« Vous reconnaîtrez l’œuvre et l’ouvrier authentique à ce signe qui ne manque pas : tous deux ensemble rajeunissent. Ils mourront enfants à force de courir vers l’orient du monde. Créer veut dire aller vers les mains de l’ouvrier divin à l’aube des choses. Inverser le temps. »
 
Michel Serres, Le tiers instruit, 1991
 
Un passionnant dialogue philosophique réunissant René Girard et Benoît Chantre vient d’être publié par Carnetsnord avec la belle ambition d’« achever Clausewitz ». Au même moment sort dans la Bibliothèque Grasset une réédition de quatre œuvres majeures de René Girard, sous le titre générique : De la violence à la divinité. Il s’agit de Mensonge et vérité romanesque (1961), La violence et le sacré (1972), Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978), Le bouc émissaire (1982). Quelle belle opportunité de retrouver la genèse des principaux concepts du professeur de Stanford et d’explorer avec lui leur application aux relations franco-allemandes. À vrai dire, il y avait un paradoxe, dans la pensée toujours en action de René Girard, à ne pas avoir encore abordé l’intimité du couple franco-allemand. La « montée aux extrêmes » dans le monde globalisé du XXIe siècle lui en impose la pressante nécessité. La profondeur et la richesse de cette réflexion ne peuvent s’apprécier qu’à travers un retour sur l’itinéraire personnel de René Girard.
 
D’Avignon à l’Académie Française en passant par Stanford : L’œuvre d’une vie à la recherche du sens
 
Si René Girard est à la fois un grand universitaire et un penseur des temps modernes, son parcours professionnel est largement atypique. Cette originalité explique sans doute que sa réputation soit plus large aux États Unis et en Europe qu’à l’intérieur de nos frontières hexagonales, bien que la revue Esprit (1973), puis les colloques de Cerisy (1983) lui aient rendu des hommages de qualité, en attendant la parution en 2008 du Cahier de l’Herne qui lui est consacré. Né le 23 décembre 1923 en Avignon, il est le fils de Joseph Girard, conservateur de la bibliothèque et du Musée d’Avignon, puis du Palais des Papes. Les amoureux du Comtat Venaissin connaissent bien ce « premier Girard » qui nous avait donné une évocation particulièrement érudite du « vieil Avignon » (Editions de Minuit, 1958).Un tel précédent, et un goût prononcé pour la recherche en lettres classiques, conduisent René Girard vers l’École des Chartes, mais René Girard, son cursus honorum « à la française » ne reprendra qu’avec l’Académie, près de 60 ans plus tard. Entre-temps, sa carrière universitaire aura été principalement nord-américaine, en commençant par un « Phd » à Indiana University : il y enseigne de 1947 à 1961. Il suit alors le processus qui conduit à la « tenure », grâce à des postes de plus en plus prestigieux à Duke University (1952-1953), époque de son mariage avec Martha Mac Cullough, puis à Bryn Mawr college en tant que professeur adjoint. Il est enfin Full Professor à la célèbre John Hopkins University (1957-1968 et 1976- 1980), avec un intermède (1971-1975) à la State University de New York. Depuis 1981, il enseigne à Stanford, au département franco-italien, où il a retrouvé notamment Jean Pierre Dupuy et Michel Serres qui l’aura précédé de quelques années sous la coupole.
 
Au-delà de son parcours académique, l’originalité de René Girard procède d’une approche globale des relations humaines, qui, selon la belle expression de Michel Serres, permettent à « la théologie, à l’éthique et à l’épistémologie de parler d’une seule voix ». Le lecteur français découvre un éclairage inhabituel pour lui, car il s’agit d’une réinvention de l’anthropologie religieuse, placée au centre explicatif des comportements humains. René Girard ne poursuit pas une étude historique des institutions religieuses, mais se livre à une analyse pénétrante des sociétés humaines confrontées à la violence de leurs origines. À travers les multiples prismes de son érudition inépuisable, René Girard met ainsi au point le cadre conceptuel qui servira à Achever Clausewitz. La critique littéraire – outil naturel pour le chartiste enseignant dans une université américaine lui permettent de définir les racines triangulaires du « désir mimétique » : désir d’emprunt et son corollaire la rivalité mimétique lorsque la médiation est interne, c’est à-dire de proximité. Ce mal moderne, le ressentiment, y trouve ses origines. Ces premiers travaux d’un universitaire de 38 ans explorent simultanément les œuvres de Cervantès, Dante, Dostoïevski, Flaubert, Proust, et quelques autres… Ce prodigieux exercice d’érudition transnationale de Mensonge romantique et vérité romanesque nous met sur la piste de l’origine réelle des conflits : « Pour ne pas affronter notre mimétisme, nous maquillons les conflits qu’il entraîne en opposition d’idées, d’opinions et de croyances ». Aussi la « vérité romanesque » prend-elle le pas sur le « mensonge romantique » … au risque de révéler les sources cachées de la violence que sont l’envie, la jalousie, et la naïve croyance dans l’autonomie de nos désirs.
 
