votre place n’est plus ici, Monsieur. Il faut que vous nous quittiez, s’il en est encore temps. Partez dès cette nuit, on vous aidera. Quand vous serez sorti du Domaine, n’imitez pas Orphée se retournant vers Eurydice, aux portes de l’enfer. Il ne faut pas regarder en arrière, comme la femme de Lotte pleurant sur Sodome ! Votre vie est devant vous, si ce qu’il votre volonté d’homme s’avère assez forte. Cette question de vie ou de mort sera tranchée pour l’éternité ! Rouverel est le sanctuaire du royaume des « ombres », dont je suis un gardien involontaire ...
Tableau 7
Séraphin a quitté précipitamment la bibliothèque. Monneval-Yssel est parti du côté opposé, emportant le manuscrit posé sur le lutrin. Il va dans le parc du Domaine et sera rejoint par Sirius, puis par Georges Lemire-Harpocrate muni d’un harpon. Une ombre féminine se projette sur le sol du parc et se rapproche de lui, au point que leurs deux têtes se confondent. C’est celle d’une jeune fille élancée, que l’on devine belle et séduisante.
Venant du fond de la scène une voix féminine dit : « Je ne suis qu’une « ombre » abandonnée … La nuit est entrée dans mes yeux. Comment retrouver mon chemin ? Qui me guidera ? Il y a quelqu’un ici, une âme qui m’écoute et peut-être me comprend. Je me tiens devant vous, et vous ne me voyez que mon « ombre ». Qui peut saisir une « ombre » humaine qui s’est perdue dans « l’ombre » universelle ? Si vous avez quelque pitié de moi, attendez l’aube, et vous me retrouverez avec mon « ombre » véritable, seule, sans corps, captive du soleil, mais sauvée de la nuit pour quelque temps. Aurez-vous le courage de m’écouter ? Je ne me suis pas résignée. Mon désir me tourmente et j’aspire à retrouver le corps d’un vivant sur la terre. J’éprouve l’immense besoin de rejoindre celui qui sera capable d’accueillir mon âme et de devenir un jour sa seule « ombre ». »
Monneval-Yssel, frissonnant d’effroi : D’où vient cet appel désespéré qui émane de cette âme ? Elle m’est étrangère mais je l’avais déjà entendue, sans la comprendre, au jardin du Délubre. Cette âme cherche un corps qu’elle veut pour elle-même, pour y vivre sans partage, au risque de précipiter une nouvelle mort, la mienne. Ce n’est pas mon corps qui s’enfuit, épouvanté, comme au Délubre : c’est mon âme qui me fuit. Je la sens glisser hors de ma chair, s’écouler, se répandre, s’enfoncer dans la terre qui l’attire passionnément. Le chant séduisant de cette « ombre » m’attire. A son appel, j’éprouve le désir insensé de la saisir, je voudrais tendre mes mains vers elle. Sa voix s’est tue, mais c’est son visage que je veux voir.
Monneval-Yssel suit, pas à pas, « l’ombre » qui se déplace vers le fond de la scène puis s’évanouit.
Sirius : Tout est perdu, sans une dernière intervention de Georges Lemire-Harpocrate. Il saurait extirper ce mal qui détruit notre hôte, mais n’interviendra que sur les instructions de notre Maître ; la nuit tombe déjà et nous ne sommes déjà le 26 septembre. Nous faisons mémoire de Saint-Cyprien, le magicien d’Antioche que Sainte-Justine a su convertir par son amour en dominant les forces démoniaques incarnées par un serpent (35 bis).
Georges Lemire-Harpocrate entre dans le jardin armé d’un harpon (36). Il tue une immense couleuvre qui apparait en sifflant. Tous se retirent en silence : Monneval-Yssel vers la chambre du Comte Palamède ; Sirius vers le café des platanes ; Georges Lemire-Harpocrate vers le jardin du Délubre.
Tableau 8
Dom Anselme de Quérignan et Monneval-Yssel, qui s’est ressaisi, sortent ensemble du parc pour entrer dans la chambre du Comte Palamède. La chambre du Comte Palamède est plongée dans la pénombre. On aperçoit le Comte gravement malade, étendu sur la table, qui fera office de lit ; il ne bouge pas.
Dom Anselme de Querignan : Monsieur, je suis chargé d’un message du Comte Palamède. Il est malade et doit garder le lit. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais vous introduire chez le Maître. Il a exprimé le désir de vous rencontrer cette nuit, avant l’aube.
Monneval-Yssel : Mon plaisir sera grand, quelle que soit l’heure, de revoir votre Maître.
Les deux hommes s’agenouillent auprès du Comte Palamède.
Dom Anselme de Querignan : L’heure est arrivée pour vous d’être initié, si vous l’acceptez du plus profond de votre âme, de votre cœur et de votre conscience. L’aube est encore loin, et nous pouvons vous éclairer sur votre sort : il se joue aujourd’hui entre ces deux mondes auxquels vous appartenez.
Monneval-Yssel : Quels sortilèges m’ont conduit vers Rouverel, contre ma propre volonté, comme si une autre âme était venue m’habiter ? Hostile ou reconnaissante, je ne sais ; mes pensées s’orientent vers la mémoire de mon ancêtre, Jean Gabriel Dellaurgues, et vers mes amours perdus. Selon moi, je suis arrivé ici par hasard et vous ne pouviez pas savoir qui j’étais.
Dom Anselme de Querignan : Rien n’arrive ici par hasard. Vous êtes venu jusqu’à nous sans le vouloir, mais suivant l’ordre d’un destin qui vous était inconnu. Un simple voyageur rempli de la nostalgie à la pensée de son grand-oncle, voilà ce que vous pensiez être. Vous l’avez été jusqu’au soir où vous êtes entré imprudemment dans les champs des « ombres ». Ainsi êtes-vous passé, grâce à votre séjour au jardin du Délubre, du soleil de la conscience éveillée aux mystères insondable de la nuit. Ce sont eux seuls qui peuvent pénétrer dans votre inconscient (37).
Monneval-Yssel : Je ne souhaite pas connaître ces mystères qui me dépassent. Ce que j’en ai pressenti m’incite à quitter le domaine.
Dom Anselme de Querignan : Partez c’est le meilleur parti. Ces mystères sont dangereux, pour qui n’a pas la crainte des mondes invisibles. Nous pensions que tel n’était pas votre cas. Vous étonnerai-je si je vous dis que je sais pourquoi ? Vous étiez à la recherche d’une « ombre », tout en redoutant, comme ce fût le cas autrefois pour Jean-Gabriel, qu’elle perturbe votre vie et vos habitudes.
Dom Anselme désigne le Comte, devenu parfaitement immobile, puis l’ensemble de la chambre.
Monneval-Yssel reste seul et ferme les yeux eu Comte Palamède et se met à prier, les mains jointes :
« Il ne t’arrivera pas de malheur, aucun coup ne te menacera ta tente
Car Il chargera ses anges de te garder en tous ses chemins »
Monneval-Yssel, à l’écart : Qui était le Comte Palamède ? Sirius m’aidera-t-il à le savoir ? Quel était son secret ? Suis-je destiné à en être le seul dépositaire ? Pourquoi moi ?
Il s’assied sur une chaise, près de la table, et lit, très ému, le manuscrit qu’il avait pris sur le lutrin :
« Lis, mais surtout écoute avec ton cœur.
