Interview de Gérard valin pour Allemagne d'aujourd'hui (22 janvier 2012)
Perspectives et réflexions sur les rémunérations des dirigeants et des traders en 2012 :
« Nous le valons bien, même en période de crise globale : est-ce si sûr pour les dirigeants et les traders en 2012 ? »
Cette interview actualise les principaux thèmes abordés lors de conférences données en 2011 aux étudiants des Mastères « Banques-assurances » et « Droit pénal » de l’Université Robert Schuman de Strasbourg, à l’Académie de Comptabilité et au Club Finances HEC. Le texte a bénéficié des commentaires et critiques de collègues et de dirigeants d’entreprises concernés.
Hilmar Kopper, ehm. Vorstandschef, Deutsche Bank : “ Die Welt wird vom Geld, Geiz und Gier geprägt, das sind die drei Konstanten “, 23.12.2011
Financial Times : “ States have ceded power to mobile capital and can no longer provide citizens with the shield they expect”, 19.12.2011
Allemagne d’Aujourd’hui - Peut-on considérer que la problématique de la rémunération des dirigeants et des traders est liée à la crise financière qui sévit dans le monde depuis 2007?
Les abus de rémunérations de certains dirigeants ou opérateurs des marchés financiers constituent un symptôme grave de la crise actuelle. Leur mise en lumière-et la focalisation croissante-résultent notamment des comportements de certains dirigeants de sociétés transnationales cotées qui ont sur-communiqué ou sous-communiqué sur l’apparence de leurs résultats et des perspectives illusoires, le plus souvent en déconnexion profonde avec les réalités techniques et commerciales de leurs entreprises. Il s’agit là d’une cause grave, parmi bien d’autres, de la crise globale d’ « hyperspéculation » initiée à partir de 2007 avec les subprimes US : ses méfaits se prolongeront, selon toute vraisemblance, bien au delà de 2012 sur un plan économique, politique et surtout social…en raison même de l’inefficacité de bien des remèdes retenus jusqu’ici.
Les opérateurs sur instruments financiers (« traders » pour prendre un terme générique), en dépit de leurs émoluments considérables, peuvent rarement être assimilés à des dirigeants, voire même à des innovateurs inoffensifs. Ils ont néanmoins en commun avec les titulaires de rémunérations très élevées d’induire, dans leur propre intérêt, des comportements à hauts risques dont les conséquences se sont hélas s’avérées désastreuses pour la santé de l’économie mondiale, ruinant la confiance accordée à la sphère financière.
Au hit parade des plus fortes rétributions doivent également figurer certains gérants des sociétés de capital risques ou de « hedge funds ». Les citoyens américains se sont émus récemment en apprenant que l’un des candidats à l’investiture présidentielle du parti républicain se partageait, avec ses deux autres cofondateurs d’une société de capital risque nord-américaine, un total de rémunération d’un peu plus de 400 millions $ au titre de 2011, imposée au taux préférentiel de 15% . Les patrons du CAC 40 et du DAX, dont les rémunérations globales annuelles oscillent entre 2 et 5 millions €, font des lors figure de gagnes-petits, sans parler des artistes ou des sportifs de haut niveau qui, même avec l’afflux récent de pétrodollars peinent à atteindre les 3 millions € annuels...
Mes réflexions ne portent pas cependant sur les plus- ou moins- values et dividendes retirés par les créateurs d’entreprise du fait de leurs mises de fonds, initiales ou ultérieures, dés lors que ce type d’entrepreneur partage à long terme, sur les plans humains et financiers, l’intégralité des risques associés à leurs investissements. A l’inverse, les acteurs que je vise limitent leurs propres placements financiers dans leurs sociétés, et se présentent généralement comme des gestionnaires ou des experts de haut niveau. .
Cette catégorie de bénéficiaires de rémunérations indécentes, voire aberrantes en temps de crise, présentent la particularité d’exercer leurs talents sur une base transnationale. La question essentielle à se poser en 2012 consiste à savoir si ces niveaux de rémunérations sont équitables au regard de leur valeur ajoutée effective et durable, ainsi que des risques induits, et si non pourquoi et surtout comment remédier à cette situation contre-productive.