C’est précisément l’objet, dix ans plus tard, de son ouvrage La Violence et le sacré, qui mettra en lumière le mécanisme du Bouc émissaire, étape décisive de la pensée de René Girard. Sans abandonner l’analyse littéraire, qui s’applique ici à Œdipe roi ou à l’Odyssée, en particulier, le recours à l’anthropologie et à l’exégèse de multiples sources religieuses et mythologiques s’avère fécond. Des indiens de Santa Fe au Brésil en passant par divers mythes chinois, le processus est le même : la violence des origines est inavouable, car elle repose sur le sacrifice de la victime innocente en vue de sauver l’ordre social (« un contre tous »). Le meurtre collectif fondateur – et renouvelé en tant que de besoins – donne sa dimension sacrée et archaïque à la crise sacrificielle. Conscient de sa capacité d’innovation, René Girard n’hésite pas à marquer sa différence vis-à-vis de Hegel (et l’optimisme dialectique de l’Aufhebung), Freud (et les simplifications induites par lui dans le complexe d’Œdipe ou Totem et Tabou), ou encore Lévi-Strauss (et le structuralisme symbolique trop loin du réel historique). L’hypothèse centrale de l’unité de tous les rites aboutissant à une anthropologie de portée universelle est trop séduisante pour se disperser dans des recherches latérales. René Girard approfondit donc son sillon et nous offre en 1977 : Des choses cachées depuis la fondation du monde.
 
Les références à la psychanalyse, la présence constante de Hölderlin, une lecture renouvelée de la Bible favorisent la « prise de conscience » de René Girard à propos de son siècle et de sa dure réalité. « La réhabilitation des boucs émissaires dans la Bible et dans les Évangiles, c’est l’aventure la plus extraordinaire et la plus féconde de toute l’humanité, la plus indispensable à la création d’une société vraiment humaine ». Le processus continu d’humanisation est en cours, avec tous ses dangers potentiels, en raison même « des choses cachées depuis la fondation du monde ». Les mythes en tant que tels ne mentent pas : la culpabilité des boucs émissaires ne fait pas de doute pour la foule qui participe au sacrifice. À l’inverse, les Évangiles abolissent la violence en révélant l’innocence du bouc émissaire. Le sacré archaïque reposait sur la violence susceptible de diviniser la victime « coupable » ; les Évangiles proposent l’inverse, en reconnaissant l’innocence de la victime. L’hypothèse mimétique de René Girard peut trouver aujourd’hui sa pleine portée si on la transpose aux conflits mondiaux. Les discussions avec J.M. Ourghourlian et G. Lefort permettent de tester la pertinence de ces analyses aux cribles des dernières avancées de la psychologie et de la psychiatrie. Une telle Weltanschauung s’oppose naturellement aux philosophies du doute, ainsi qu’à une certaine forme de déconstruction, l’approche mimétique allant beaucoup plus loin dans la mise en cause des fondations culturelles. Le fil directeur de René Girard, c’est la recherche d’un sens à la vie conforme à la logique du processus d’hominisation, loin de tout dogmatisme rationaliste. « Vouer les hommes au non-sens et au néant au moment même où ils se donnent les moyens de tout anéantir en un clin d’œil, confier l’avenir du milieu humain à des individus qui n’ont d’autres guides désormais que leurs désirs et leurs instincts de mort, voilà qui n’est pas rassurant, voilà qui en dit long sur l’impuissance de la science et des idéologies modernes à maîtriser les forces qu’elles mettent à notre disposition ». Et aussi : « J’ai toujours espéré que le sens ne faisait qu’un avec la vie ».
 
Enfin, le Bouc Émissaire paru en 1982 permet à René Girard d’articuler ses différents acquis conceptuels avec une nouvelle lecture de la Bible : la logique du religieux lui paraît nettement plus féconde que la plupart des rationalismes à la mode. La cohérence de l’ensemble issue de l’hypothèse mimétique apparaît plus clairement après ces laborieuses années de recherche. L’apport des diverses religions sont mises en perspective avec les grandes croyances de l’humanité, telles que le Teotihuacan des Aztèques ou la mythologie scandinave. Il en résulte une exégèse étonnante, qui des « stéréotypes de la persécution » illustrés notamment par le jugement du Roi de Navarre de Guillaume de Machaut aboutit à l’action du Paraclet dans le processus civilisationnel. Cette démarche personnelle éclaire de façon originale – et profondément nouvelle – l’interaction du mal (ie. Skandalon, l’« accusateur »), et de l’esprit (ie. Paracleitos, l’« avocat »). Le chartiste retrouve la valeur étymologique des mots et s’étonne encore qu’elle soit restée cachée si longtemps…
 
Achever Clausewitz… pour éviter l’Apocalypse !
 