Ne t’attend pas à comprendre
Tant que le sceau sera intact,
Tu n’auras pas de lumière,
Et le sceau, ce n’est pas un livre que l’on ouvre,
C’est une créature, une « ombre » qui appelle. »
Monneval-Yssel s’interrompt et lève les yeux vers le tamaris entourant le chêne au zodiaque (38) et au soleil noir. L’ombre féminine, rencontrée dans le parc, tente de rentrer dans la chambre du Comte Palamède, décédé, et se projette sur l’arbre. Le reste de la chambre est dans l’obscurité. Monneval-Yssel reprend à voix forte (texte d’Henri Bosco ») :
« Une nouvelle lumière vient d’apparaître.
Voyez comment ce corps nouvellement défunt
A projeté son « ombre », désemparé
A l’aide de la puissance renouvelée des songes.
Si le corps est inanimé, il reste une ombre inquiète
Et de cette « ombre » encore solitaire
Naissent de nouveaux songes
Qui étouffent son esprit.
Bientôt par milliers, grâce aux songes des vivants
Monteront des corps défunts
Une foule fantomale et égarée.
Chaque « ombre » vainement
Appellera un corps qu’elle a aimé
Et dont le destin l’a séparée
Jusqu’à ce que, lassée de sa poursuite
Sur toutes les routes du monde
A jamais elle disparaisse
De la mémoire des hommes.
A moins qu’un dieu, lassé de son corps immortel
Qui n’est que lumière sans « ombre »
Pour se mêler secrètement aux hommes
Ne visite cette « ombre » esseulée.
Sera-t-elle alors toujours une ombre de la terre
Comme le serait une « ombre » humaine ?
Et quelle prière adressée au Sauveur du monde
Sera assez forte pour éloigner
Ces âmes en peine de survie terrestre ? .
Tableau 9
Monneval-Yssel quitte la chambre du Comte et va s’assoir sur le banc du parc de Rouverel, face à la Croix, et dit : « Le Maître est mort dans la nuit du 26 au 27 octobre (39). Je suis resté trois mois au Domaine de Rouverel avant de pouvoir libérer mon esprit. Harpocrate est venu me visiter ; je lui ai demandé : « Qui était véritablement le Comte Palamède ? ». Il ne m’a pas répondu. Il a pris ma main et m’a remis sur le chemin de Lourmarin, vers ma véritable famille. Sans lui, je me serai perdu dans la forêt, et n’aurai pas réussi à franchir ces barrières rocheuses qui s’élèvent à l’ouest de Cotignac ; je l’ai vu disparaître au loin, à l’horizon. Il ne s’est pas retourné, mais a embrassé de son regard le ciel d’hiver chargé de lourds nuages, oubliant ma présence … La neige s’annonçait, et avec elle, Noël et la Messe de l’aurore, celle des bergers, qui dans notre Provence, parlent directement aux anges de la venue du Sauveur, Celui qui enseigne et guérit les âmes pour toujours. J’emmenais avec moi, sans le savoir, les deniers feuillets du manuscrit de Jean- Gabriel Dellaurgues. Ils étaient attachés au symbole « SKIA » ; je l’avais conservé depuis que j’avais failli rester prisonnier dans la bibliothèque de Rouverel. »
Voici ce que j’y ai lu :
« J’aurais dû détruire ces dernières pages, car les mots vivent. Ils survivent à la bouche qui les a dits, surtout s’ils sont l’émanation d’un souffle sauvage. Alors ces mots, même mis par écrits peuvent tuer… Tant qu’ils restent des signes intelligibles, il suffit qu’un vivant les découvre par hasard, y soit sensible, et prononce ces syllabes familières des ténèbres. Le maléfice surgit, frappe au cœur, et le malheur survient. Je savais ne pas pouvoir abolir cette ombre qui me cherchait. C’était en dehors du pouvoir de ma volonté. J’espérais étouffer sa voix de sorte que rien ne puisse plus réveiller le démon qui dormait en elle : il y allait de la paix de notre maison et des générations à venir. Mais comment accepter cet oubli de soi-même ? C’est pour cette raison que j’ai cédé … A quoi ? Je ne saurais le dire. A un obstacle indéfinissable, d’après nos modes de vie habituels. Mon esprit était comme paralysé. Ainsi peut-vous troubler le passage dans la pénombre d’une âme chargée de sortilèges, quand descendent sur vous les premières caresses du sommeil. Il fallut me résigner à croire que, dans l’au-delà, cette créature déchue et terrible, m’adressait des appels équivoques. Elle avait conservé, intacte, une puissance diabolique. C’est ainsi qu’elle faillit vaincre une volonté d’homme, qui jusqu’alors, n’avait jamais failli. D’autres esprits généreux, ont pu intercéder pour le salut de mon âme, alors que ma volonté était anéantie par l’épreuve, que par témérité et par ignorance, j’avais subie. Cette épreuve, chacun peut en être victime : le destin peut s’opposer à la faible volonté des hommes !»
« Laus Deo » (40)
Epilogue
La dernière scène réunit les sept acteurs qui vont se placer dans chacun des cinq lieux où s’est déroulé le drame, à savoir :
- au café des platanes : Ribet-Séraphin
- au jardin du Délubre : Georges Lemire-Harpocrate et Célestin-Sirius
- dans la bibliothèque de Rouverel : Monneval-Yssel
- dans la chambre attenante à la salle à manger : le Comte Palamède et Dom Quérignan
- dans le parc de Rouverel : Flavius-Coquerel.
Ils prennent la parole à tour de rôle.
Le Comte Palamède : Cher spectateur, j’appartiens, désormais, au Royaume des « Ombres ». Comme vous l’avez compris, ma dernière entreprise sur cette terre a échoué. Bien qu’il présente les qualités souhaitables pour ce rôle éminent, Monsieur de Monneval-Yssel, après avoir suivi l’exemple de son ancêtre dans les méandres des ténèbres, a refusé d’accueillir mon âme, alors que j’allais mourir. Celle-ci cherchait un corps, pour survivre au sein de notre Terre-Mère. Un sursaut imprévisible de sa volonté a permis à notre hôte, avec l’aide de certains de mes serviteurs et les secours de sa religion, d’éviter la destruction de sa personne. Ma survie terrestre, artificielle, mais tentante, est ainsi condamnée, comme l’a été celle de mon ancêtre, il y a 75 ans. Notre lignée terrestre a disparu à jamais. Dépositaire de certains de nos secrets, comme l’avait-été, Jean-Gabriel Dellaurgues, Monsieur de Monneval-Yssel tentera-t-il, le moment venu, de se survivre à lui-même ? Il lui faudrait tenter ces ultimes expériences qui se soldèrent pour moi par cet échec final. J’ai vécu trop longtemps dans l’illusion que mon cœur recherchait une Présence terrestre pour survivre éternellement. Ma volonté de puissance s’est, à ma dernière heure, associée à mon instinct de survie, pour mon plus grand malheur.
« Sic transit gloria mundi » (41)
Je pardonne sans regret à Monsieur de Monneval-Yssel, ayant été moi-même sollicité, de mon vivant, par les « ombres » familières de notre Domaine de Rouverel : il a agi conformément à sa volonté.