Pour beaucoup, et en particulier pour les leaders politiques qui s’expriment à Davos ou dans les G 20 ou autres G 8, ces rémunérations hors du commun, attribuées par les entreprises commerciales industrielles ou financières, ne sont pas seulement des symptômes alarmants de la crise actuelle, mais aussi de puissants facteurs d’entrainement de pratiques irresponsables. Mme Lagarde et Mr Schaüble n’ont pas ménagé leurs propos à cet égard, sans que jusqu’ici leurs propos soient suivis d’effets perceptibles par le grand public en général et les épargnants en particulier.
Allemagne d’Aujourd’hui-Les réformes dans ce domaine vous semblent-elles nécessaires, et si oui, grâce à quels acteurs, notamment dans le contexte franco-allemand et européen ?
Les réformes sont indispensables et ne peuvent prospérer que sous l’impulsion des investisseurs institutionnels, suivant une optique de gestion financière à long terme, et ceci au plan transnational. Ceci ne veut pas dire que les Etats-et en particulier l’Allemagne et la France-, voire l’Union Européenne ne peuvent pas contribuer à un certain assainissement, mais les marges de manœuvre de chaque entité prise isolément sont réduites.
A contrario, les gestionnaires de l’épargne publique, les fonds de pension (à cotisations ou prestations définies) et les investisseurs de long terme au sens large, contrôlent aujourd’hui environ un tiers des capitaux des sociétés cotées, au plan mondial, c'est-à-dire un montant qui évolue entre 10 et 15 trillions d’euros. Leur pouvoir d’influence peut être décisif, à condition de leur imposer une gouvernance sociale vigoureuse et pertinente : force est de constater que celle-ci reste à imaginer, et a fortiori à implanter, sur un plan transnational. Ces défauts cruels de gouvernance ne sont pas récents, mais s’avèrent aujourd’hui lourds de conséquence pour le monde financier dans son ensemble, les épargnants en général, et le comportement des dirigeants et des traders en particulier.
Les fonds de pension n’exercent pas le contrôle souhaitable sur les sociétés dont ils détiennent les capitaux, bien qu’ils disposent des moyens nécessaires en termes de puissance financière, lesquels ne sauraient se réduire à une politique de vote en Assemblée Générale. L’exigence théorique de 15% de rendements attendus sur leurs investissements en actions représente, en général, pour cette catégorie d’investisseurs à long terme, un objectif de gestion financière nécessaire en vue d’équilibrer leur équation actuarielle intégrant les évolutions des espérances de vie des cotisants et des retraités. Depuis plus de vingt ans, cet objectif de performance financière est traduit de façon maladroite et approximative dans les mandats externes de gestion financière qu’ils confient aux intermédiaires, notamment au regard des risques associés à un rendement élevé supposé - et présenté comme - permanent. Cette mauvaise appréciation des risques pris, sur le plan d’une entrepris, d’un secteur ou d’une zone d’activité a fait le plus généralement défaut, aux niveaux des investisseurs finaux de long terme. Les mandataires sociaux qui devraient les représenter au sein des conseils d’administration, voire même dans certains cas les dirigeants d’entreprise eux-mêmes, n’ont souvent pas fait preuve des diligences minimales souhaitables.
Il y a donc urgence à définir les caractéristiques-et les moyens de contrôle- d’une gouvernance sociale pertinente pour les investisseurs institutionnels eux-mêmes, allant bien au-delà des recommandations de cabinets spécialisés en matière de vote aux assemblées générales d’actionnaires. Ces derniers ont fait certains progrès dans l’analyse des données, tant en France qu’en Allemagne, particulièrement en ce qui concerne la justification des parts variables ou différées des rémunérations des dirigeants. En revanche, la prise en compte du cout pour les entreprises, d’une part, et de la valeur pour les bénéficiaires des rémunérations différées (stock-options, actions gratuites, retraites gérées en capitalisation), d’autre part, est le plus souvent fort mal traitée.