L’adoption de l’hypothèse mimétique éclaire d’un jour nouveau les relations franco-allemandes depuis un peu plus de deux siècles. L’ouvrage est construit sous forme de dialogue explorant à la fois l’histoire et les mentalités depuis les guerres napoléoniennes jusqu’au traité d’amitié de 1963. René Girard situe sa propre pensée par rapport aux grands esprits qui ont participé à l’évolution des rivalités mimétiques des deux côtés du Rhin : Clausewitz, bien sûr, mais aussi Germaine de Staël, Kojeve, Aron et bien d’autres, tout en réservant une place bien particulière au poète du renoncement, Hölderlin. La réflexion de René Girard est sous-tendue par la conviction exprimée par Clausewitz dans les premières lignes de son ouvrage De la guerre, lui-même inspiré par son modèle, Napoléon : les guerres modernes-ou leurs succédanés apocalyptiques – sont justifiées et justifient la « montée aux extrêmes » : le recours à la violence ne connaît plus de limite, bien au-delà des règles codifiées du duel. La Wechselwirkung des acteurs René Girard, l’Allemagne et la France 3 (action réciproque)est également mise en exergue par Clausewitz (chapitre VII du livre VI) : « En matière de violence, les torts sont toujours partagés ». Dès lors, les puissants sentiments d’hostilité répandus dans le monde actuel par les rivalités mimétiques accélèrent encore la « montée aux extrêmes ». La médiation devient toujours plus interne, du fait des effets de proximité créés par les moyens de communication associés à la globalisation en cours. Selon ce schéma, l’évolution de la rivalité franco-allemande apparaît riche d’enseignements et induit de nouvelles responsabilités au plan mondial. En effet, « les guerres idéologiques ont moins de force aujourd’hui, car on ne cherche plus vraiment à justifier la violence : elles n’auront été qu’une étape, encore une fois, dans l’apparition d’un principe planétaire de réciprocité. C’est dans la totale imprévisibilité de la violence qu’on peut constater ce que j’appelle la fin de la guerre, et qui est l’autre nom de l’apocalypse. Nous sommes bien loin de la fin de l’histoire annoncée par Fukuyama, ce dernier rejeton de l’optimisme hégélien ». La réflexion de Girard est – les germanistes ne manqueront pas de l’apprécier – impressionnée par le contre-modèle positif de Hölderlin ; il est considéré ici comme le poète du « retrait », du refus de la violence, sur la base d’une compréhension des phénomènes historiques et religieux, aussi bien archaïques que modernes. Auteur à la fois de Buonaparte (1798) et de Patmos (1803), il a fait seul une partie du chemin, mais à quel prix… Dans le contexte des ressentiments mimétiques de son époque, « Hölderlin est le seul, au temps de Hegel et de Clausewitz, à avoir compris le danger de la proximité des hommes entre eux ». René Girard insiste : « Le réel n’est pas rationnel, mais religieux ». Aussi, l’accélération de l’histoire, le renforcement des réciprocités négatives entre des hommes qui n’ont pas – loin s’en faut – Hölderlin pour modèle, imposent de nouveaux comportements personnels. « Cette prise de conscience est plus que jamais requise, aujourd’hui que les institutions ne nous aident plus, que c’est à chacun de se transformer seul ». Dans l’hypothèse inverse, la méconnaissance des origines de la violence amènera d’elle-même la sanction : « Il faudra de plus en plus de victimes pour créer un ordre de plus en plus précaire ».
 