Cher Spectateur, peut-être souhaiteriez-vous en savoir plus sur ce monde étrange des « ombres », si obscur et si attirant. Son alchimie ténébreuse nous échappe, mais chacun d’entre nous possède l’une de ses clefs : elles ouvrent les portes qui séparent les deux mondes auxquels nous appartenons. Qu’en pensez-vous, cher Harpocrate, vous qui soignez les âmes divisées et harponner le mal qui les ronge ? Vous savez prendre assez de hauteur pour qu’à votre œil exercé, rien de ce qui existe dans le visible et l’invisible, ne puisse vous échapper, le bien comme le mal.
Georges Lemire-Harpocrate : Je vis à la frontière des deux mondes. Mes parents, Isis et Osiris-Serapis, se sont autrefois unis et m’ont livré leurs secrets : ils ont lutté contre les forces de divisions auxquelles sont soumis les vivants. Leur œuvre de salut mérite d’être poursuivie. C’est pourquoi ma mémoire a survécu à la disparition des prêtres d’Heliopolis et aux cultes rendus aux dieux des panthéons grecs et romains. Le grand Virgile (42) l’avait rappelé : « Il y a des âmes à qui le destin doit une réincarnation ». Après s’être lavées de leurs fautes, ces « ombres » réclament une nouvelle vie terrestre et choisissent un corps qu’elles investiront. Si celui-ci n’est pas guidé par un esprit assez fort, ou aidé par des puissances supérieures, il risque d’être dépossédé de sa personnalité originelle. Le danger est grand car les « ombres » des trépassés savent être séduisantes, bien qu’elles ne possèdent plus de corps. Leur existence fragile n’apparait qu’au grand jour et s’évanouit avec la nuit ; on n’entend plus alors que leurs supplications. Malgré mon initiation aux mystères, mon pouvoir est désormais limité aux mondes antiques. L’attrait du domaine infernal avait inspiré le plus grand des poètes, Homère (43). Grâce à la puissance de l’Amour, Dante (44) a pris sa suite en visitant le royaume des morts ; il est parvenu jusqu’à un nouveau Paradis, celui où les morts ne recherchent plus leurs « ombres ». La « Divine Comédie » célèbre ce miracle survenu, il y a tant de siècles. Le Dieu unique, le Dieu de l’amour, nous a donné à un Rédempteur et un Sauveur, réunis en un seul Médiateur. Ainsi que l’humanité l’avait enfin rêvé, leur propre « ombre » sera, à la fin des temps, rendue aux âmes qui le méritent ; certaines bénéficieront d’une grâce particulière, comme il a été promis. Ceci n’est-il pas le plus grand miracle et le plus profond des mystères , Monsieur le Chapelain ? Le Don de Jésus Christ, le Fils du Dieu unique n’est-il pas transcrit dans le signe originel de « l’Ichtus » (44bis) ? Moi-même, puis-je espérer me réincarner avec ma mère dans la Vierge et son divin Enfant ? Cette folle illusion et la foi des hommes en la parousie cosmique m’imposent le silence dans l’attente d’une réponse.
Georges Lemire Harpocrate met son doigt sur sa bouche.
Dom Querignan : Une nouvelle page a été tournée par le Christ dans le destin du monde ! Ne vous y trompez pas, Harpocrate, vous dont la naissance appartient à la plus ancienne et la plus respectable des traditions. Le Sauveur du Monde (45) est aussi son Rédempteur et Il existe de toute éternité : seule l’inconstance des hommes l’a obligé à renouveler son Alliance. Le Dieu unique n’a pas tué les autres dieux. Aujourd’hui, comme hier et demain, chacun d’entre nous, vivant sur cette terre, bénéficie d’une trace de l’Ame universelle, du Christ cosmique. Les anciens dieux existent toujours dans la mémoire des hommes, mais ils ne dominent plus les destins des hommes. Anges ou démons, toutes les créatures aspirent à vivre dans chacun des deux mondes, visibles ou invisibles. Leurs « ombres » nous rendent visite et nous jettent dans l’effroi de la terreur sacrée, le « thambos », celui qu’ont éprouvé Jean-Gabriel Dellaurgues et Monsieur de Monneval-Yssel, entre le jardin du Délubre et le Domaine de Rouverel. J’accompagne par mes prières les êtres au cœur sensible, si de sincères aspirations les ont préparés à cette ultime « Communion des Saints » : elle a vocation à s’étendre à toutes les générations des hommes. Ces qualités sont rarement réunies, mais ce n’est pas à moi d’en juger. Il faut s’en remettre à la grâce divine, qu’il convient de solliciter avec humilité par d’incessantes prière qui se heurtent à des obstacles, avant de parvenir à leur Destinataire. Sirius, malgré toutes ses ambigüités, peut nous apporter ses lumières, lui qui règle les mouvements des corps célestes et terrestres de toute éternité.
Tous se tournent vers Sirius.
Célestin-Sirius : Je détiens le pouvoir de déchainer les forces telluriques avec lesquelles je reste en contact étroit, aujourd’hui comme hier et demain. Je suis proche des créatures célestes qui fixent les calendriers des hommes. On me confond parfois avec les dieux Thot (46) et Hermès (47), ou encore l’archange Gabriel (48). Messager des dieux, j’ai confondu Cyprien le Magicien (49) qui est mort en martyr du Dieu unique. Je participe au combat éternel entre les puissances de la terre luttant contre l’espérance de la parousie. Les grottes de Cotignac favorisent, pour le malheur des hommes, l’émergence des « ombres » qui pénètrent les corps, les esprits et les âmes de certains visiteurs intrépides, par la voie des songes. Elles exercent la puissance de leur séduction, en invoquant le rêve d’un paradis perdu, en évoquant la destruction de l’harmonie des origines. Annonciateur des lunaisons, je veille à l’éternel recommencement des jours et des nuits. Malgré moi, certains vivants succombent à la recherche de leur double, espérant d’antiques et vaines affinités spirituelles.
Ribet-Séraphin : C’est pourquoi, nous les humbles serviteurs, nous assistons, impuissants, à ce drame éternel, qui se rejoue à chaque génération. Nos exhortations ne suffisent pas à détourner les futures victimes de leur funestes destins. Il ne nous est pas donné de progresser selon les hiérarchies humaines. La simplicité de notre cœur nous met à l’abri de ces tentations stériles. Tout en exécutant les instructions des grands de ce monde, nous tentons de prévenir les dangers qui guettent les voyageurs inconscients. Les ouvrages de la bibliothèque de Rouverel ne m’ont livré que de vaines connaissances, impropres à distinguer le bien du mal. Après tant d’années d’études, je ne fais preuve que d’une docte ignorance.
Firmin-Flavius Coquerel : Séraphin, tu n’es pas seul à bénéficier de la grâce bienfaisante de l’ignorance. Majordome du Domaine de Rouverel, je possédais une partie de ses secrets, mais je désapprouvais la conduite de mon maître ! Si l’essentiel m’est resté caché, je suis témoin des drames qui se sont joués sous mes yeux. Ce n’est, ni la simplicité de mon cœur, ni le refus des desseins poursuivis, que je veux revendiquer. Malgré leurs épreuves subies entre nos murs, Jean-Gabriel Dellaurgues et Monsieur de Monneval-Yssel, sont repartis, sains et saufs, vers leurs vergers de Lourmarin. Leur volonté personnelle n’y aurait pas suffi, bien qu’ils aient accepté les dangers de cette aventure en terre inconnue. Protégés jusqu’ici par une inconscience heureuse, leur vie venait de trouver un sens nouveau, une renaissance préservant leur singularité, en harmonie avec leur passé, leur présent, et ils le croyaient, avec l’avenir de l’humanité. Ne les ai-je pas aidés, l’un et l’autre, à franchir cette étape cruelle, mais incontournable de leur existence ? Mes frères en spiritualité, ce sont le mage savant du Luberon, Mèjemirande (50) et Elzéar (51), le Saint desservant la modeste église de Vaugines : nous partageons la même foi. Nos efforts conjugués contribuèrent au salut de Monsieur de Monneval-Yssel.