En Allemagne et en France, ce sont principalement les compagnies d’assurances qui, via diverses formules actuarielles avec options de sorties en rentes viagères, jouent, de facto, le rôle de fonds de pension, selon un contexte juridique encore largement inadapté. Les investissements en actions représentent environ ¼ de leurs bilans, lesquels dépassaient les 3 trillions € fin 2011. Ce n’est donc pas la puissance de feu qui manque de part et d’autre du Rhin, et en Europe continentale en général, puisque l’Allemagne et la France représentent 40% du total européen des placements financiers de ces investissements « finaux ». Ces investisseurs institutionnels diffèrent, par leur objet et leurs statuts, des banques qui ne jouent que le rôle d’intermédiaire et de conseil en matière de placements, sauf en investissements pour compte propre (« proprietary trading »). Cette exception récente fait actuellement débat en raison même des risques induits pour les métiers traditionnels de la banque. Il n’est pas non plus sans intérêt de rappeler que sur les 20 entreprises multinationales détenant, dans le courant de la décennie 2010, le plus d’actifs à l’étranger, 10 sont françaises ou allemandes, 4 sont américaines, 3 britanniques, 2 japonaises et une seule chinoise. Il va de soi que la décennie 2010-2020 connaitra un bouleversement de ce classement en faveur des « Bric », Brésil, Russie, Inde, Chine.
Allemagne d’Aujourd’hui –Y-a-t- il des chances de parvenir à plus d’équité en matière de rémunérations et les perspectives d’amélioration à court terme sont-elles réelles ?
Après avoir ouvert - sous la pression médiatique-la boite de Pandore des rémunérations de dirigeants et des traders, il était urgent d’entrer dans une démarche globale visant à définir, évaluer, comptabiliser et commenter les niveaux des rémunérations des dirigeants et des traders, sur un plan transnational. Une première étape a permis aux comités de rémunération de mettre en place, à leurs propres niveaux, certains outils de gouvernance mais à portée limitée. Ces progrès notables mais limités sont dus à l’application progressive d’une « soft law », notamment par recours à des codes de bonne conduite.
En France, à l’initiative gouvernementale, divers aménagements du droit des sociétés commerciales, ainsi que le code AFEP-MEDEF de 2008 et les recommandations AMF (10 tableaux assortis de commentaires dans les documents de référence annuels) constituent des avancées significatives, mais peu cohérentes et bien insuffisantes. Il s’y ajoute des règles de limitation des rémunérations pour les dirigeants d’entreprises publiques. « Last but not least », une aggravation de la pression fiscale s’installe progressivement en France pour les hauts revenus, surtout s’ils proviennent de stock-options, d’actions gratuites ou de retraites chapeaux (c'est-à-dire gérées en capitalisation sous la forme de prestations définies)
En Allemagne, l’article 87 de l’Aktiengestz, qui laisse la responsabilité des rémunérations aux conseils de surveillance, a été complété par des obligations d’informations détaillées (« Gesetz über die Offenlegung von Vorstandsvergütungen » du 10 aout 2005) et par une responsabilisation accrue des mandataires sociaux concernés (Loi du 18.6.2009). Enfin, comme en France, les entreprises bénéficiant de fonds publics sont astreintes à une règlementation particulière (décret du 20 octobre 2008 instituant un plafond de 500 000€ annuel), comparable à celle des Etats Unis en la matière en date de février 2009.
Dans la plupart des pays de l’Union Européenne, le principe de ces recommandations présupposait une volonté d’autorégulation, à l’exception des cas des entreprises aidées soumises à des contraintes plus fortes. Il en va également ainsi notamment du fait « Combined Code » de gouvernance au UK, y compris dans sa version de 2006 insistant sur la transparence. C’est donc, pour l’essentiel, sous la pression des lobbies patronaux que le renforcement de la publicité des rémunérations a primé jusqu’ici (selon les formules de type : « Say on Pay », « Comply or explain »…) sur des réformes de fond donnant la priorité à la réalité des performances et à l’innovation durable.
Du côté des banques et des traders, les dispositions édictées par le « Financial Stability Forum » ont été implantées dans la plupart des pays, réduisant la part variable dans la rémunération globale, et augmentant les périodes de différé d’une partie substantielle des rétributions. Des sages, comme Mr Camdessus, en France ou Mr Feinberg aux Etats Unis, ont par ailleurs été chargés d’enquêter sur l’évolution des rémunérations dans les principaux établissements bancaires aidés avec l’argent des contribuables.