À la recherche d’un retournement de la violence en affinités positives du couple franco-allemand, René Girard part sur les traces de Germaine de Staël ; selon lui, elle « invente le comparatisme et les approches pluridisciplinaires » et « essaye de tisser un vrai dialogue entre les Français et les Allemands ». Dans son sillage, Baudelaire et Wagner, et un siècle plus tard, après les cataclysmes proches de l’apocalypse, Adenauer et de Gaulle casseront le cercle vicieux de la rivalité mimétique. Ces tentatives réussies restent cependant le fait de personnalités et de circonstances exceptionnelles. Dès lors, après ces longs détours, les dangers actuels apparaissent d’eux-mêmes : « On continue donc à voir l’Allemagne avec des yeux français, alors que ce sont les Français qu’il faudrait voir avec des yeux allemands. La France devrait pouvoir se regarder sans honte dans ce miroir. Une histoire mimétique est à ce prix. Il faudrait donc aller relire et étudier de près les textes qui nous parlent des prémices de cet affrontement incroyable, mais pas dans une perspective nationaliste et unilatérale ». Nul doute que sur cet itinéraire, la pensée de René Girard s’enrichira encore au contact de Romain Rolland (et la magnifique lettre de Tolstoï du 4.10.1887, qui orientera définitivement sa pensée), Henri et Thomas Mann (et l’émigration allemande aux États-Unis) ou encore Ernst Jünger (et les deux tomes de ses journaux de guerre récemment publiés).
 
Vaste programme en effet auquel nous convie René Girard, et auquel il semble conditionner le rôle positif de l’Europe dans le monde. La méconnaissance des origines réelles de nos guerres intra européennes limite notre compréhension du monde actuel et attise les rivalités mimétiques… à l’égard de l’Europe elle-même ! Ainsi, « C’est parce que tous les signes des temps convergent aujourd’hui que nous ne pouvons plus persévérer dans la folie des rivalités mimétiques (nationales, idéologiques, religieuses) ». Le parcours effectué à partir des relations franco-allemandes trouve bien son origine et son aboutissement dans la pensée de Clausewitz : « Il fallait bien achever De la guerre pour voir où mène ce livre, qui fonctionne comme le miroir fascinant de son époque. Clausewitz témoigne, de façon plus réaliste que Hegel, de l’impuissance foncière du politique à contenir la montée aux extrêmes. Ces guerres idéologiques, justification monstrueuse de la violence, ont en effet emmené l’humanité à cet au-delà de la guerre où nous sommes aujourd’hui entrés. L’Occident va s’épuiser dans ce conflit contre le terrorisme islamiste que l’arrogance occidentale a incontestablement attisé. Clausewitz voyait encore surgir la violence au sein des conflits inter étatiques du XIXe siècle. Les nations étaient là pour contenir la contagion révolutionnaire. La campagne de France s’est encore terminée par le Congrès de Vienne en 1815. Cette ère est aujourd’hui achevée, à l’heure où la violence ne connaît plus le moindre frein. On peut dire, de ce point de vue, que l’apocalypse a commencé ».
 
Pensée mouvante que celle de René Girard, comme le mouvement du voilier sur la mer qui lutte contre vents et marées, et doit souvent changer de cap, mais règle sa boussole vers son port de destination. Pensée vigoureuse s’il en est qui relativise – parfois bien cruellement – de nombreux dogmatismes intellectuels à la mode. Pensée fortement controversée par ceux-là même qu’elle prend à contre-pied, chaque fois qu’elle franchit une nouvelle étape. S’il considère qu’en dépit de ses éclairs de génie, l’attitude de Clausewitz résulte du reflet mimétique de son modèle, Napoléon, René Girard nous invite aujourd’hui à regarder notre monde avec les yeux de Pascal, en acceptant que la plus longue des guerres reste celle où « la violence opprime la vérité ». A cet effet, il nous soumet, en tant qu’outil de travail, l’hypothèse mimétique, prisme à partir duquel peuvent être revisités la plupart des conflits actuels, qu’ils soient d’origine politique, économique ou sociale. Il est vraisemblable que d’intéressantes avancées conceptuelles résulteraient de l’application de la pensée de René Girard au monde des affaires, à l’environnement concurrentiel, voire aux marchés financiers. C’est par la reconnaissance de l’innocence des victimes « sacrificiel » que passe le dur chemin de la vérité … et les progrès réels de l’humanité aujourd’hui comme demain. Si la pensée de René Girard ne s’impose pas d’elle-même dans l’état actuel de la plupart des sciences sociales, il sera difficile de ne pas en tenir compte à l’avenir. De nombreux outils modernes, tel le Colloquium on religion and violence de l’Université d’Innsbruck, proposent de poursuivre le débat. Une petite suggestion pour terminer : pourquoi ne pas ajouter un index nominatif, tant le nombre des références est imposant et particulièrement instructif ?
 
Repères bibliographiques et webographiques
René Girard, De la violence à la divinité, Bibliothèque Grasset, 2007.
René Girard, Achever Clausewitz, Carnetsnord ,2007.
www.perspectives-girard.org : Archives audio et vidéo (entretiens, conférences,…).
www.arm.asso.fr : Association de recherche mimétique.