Tous regardent Monneval-Yssel.
Monneval-Yssel : Je vous remercie de tout mon cœur et de toute mon âme, mes amis. Si j’ai succombé, à la suite de Jean-Gabriel, à la tentation du paradis terrestre et de ses créatures évanouies, c’est pour avoir cru que ma tentative pouvait contribuer à rétablir une harmonie perdue. D’autres s’y étaient essayé avant moi, depuis l’origine des mondes. Je célèbre la mémoire de l’admirable poète Arthur Rimbaud venu mourir, après ses aventures africaines, à l’Hôpital de la Charité à Marseille. Cet aventurier du vaste monde n’a succombé qu’à sa seconde « Saison en enfer », car elle était restée terrestre jusqu’à la fin. Au-delà des liens du sang, ces intuitions partagées relient les générations et les pays et créent des parentés spirituelles secrètes. Les dieux de l’antiquité, Thot et Hermès ou l’archange Gabriel, annonciateur de la nouvelle alliance, ont nourri notre espoir d’une harmonie universelle à la portée de nos pauvres existences terrestres. Poètes et mystiques rêvent de cet accomplissement qui s’estompe avec l’expérience de l’âge et de la souffrance liée à notre condition d’homme : il nous reste l’essentiel, l’espérance en la parousie (52). A chaque parcelle d’humanité qui nous habite, la promesse de l’Apocalypse de Saint-Jean offre la foi en une Alliance nouvelle conclue entre Ciel et Terre.
« Contra Spem in spem credidit » (53)
Ce tournant de ma vie ne s’est pas réalisé sans de grands troubles. Les charmes et les appels de certaines « ombres », mes parentes en spiritualité, ont su agir sur mon âme inquiète et impatiente. Fragile maillon d’une chaine plurimillénaire, j’ai négligé les puissances des forces qui s’affrontaient à travers moi. J’ai accordé une confiance excessive à ma faible volonté d’homme. Ainsi mon destin a-t-il suivi son cours, finalement heureux, non sans subir de mortels périls, pour mon corps comme pour mon âme, jusqu’à ce que je trouve la Présence que je cherchais au plus profond de moi-même, un cœur à cœur avec Dieu, mon Sauveur : « le chemin secret va vers l’intérieur » … Demain, quelqu’un se souciera-t-il encore de ce qu’a été ma quête de bonheur et qui saura s’en inspirer … ou s’en défier pour éviter les mêmes périls ? Qui se souviendra encore de mon nom ? Figurera-t-il parmi ceux qui participent à la Communion des Saints autour du Christ-Sauveur ? Chers Spectateurs, croyez-vous que cette tragique renaissance des cœurs à la puissance de l’amour puisse vous atteindre un jour ?
Les sept acteurs se tournent vers la salle. On entend en sourdine le deuxième mouvement (Andantino) du concerto en do majeur pour flûte et harpe (54) de Wolfgang Amadeus Mozart (K 299).
« Le monde extérieur est celui des ombres et il les dessine dans le royaume de la lumière. Pour le moment, il nous semble encore que tout en nous soit obscur, solitaire, informe, mais comme cela sera différent quand, les ténèbres une fois dissipées, le corps d’ombre sera disparu. »
Novalis, Blütenstaub, 1798 (55)
« Deux âmes, hélas ! Se partageaient mon être
Et chacune d’elle veut se séparer de l’autre :
L’une, ardente, s’attache au monde
Par les organes du corps ;
Un mouvement naturel entraine l’autre
Loin des ténèbres
Vers les hautes demeures de nos Aïeux »
Goethe, Second Faust, 1832 (56)
« J’aspire à tous les cieux qu’on n’atteindra jamais
Il n’est rien de meilleur ni rien de plus mauvais
Que ma tendresse immense, et je mêle en moi-même
Tout ce que l’on déteste à tout ce que l’on aime. »
Henri Bosco, Le poème des morts, 1925 (57)
***
Notes et commentaires de l’auteur
(1) Ces lamelles étaient enfouies dans les tombes des initiés pythagoriciens, familiers des anciens mystères orphiques ; la société pythagoricienne était répartie en deux grandes classes : les auditeurs et les mathématiciens. Les textes de ces lamelles proviennent de Petelia, au Sud de l’Italie, en Calabre (aujourd’hui : Strongoli, près de Crotone). Tous croyaient à la transmigration des âmes, à distinguer soigneusement de la métempsychose d’origine indienne. Pythagore (Samos-580 ; Metaponte-497) a séjourné à Crotone et y a formé ses disciples, après avoir quitté Delphes. Orphée et Pythagore ont été initiés aux mystères par les prêtres du temple de Neith-Isis à Memphis.
(2) Plutarque (Chéronée, 46 ; Chéronée,125), auteur de la « Vie des hommes illustres », était aussi prêtre d’Apollon à Delphes et familier des mystères d’Eleusis. Il avait visité l’Egypte (Alexandrie) dans sa jeunesse ; sa dernière œuvre, « Isis et Osiris » évoque sa conviction de l’unité essentielle de tous les cultes. Son œuvre précédente,« l’E de Delphes »(123), comprend des développements importants sur le chiffre 5, nombre central de l’univers : 5 éléments, 5 sens, 5ème lettre de l’alphabet … Selon la religion égyptienne, Thot est le maître du chiffre 5.
(3) Ce recueil de compositions littéraires diverses, conçues entre 1849 et 1875, n’a été publié par Victor Hugo qu’en mai 1881, après son retour d’exil ; les textes sont répartis suivant quatre catégories littéraires : dramatique, épique, lyrique, satirique.
(4) Sceau de Salomon, symbole du microcosme pour la Kabale, ce pentagramme, apparenté au nombre d’or (phi selon l’alphabet grec) est également cher à René Guénon ; l’étoile à cinq branches, entourée d’un cercle, intègre les quatre éléments naturels, selon la conception occidentale : air, eau, feu, terre, auxquels s’ajoute le souffle de l’esprit. Frappée de la croix chrétienne, elle ouvre la voie du cœur, mais non celle de la rose mystique, comme chez Dante. Le symbole de la Croix, de l’étoile et du cœur apparait déjà dans le cycle d’Hyacinthe d’Henri Bosco. Le cadran solaire du Jas comporte sceau de Salomon et croix, mais également un mufle de taureau en son centre ! Dans le Mas Théotime, la Croix et le Cœur ont été conservés intacts dans le vieil Ermitage Saint-Jean . Selon Mèjemirande, le cœur et la Croix forment le contresigne du serpent du Mage Cyprien, personnage central de la trilogie d’Hyacinthe. Plutarque rappelle dans « Isis et Osiris » que les anciens égyptiens considéraient leur pays comme un cœur. En revanche, la rose n’apparait pas chez Bosco, contrairement aux traditions rosicruciennes d’inspiration égyptienne.