Pourtant, au plus fort de la crise, au sommet de Pittsburgh (25 octobre 2009), des dispositions plus précises identifiaient déjà les principaux axes de progrès nécessaires : émergence de la notion de compensation équitable, liens effectifs avec les performances, prise en compte de risques acceptables… Les voies et moyens pour parvenir à ces résultats ne pêchent cependant pas, aujourd’hui, par un excès d’efficacité, en raison notamment de puissants lobbies intervenus auprès des législateurs, voire même auprès de certaines Autorités de Marchés.
Cependant, il y a toujours au fond de la boite de Pandore, un objet d’espoir : il pourrait consister, pour les mandataires sociaux décisionnaires en matière de rémunérations de dirigeants à « faire le ménage », sans attendre une intervention extérieure, évitant ainsi un risque d’opprobre généralisé du fait de certains excès pourtant facilement identifiables de l’intérieur. Les résultats acquis jusqu’à aujourd’hui ne confirment guère que cette option ait été couronnée de succès dans la plupart des économies avancées. Ce constat s’applique aussi à certaines sociétés transnationales d’origine allemande ou française.
Allemagne d’Aujourd’hui - Les comités de rémunérations constituent-ils donc, selon vous, le maillon faible des dispositifs actuels de gouvernance d’entreprise ?
L’une des principales faiblesses du comité de rémunérations réside dans la notion imprécise, mais, déjà ancienne notamment dans le contexte anglo-saxon, (« non executive director »), d’administrateur indépendant.
Aujourd’hui encore, l’administrateur est réputé indépendant dès lors qu’il n’est pas salarié de l’entreprise. C’est une erreur, en raison notamment des tentations de « clientélisme », voire de « renvois d’ascenseurs ». Le cas le plus choquant est sans doute celui d’universitaires bénéficiant de largesses de « think tanks » proches des entreprises concernées. Il faut intégrer dans les comités de rémunération des membres représentant les investisseurs institutionnels de long terme, soucieux du coût global des dirigeants et des traders pour l’entreprise, et eux-mêmes exempts de tout conflit d’intérêt. Leur présence durable dans les comités de rémunérations favoriserait une détention « éclairée » du capital, tant en termes de rendement de l’entreprise que de performance des équipes dirigeantes, et surtout des risques effectivement partagés par chacune des parties prenantes. Cette responsabilité spécifique de mandataire social veillant aux rémunérations de dirigeants exigera professionnalisme, sens de la confidentialité et implication personnelle au sein des comités spécialisés en l’absence de tout conflit d’intérêt. C’est à ce prix que pourrait être évitée la déplorable et si courante « Selbstbereicherung des Managements », selon les termes récents de Helmut Schmidt.
Par ailleurs, il y a nécessité de coordination, sous la forme de « Principes de Rémunérations des Dirigeants et de Traders et Hauts Potentiels» (« Corporate Benefits Guidelines »), tels qu’ils sont définis de façon stratégique au plus haut niveau, dans chacune des sociétés cotées transnationales, en vue d’une application pertinente par les comités de rémunérations aux niveaux centraux (« Corporate »), régionaux (Holdings intermédiaires de contrôle par grandes zones d’activités) et locaux (par pays). Cette approche suppose la prise en compte des divers environnements culturels concernés et un effort particulier d’articulations des outils de rémunérations en vigueur.
Les comités centraux (« Corporate ») devraient, à mon sens, définir les principes de rémunérations transnationales propres à l’entreprise, permettant de mesurer l’attribution de certaines catégories de résultats, la contribution des équipes autour de projets, la rétribution des personnes, dans le respect d’un code déontologie qui s’imposerait à tous les mandataires sociaux décisionnaires en matière de rémunération de dirigeants. Ce triptyque de base- attribution, contribution, rétribution- structurera la démarche moderne de tout comité de rémunération. C’est à l’aune de cette démarche critique mais éclairée que pourra être appréciée la valeur professionnelle de chacun dans son environnement.