(5) « SKIA », « ombre » en langue grecque ancienne. Selon les notes manuscrites d’Henri Bosco commentées par Claude Girault (L’Art de Henri Bosco, José Corti, 1981, P.196 : « Ombres et lumières dans une Ombre »), ces cinq signes représentent : à gauche, le feu et le corps (sigma) ; à droite, la clarté et l’ombre (sigma inversé) ; en haut, la lumière (phi) ; en bas, la psyché et l’âme (psi) ; au centre : le cœur (kappa). Le signe du haut (phi), est aussi le symbole du nombre d’or, principe d’harmonie universelle selon Pythagore, Luca Pacioli, et d’autres. « SIA » est le héros du dieu solaire dans le « livre des portes » des anciens égyptiens (E. Hornung, les dieux de l’Egypte) et D. Michaud, « le Livre de Thot », Maison de Vie, ). « C’est en cheminant que l’on atteint le SIA … », mais il manque le cœur... cf. note 44bis.
(6) Les tamaris ont protégé, après son démembrement par Seth, Osiris, réfugié à Byblos, en Phénicie. Ici, ils entourent le chêne qui emprisonne les âmes, selon Henri Bosco (Tante Martine). Le soleil noir met en valeur les douze signes du zodiaque. Henri Bosco était « scorpion », ascendant « vierge » (16.11.1888 à 2h du matin) en Avignon (rue de la Carrèterie, près de la place Pignotte).
(7) Henri Bosco a écrit son œuvre, en écoutant de la musique classique, avec une certaine prédilection pour J.S. Bach et W.A. Mozart. Les sonates pour flûte et basse continue (BWV 1033 à 1035) ont été écrites entre 1718 et 1723 à Köthen, mais certains contestent leur attribution à J.S. Bach (Roland de Cande, J.S. Bach, Seuil 2000).
(8) Le 19 ( ou 17) juillet était la date du nouvel an égyptien, annonçant la nouvelle crue rouge du Nil. C’est alors que l’étoile Sirius (appelée encore Sothis), après avoir disparu pendant 70 jours, réapparaissait dans l’axe du lever du soleil. L’adoption du calendrier grégorien en 1528, à la place du calendrier julien a ramené le début de cette renaissance héliaque au 19 (ou 17…) juin à l’époque moderne occidentale.
(9) Henri Bosco a trente-sept ans et vit alors à Naples (Professeur à l’Institut français). Le normalien Robert Laurent-Vibert, Président du Pétrole Hahn, qu’il a connu à Salonique, pendant la guerre de 1914-1918, meurt accidentellement le 27 avril 1925. Bosco s’investit dans la Fondation du Château de Lourmarin. Pendant sa période napolitaine, Bosco tombe amoureux de l’italienne Silvia Fondra à qui il écrit 170 lettres conservées dans le fonds Henri Bosco de l’université de Nice. Cette rencontre n’aura pas de suite. Il a commencé à écrire ses premières œuvres romanesques : Pierre Lampédouze (1924), Irénée (1928), Le quartier de sagesse (1929).
(10) Année 1850 : C’est trois ans après la naissance de son père, l’artiste lyrique, Louis Bosco qui mourra en 1927, à 80 ans ; sa mère lui survivra jusqu’en 1942, décédant à l’âge de 82 ans, à Rabat. 1850, c’est aussi le début des amitiés félibréennes et de la renaissance provençale : Mistral a vingt ans et créera avec six autres comparses, dont Théodore Aubanel, le Félibrige, le 21 mai 1854, au château de Fontségugne, à Châteauneuf de Gadagne, le jour de la Sainte-Estelle.
(11) Cotignac est construit au pied d’une immense barre rocheuse de tuf de 400 mètres de long et 80 mètres de haut, sculptée par les eaux de la Cassole, affluent de l’Argens. Ses habitations troglodytes ont été habitées depuis des temps immémoriaux. Des escaliers permettent de visiter ces habitations primitives, dont les premiers habitants semblent avoir été des Celtes venant d’orient. Les grottes du rocher servaient aussi de sépultures collectives. Cotignac était sur la route, à mi-chemin entre la Maison Rose de Cimiez et le bastidon de Lourmarin, empruntée régulièrement par Henri et Madeleine Bosco.
(12) Construit en dehors du village, le sanctuaire de « Notre Dame de Grâce » fait mémoire de l’apparition de la Vierge à Jean de la Baume, le 10 aout 1519. Louis XIV et sa mère Marie-Thérèse y vinrent en pèlerinage en 1660, après avoir fait leurs dévotions à la Sainte-Baume.
(13) Le Monastère a été construit après l’apparition de Saint-Joseph au berger Gaspard Richard de Cotignac, le 7 juin 1660. Il se situe près d’une source miraculeuse qui avait étanché la soif de Gaspard.
(14) Il s’agit de la fête de la naissance de Saint-Jean-Baptiste, le jour du martyre du Saint étant célébré le 29 août. Les feux de joie marquent, en juin, le début des moissons.
(15) Fils d’exilés français à Berlin, Adalbert de Chamisso (Boncourt, 1781 ; Berlin, 1838) exploite dans son roman « Peter Schlehmils wundersame Geschichte » le revers social lié à la perte d’identité. Henri Bosco ne se réfère à cette œuvre qu’en contrepoint de son approche qu’il veut résolument spirituelle, comme l’a justement observé Jean Onimus.
(16) On est à la période de l’année où le soleil culmine à son zénith le plus élevé au-dessus de la ligne d’horizon (au niveau du tropique du cancer).
(17) Célestin apparait également dans « Pierre Lampédouze », détournant Pierre des amours superficielles d’Irénée qu’il idéalisera en Cressida. Ici, il se survit dans Sirius, étoile de la renaissance et de la nouvelle année et on lui prête une affinité singulière avec Thot-Hermès, le Dieu lunaire, tuteur d’« Horus » alias Harpocrate, fils d’Isis et Osiris. Sirius-Sothis fait partie de la constellation du Grand Chien, alors qu’Orion symbolise Osiris. Selon les conceptions égyptiennes « Isis-Sothis » aurait pu être un personnage, toujours jeune et … féminin ! Après tout, dès le Moyen -Empire, « Isis-Sothis » est devenue androgyne ! De quoi combler la lacune de personnages féminins du roman de Bosco … Bosco, incorporé à Thessalonique en 1914 dans l’armée d’Orient a dû connaitre en Macédoine la fameuse statue d’Harpocrate gréco-romain, également honoré à Délos. L’écrivain a retrouvé les traces de cette figure populaire dans le culte isiaque de Pompéi lors de son séjour napolitain. L’Iseum de Pompei, reconstruit après le séisme de 62, a fait l’objet de fouilles dès le XVIIIème siècle. Les cella de sa façade abritaient les statues d’Isis, d’Anubis et d’Harpocrate. A Rome, le temple d’Isis, n’était pas dans le « Poerium », mais dans le champ de Mars, comme les autres divinités étrangères. Le culte isiaque, répandu depuis la dictature de Sylla, réunissait des fidèles recrutés surtout parmi les femmes, les esclaves affranchis, les marins et les marchands en rapports d’affaires avec Alexandrie. Ce culte perdurera jusqu’au IVème siècle malgré le mépris qu’il suscite auprès des « élites » et des Chrétiens.
(18) Cotignac fait partie de la ligne de pénétration des Celtes orientaux en Provence intérieure, où ils construisent oppidum et cités alliées, Phocéens grecs ou Ligures. Cotignac est un point de jonction avec les sites ligures.
(19) Chef de Synagogue de Corinthe, compagnon et défenseur de Saint-Paul, également cité dans la « Légende dorée » de Voragines, à propos de Sainte-Euphémie, que Sosthène refuse de martyriser.
(20) Lourmarin, à la sortie Sud de la combe du Lubéron qui porte son nom, place de la Fondation Laurent-Vibert et du bastidon d’Henri Bosco et de son épouse Madeleine. La trilogie d’Hyacinthe et de plusieurs autres romans se situent dans le versant Sud du Lubéron, près de Lourmarin.
(21) Ce jardin de l’espérance, c’est aussi « Fleuriade », celui de Mr Cyprien, le Mage venu des Iles, dont le projet prométhéen est condamné par l’absence d’amour et le désir de liberté des hommes … et des monstres. Le « Délubre » apparait dans « Hyacinthe », comme une haute falaise infranchissable.
(22) Selon la tradition religieuse monothéiste, l’« harmonie universelle » préexiste à la chute de l’homme, à l’occasion du péché originel. Dans la spiritualité égyptienne, « Maat » symbolise cette recherche d’harmonie universelle de nature spirituelle. Le jugement des « âmes » (« psychostasie ») viendra confirmer - ou non - l’adéquation du comportement du défunt pendant sa vie terrestre. Dans le jugement consigné par le scribe Thot, le défunt, par une suite de dénégations conformes à la liturgie du « livre des morts », affirme ne pas avoir perturbé l’ « harmonie universelle ».
(23) « Rouverel » : il n’existe plus, au Nord-Est de Cotignac, qu’un lieu-dit « Pouverel », devenu … un camping ! Le domaine et son maître ont disparu …
(24) Tourner le dos à l’Orient, c’est repartir vers son destin, riche d’une expérience, qui quelques jours avant la Toussaint et le jour des Morts devenus des Ombres, permettra de vivre dans l’attente de la véritable « communion des Saints » inspirée de la nouvelle alliance Christique.
(25) « Harpocrate » ou « Horus enfant », est fils d’Isis et d’Osiris et sauveur de son père grâce à l’aide de Thot. Très répandu dans l’Empire Romain, son culte préfigurerait, selon E. Drewermann et Ch. Desroche-Noblecourt, l’Enfant Jésus porté par la Vierge. La dynastie Lagide a introduit Serapis à la place d’Osiris. Après son « Voyage en Orient » de 1843 (en passant par Naples et Pompéi à son retour), Nerval défendait une idée voisine dans son « Isis » des « Filles du feu », et bien sûr dans le poème « Horus » des Chimères (1854). Dans la « Madone Sixtine », célèbre tableau de Raphaël, c’est un angelot (un « putti ») qui tient son doigt sur la bouche, scène aimée et commentée par Novalis en 1798 après la fameuse rencontre romantique à la Gemäldegallerie de Dresde, deux ans avant sa mort.
(26) « Ombre » : expression commune (Homère, Virgile, Dante, …) pour désigner les âmes des morts, que Bosco fait sienne depuis ses premiers écrits. Selon la religion égyptienne traditionnelle , c’est l’une des cinq composantes de la personne, avec le corps, le cœur, le « Ba » et le « Ka ».
(26bis) Vasque en « T » : symbole de l’escale possible dans l’eau primordiale, selon la religion égyptienne, la grenouille étant symbole de renaissance dans le milieu aquatique.
(27) Comme l’escalier du Grande Rougier, mas de la famille Aubanel (héritage de la mère de Théodore, née Seysseau, de Monteux). Ce mas qui a accueilli les Félibres et les frères Grivolas est situé sur la commune actuelle du Pontet (autrefois Monteux), quartier des Dauland, chemin de Saint-Tronquet, près de Font-Vert. Devenu la propriété de la famille Bonnet-Cassin, étroitement alliée aux Aubanel sur plusieurs générations, ce mas était l’un des principaux lieux de rencontres de leur nombreuse descendance. Il s’agit des 14 (2X7) degrés mystiques que dominaient les représentations de Thot (Le panthéon égyptien, Champollion, 1823).
(28) Saint-Ambroise (Trèves, 340 ; Milan, 397), Evêque de Milan en 374, est fêté le 7 décembre ; il est l’auteur de quatre hymnes, dont l’hymne du soir chanté, notamment aux Vêpres par certaines communautés religieuses (les Chartreux en particulier) :
« Te lucis ante terminum
Rerum Creator, poscimus
Ut pro tua clementia
Sis praesul et custodia … »
(29) Etang (et île, ou « radeau ») de Monroe : il s’agit d’un lieu-dit camarguais au cœur des étangs du Vaccarès, près des Saintes-Maries de la Mer. Du radeau de « Monroe », célèbre pour son site favorable à la naissance des taureaux (comme le courageux « biou » dit le « sanglier », enterré au Caylar), on aperçoit, vers le Sud, les étranges genévriers de Phénicie et les pins des bois des Rièges. L’origine de ce nom n’est pas connue, en dépit de l’alliance ancienne de familles avignonnaises (Cassin) avec ce fameux clan de Highlanders de la région d’Inverness et du Firth de Cromarty. Le château de Foulis, encore habité par le chef du clan, se situe entre la ville de Dingwall et la rivière Alness qui permet de parfumer le fameux whisky tourbé, le « Dalmore ».
(30) Baroncelli :Vieille famille avignonnaise d’origine florentine et noblesse pontificale émigrée au XIVème siècle en Provence ; elle a été longtemps propriétaire du Palais du Roure construit par le cardinal de la Rovere, futur Pape Jules II, mécène de Raphaël et de bien d’autres ; le Marquis Folco de Baroncelli a créé, à la fin du XIXème siècle la manade du mas de l’Amarée, puis de Simbeu, devenue « Henri Aubanel », descendant du félibre Théodore, ami de Frédéric Mistral.
(31) Les trois Marie : Madeleine, Jacobé, Salomé, arrivées, selon la tradition provençale, sur une barque en Camargue, après la résurrection et l’ascension du Christ ; elles étaient accompagnées de Lazare, Marthe, Maximin et Sidoine, Sara et Marcelle.
(32) Les Grecs ont assimilé Thot à Hermès, qui a, par la suite donné lieu, à partir d’Alexandrie au mythe d’« Hermès-Trismégite »(cf.« Corpus Hermeticum » et « La table d’Emeraude ») ; le R.P.A.J. Festugière a commenté ce sujet dans son œuvre (« Hermétisme et mystique païenne », « L’enfant d’Agrigente », les « Révélations de l’Hermès Trismégite »). Les Romains font de Mercure le descendant d’Hermès. Alexandrie, capitale de la dynastie lagide pendant trois siècles, cosmopolite et érudite, est le creuset d’un intense syncrétisme religieux rapprochant les divinités égyptiennes, grecques et romaines.
(33) Gabriel Archange, est le messager de Dieu auprès de la Vierge-Marie au moment de l’annonciation ; Henri Bosco est particulièrement attaché à cette figure céleste ; le plateau Saint-Gabriel (les Claparèdes) joue un rôle central dans la trilogie d’Hyacinthe.
(34) Hommage rendu à l’ensemble des forces telluriques, dont le sanglier, guide de Monneval-Yssel vers Rouverel, est le symbole de puissance aveugle, comme il l’a été dans l’un des premiers romans éponymes d’Henri Bosco. Cette aventure aboutit à la catabase qui sera illustrée, notamment par Homère, Virgile et Dante, Goethe ou encore Nerval. Pour Dante, que Bosco appréciait en érudit agrégé d’Italien, le Paradis Chrétien se construit autour et grâce à l’Amour du Dieu unique et des hommes : ce n’est plus le jardin des origines, l’Eden biblique, les Champs-Elysées grecs ou même un nouveau paradis terrestre, mais le lieu de la présence divine réconciliée avec les hommes. Lieu de l’extase et de la rose mystique, Henri Bosco s’en inspire pour mieux s’en détacher, aspirant de toute son âme à la véritable « Présence » ressentie de l’intérieur, comme par les disciples désespérés qui retrouvent le Christ après la résurrection, à Emmaüs (Evangile de Luc ch .23 et 24). Selon L. Tieck, « Heinrich von Ofterdingen », héros du roman éponyme de Novalis devait, lui aussi, dans sa deuxième partie restée inachevée (« l’accomplissement »), être attiré dans le royaume des morts ; Novalis avait déjà écrit, des 1799, le « Chant des morts », qui précède le célèbre « Mariage des saisons », apogée de ce chef d’œuvre du premier romantisme allemand (dit d’Iéna).
(35) Saint-Jean l’Apôtre est fêté le 27 décembre. Henri Bosco le place au pinacle des aventures spirituelles de ses personnages, comme celles qui ont lieu à l’Ermitage du Mas Théotime ou à l’Hospitalet du cycle d’Hyacinthe.
(35 bis) La « confession de Saint Cyprien d’Antioche » a été transcrite par le marquis Jules de Mirville (1802-1873) dans son tome 6 « Des esprits de l’esprit saint et du miracle » (PP. 175 et suivantes), publié par F. Wattelier, Paris (1863). Initié à Memphis, ce magicien, familier du dragon « qui fait voir les morts » est converti par l’amour de Justine. Les corps martyrisés de Sainte-Justine et Saint-Cyprien sous Dioclétien sont conservés dans la cathédrale Saint-Jean-de-Latran de Rome.
(36) Avec son harpon, Harpocrate détient le pouvoir d’éliminer les créatures malfaisantes vivant au désert égyptien ou cachées dans les profondeurs de l’eau stagnante ; Seth, frère ennemi d’Osiris en est le symbole lui, qui vient du désert. Pour Plutarque, prêtre d’Apollon à Delphes et auteur d’« Isis et Osiris », il est devenu Typhon, qui ressemble plutôt à un âne au pelage roux ... A l’inverse, la grenouille sortie des eaux accompagne les renaissances des vivants. Apophis, le serpent d’eau, l’incréé, le non-être, de nature négative, ennemi d’Uraeus, le serpent de feu est lui pourfendu par Seth … sans succès.
(37) La porte d’entrée, c’est le rêve, éveillé ou non, comme a si bien pu l’illustrer Gaston Bachelard au fil de ses études philosophico-poétiques, où Henri Bosco se situe en bonne place. L’inconscient évoqué ici est proche des conceptions de Gustav Jung, mais ne se réduit pas à une approche psychanalytique, même orientée avec intelligence vers les archétypes collectifs. Ce monde inconscient intègre, sans les opposer, des visions mystiques et poétiques des deux mondes permettant de nouvelles relations entre les êtres. Selon la tradition chrétienne, il s’agirait ici d’une « extase », d’une sortie de soi-même, autorisant de nouveaux types de perception, proche du refuge de la conscience contemplative dans le « Nous » des Orthodoxes : c’est une aventure périlleuse ! Pour Bosco, la véritable expérience mystique est celle d’une Présence (« Wesenmystik ») ardemment espérée, et non d’une extase artificielle et encore moins d’une illumination magique. Son approche est donc apparentée à celle de Novalis ou à celle de la mystique rhénane du moyen-âge (Me Eckart, Suso, Tauler), notamment via la « Gelassenheit », le détachement nécessaire à l’accueil d’ une nouvelle présence. L’attitude « mystique « de Bosco ne présente donc pas d’affinité avec certaines des impressions décrites et vécues par Thérèse d’Avila (« Brautmystik »), tandis que la «Nuit » de Saint-Jean-de-la-Croix lui parait, au contraire, une épreuve indispensable à l’attente de l’Etre aimé.
(38) Le zodiaque d’Henri Bosco est significatif. Né le 16 novembre 1888, vers 2h du matin, en Avignon, il appartient au signe du scorpion. Il bénéficie d’une influence décisive du feu, loin devant les trois autres éléments : terre, eau et air. Pour lui, les trois planètes les mieux représentées sont : (a) Venus, (b) Mercure, (c) Jupiter. Les signes dominants sont : Scorpion, Sagittaire, Gémeaux. Saint-Jean Bosco, dont Henri Bosco revendique la lointaine parenté, est décédé le 31 janvier 1888.
(39) Quatre mois après la Saint-Jean d’été, deux mois avant la Saint-Jean d’hiver.
(40) Il s’agit du passage fondamental vécu d’abord par Abraham, Moïse et les Prophètes et désormais proposé à tous les humains par la médiation du Christ, selon la vocation universelle de son Eglise.
(41) Formule d’origine byzantine destinée aux Empereurs et reprise par la suite (depuis le XIIIème siècle) pour l’intronisation des Papes à Rome ou en Avignon.
(42) Vers 710-750 du chant VI de l’Eneide : guidé par la Sibylle de Cumes, Enée rencontre aux Champs-Elysées son père Anchise qui lui révèle le destin des âmes mortes (« les ombres »), à la recherche du corps d’un vivant … après mille ans de mise à l’épreuve. Ce domaine des Ombres est réservé aux initiés des mystères orphiques qu’éclaire un soleil « noir » qui n’est pas celui des vivants.
(43) Dans le chant XI de l’Odyssée, Ulysse rencontre sa mère, Anticlée, dans l’Hadès, le royaume des morts où le soleil ne perce jamais ; il ne parvient pas, par trois fois, à la saisir dans ses bras. A son approche, l’âme d’Anticlée se dissipe comme une « ombre », comme dans un songe.
(44) Troisième modèle de voyage aux enfers bien connu d’Henri Bosco : La Divine Comédie de Dante entraine Virgile en enfer, purgatoire et paradis ; dans ce dernier, Lieu de la Présence de Dieu, les Saints communient d’un même Amour par la grâce divine (chants XXX à XXXIII, « l’Empyrée », le dixième siècle, hors du temps et de l’espace). En revanche, Henri Bosco ne reprend pas à son compte l’image de la rose mystique, organisant la Cour céleste dans le paradis de Dante.
(44bis) Les cinq lettres de l’Ichtus : iota, khi, theta, upsilon, sigma, trois d’entre elles diffèrent de celles du « SKIA » sauf la dernière qui symbolise le Sauveur, reprise deux fois par Bosco.cf notes 4 et 5.
(45) Henri Bosco, sans renier ses racines « païennes », reste fidèle à la Foi catholique de ses parents ; sa mère lui a fait lire les évangiles dans la traduction de Lamennais. Dans sa jeunesse, il assistait à la messe à l’Oratoire, rue Joseph Vernet ou à Saint-Agricol, en face de la librairie Roumanille et de la chapelle des Templiers, à Avignon. Il fut familier de l’Abbé Combaluzier, aumônier de lycée à Marseille, qu’il côtoyait à Vaugines avec qui il évoquait la pensée du R.P. Teilhard de Chardin. Comme le héros du « Récif »,Didier Markos de Monneval-Yssel, Henri Bosco fait vivre, à travers ses songes, la cohabitation des dieux des mondes antiques et du Dieu trinitaire des Chrétiens.
(46) Thot, dieu lunaire des Egyptiens est certes le messager des dieux, mais aussi, le maître de l’écriture, du temps et de la magie. C’est à la fois le modèle du scribe et du médiateur des dieux antiques. Il est ici volontairement associé à Sirius-Sothis, étoile annonçant la crue printanière et sanguinaire du Nil et signe de renaissance annuelle.
(47) Hermès perdra l’une des fonctions essentielles de Thot l’Egyptien, la pesée des âmes, mais deviendra chez les Grecs, le dieu du commerce et des voleurs … Il sera remplacé par Mercure chez les Romains, proche de Mars, le dieu de la guerre, et de Vulcain.
(48) L’assimilation – audacieuse - de Thot-Hermès à l’Archange Gabriel à travers Sirius est, ici, représentative des attitudes religieuses d’Henri Bosco, largement inspirées de sa profonde familiarité avec les cultures grecques, latines et italiennes. Ces croyances intimes se complètent chez Bosco : elles ne s’annulent pas et leur coexistence est à la source de son inspiration poétique.
(49) Cyprien décrit ici comme un mage apparait comme un parent spirituel du Faust de Goethe et de Calderon (« Le magicien prodigieux », inspiré de Saint Cyprien d’Antioche). Il n’a certes pas de « famulus » comme le Wagner du second Faust. Sa protégée, la fragile Hyacinthe, comme Euphorion, fils d’Hélène et de Faust, (qui porte le même nom que le malheureux fils d’Hélène et d’Achille) connaîtra un destin brisé par les forces supérieures avec la sombre complicité des « Caraques ».
(50) Mèjemirande, acteur spirituel du cycle d’Hyacinthe, est le type du « grand initié », qui associe son destin personnel au sens de l’histoire. Il aurait pu figurer dans les évocations célèbres d’Edouard Schuré.
(51) Elzéar, le « secours de Dieu », est le Saint de Vaugines-Geneval du « Rameau de la nuit », le consolateur de l’aventurier au sortir de sa nuit, Frédéric Meyrel. Le Saint porte le nom des « « époux vierges » d’Ansouis, Elzéar et Delphine de Sabran ; Elzéar de Sabran a été canonisé par Urbain V, pape avignonnais, au XIVème siècle. Henri Bosco, attaché à Saint-Jean l’Apôtre, a traduit son « Apocalypse » à partir de la Vulgate latine de Saint-Jérôme, en 1942 ; ce texte a été publié par la galerie Derche à Casablanca pendant la guerre.
(52) Parousie : C’est l’accomplissement du message Christique, dans toute la splendeur de la vérité, à la suite de tous les fidèles enfin réunis à leur Dieu,« jusqu’à la fin des Temps », selon Saint-Paul.
(53) Saint-Paul, Epitre aux Romains, IV, 18. Comme le savait Henri Bosco, cette formule est reprise dans le chant de communion de la fête de Saint Jean-Bosco, le 31 janvier, dont il a écrit une passionnante et émouvante biographie.
(54) Musique inspirée, bien antérieure aux morceaux maçonniques de Mozart, écrits près de 10 ans plus tard, à partir de 1786, avec le point d’orgue que constituent la « Flûte enchantée » et les cantates maçonniques, en 1791, année de la mort du divin Mozart.
(55) Texte écrit par Novalis à 25 ans et publié en 1798 dans le premier cahier de l’Athäneum des frères August-Wilhelm et Friedrich Schlegel en Thuringe.
(56) Le second Faust, écrit pendant la dernière partie de la vie de Goethe, à Weimar ; le vieux sage y livre sa dernière conception du monde, non sans rapport avec l’expèrience de la catabase. Nerval a repris ces vers en exergue à la « Pandora » de 1853. Cette version du Faust de Goethe traduite par Gérard de Nerval date de 1850. Nerval fera son second et final pèlerinage à Weimar moins d’un an avant sa mort.
(57) Poème publié par Henri Bosco en 1925, l’année de la mort accidentelle de Robert Laurent-Vibert. Il figure dans le recueil : « Terrasses de Lourmarin »-N° 13, poèmes de Henri Bosco et de Noël Vesper -Nougat, le Pasteur de Lourmarin, assassiné avec son épouse à la fin de la seconde guerre mondiale.
Bibliographie sélective
- Arouimi :
- Les apocalypses secrètes, L’Harmatttan, 2007 ;
- Vivre Rimbaud, Orizons, 2009
- L’art d’Henri Bosco, José Corti, (2éme colloque international), 1981
- Bachelard : La terre et les rêveries de la volonté, José Corti, 1947
- A. Bernard : Le Dieu des mystiques, Cerf, 1994
- Blaze de Bury : Le Faust de Goethe, traduction complète précédée d’un essai sur Goethe et suivie d’une étude sur la mystique du poème, Charpentier, 1841
- F. Champollion : Le panthéon égyptien, 1823, réédition, Maison de vie
- Dante : La divine comédie, 1320, Garnier, 1966
- Daumas : La civilisation égyptienne, Arthaud, 1977
- Desroche-Noblecourt :
- Sous le regard des dieux, R. Laffont, 2003 ;
- Le fabuleux héritage de l’Egypte, Télémaque, 2004
- Diogène Laerce : Vie et doctrine des philosophes illustres(330)-Livre VIII : Pythagore, Pochothèque, 1999
- Dunand :
- Grecs et Egyptiens en Egypte lagide, Ecole Française de Rome,1983
- Isis, mère des dieux, Actes Sud, 2008
- Homère : L’odyssée (chant XI), (-≈700), Garnier Flammarion, 2009
- Ibn Arabi :
- Poèmes d’amour ( écrits entre 1204 et 1230),
- Livre des théophanies (1204),Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1986
- Illuminations de La Mecque(1203), Albin Michel, Spiritualités vivantes, 1986
- Malaise : Pour une terminologie et une analyse des cultes isiaques, Académie Royale de Belgique,2005
- Platon :
- Apologie de Socrate (-399)
- Phédon (entre -387 et -377)
- Phèdre (-370),
- Timée (-347), La pléiade
- Plutarque :
- Dialogue pythique(125),
- L’E de Delphes(123)
- Isis et Osiris(125), Guy Tredanel, 2001
- Vies parallèles, La Pléiade
- Porphyre : Vie de Pythagore(270), Les Belles lettres, 1982
- Renaissance de Fleury :
- Spiritualité d’Henri Bosco, Pâques, 1970
- Henri Bosco, la terre et le royaume, automne, 1976
- Schuré : Les grands initiés (1889), Librairie académique Perrin, 1960
- Valin :
- Novalis et Henri Bosco, les affinités romantiques au-delà des siècles et des pays. Cahier Henri Bosco N° 19 et 20-1980
- Dieu et le poète, Novalis et Henri Bosco, deux itinéraires spirituels. Cahier Henri Bosco N°22 et 23-1983 et 1984.
- Henri Bosco et le romantisme nocturne-Colloque de Strasbourg-Honoré Champion-2005
- Virgile : Géorgique (-28), l’Eneide (-27), Garnier Flammarion, 1967
[1] « Une Ombre » ; ce roman inachevé du fait du décès d’Henri Bosco survenu le 4 mai 1976, a été publié par Gallimard en 1978, grâce au professeur Claude Girault, Président de l’Amitié Henri Bosco.