Ces codes de déontologie devront être à l’avenir préalablement homologués, cas par cas, par les diverses autorités de marchés compétentes (type AMF : « Autorité des Marchés financiers », ACP : « Autorité de Contrôle Prudentiel » pour la France et Bafin : « Bundesanstalt für Finanzdiensleistungsaufsicht » pour l’Allemagne), ou ce qui en tiendra lieu, sur un plan national, européen (comme l’ESMA en voie de mise en place : « European Securities and Market Authority »), voire supranational. Labellisations explicites avec la coopération active des associations d’administrateurs et sanctions négatives, à l’égard des mandataires sociaux négligents, constitueront les gages de progrès réels en matière de gouvernance d’entreprise transnationale. La question de la responsabilité civile et pénale des divers acteurs reste à approfondir soigneusement dans le contexte des traditions juridiques de chaque grande zone d’activité. Il en résultera nécessairement de nouveaux dispositifs en matière d’assurance de responsabilité professionnelle des dirigeants, et pourquoi pas ? des traders.
Cette approche combinant régulation transnationale et règlementations nationales, sur la base de consensus élargis, me parait la plus prometteuse à court terme face aux exigences médiatiques de transparence et aux proliférations juridiques nationales mal coordonnées, pour ne pas parler d’ « irresponsabilité organisée ». Espérons que, comme pour les comités d’audit, suite à la directive européenne sur le contrôle légal (ordonnance du 8.12.2008) et à son prolongement actuel sous la forme du livret vert européen, les comités de rémunérations trouveront rapidement une reconnaissance juridique transnationale, au moins en Europe, à partir d’une initiative franco-allemande spécifique et structurée, sans sombrer dans les méandres bureaucratiques.
Allemagne d’Aujourd’hui - Selon vous, la comptabilité actuelle donnerait-elle une image fausse de la rémunération des dirigeants, en particulier pour les stock-options ?
Toute comptabilité repose sur des classements prédéfinis et des principes d’évaluation contrôlables a posteriori et applicables, au cas particulier, à chaque catégorie de rémunération (fixe/variable, immédiate/différée). Ces définitions, comme les évaluations correspondantes, sont aujourd’hui imprécises et impropres à l’implantation de Normes d’Exercice Professionnel (NEP) en matière d’audit externe, tout en étant sémantiquement nuisibles pour la compréhension d’un public non averti…Ce dernier s’avère de plus en plus frustré par une communication souvent incohérente, et parfois provocatrice. Celle-ci résulte en grande partie de l’accumulation de textes contradictoires, au moins selon une perspective transnationale. Comment traduire, par exemple, auprès de l’IFAC (« International Federation of accountants ») et de sa formation spécialisée l’IAASB (« International Audit and Assurance Standard Board ») des normes de contrôle externe, telles qu’elles sont définies par l’ISA (« International Standard of Auditing ») en conformité, par exemple, avec l’esprit de l’article L.225-102-1 du Code de Commerce Français ? Celui-ci retient une conception extensive de la rémunération globale des dirigeants des sociétés cotées dans toutes ses dimensions : fixes et variables, immédiates et différées, individuelles et collectives.
Les normes comptables internationales elles mêmes peuvent paraitre obscures à tout un chacun. Ainsi, selon que l’on règle les stocks options par voie d’attribution d’actions ou par voie de trésorerie, les modalités de prise en charge (IFRS 2) ne sont pas de même nature, mais reposent cependant sur l’évaluation de la formule mathématique dite de « Black and Scholes », laquelle stipule notamment une volatilité constante et prévisible sur la durée de l’option, du sous-jacent. Chacun sait que cette hypothèse théorique appliquée à la volatilité implicite d’actifs non négociables (soit 4 ans minimum de délai d’exercice, en France) autorise bien des « rétropédalages » en matière d’évaluation, au moment même où la crise a imposé des indices de volatilité dépassant à certains moments 80%. (pour une moyenne historique de l’ordre de 20%). Les experts du sujet savent que cette complexité artificielle résulte des efforts de lobbying des « start ups » US de la Silicon Valley, fortement opposées à l’idée même de la comptabilisation des stock-options au début des années 1990…
Dans ces conditions, les normes comptables internationales ressemblent davantage à des traités diplomatiques, complexes, évolutifs et vulnérables, qu’à des instruments de mesure rigoureux et stables pourtant nécessaires à toute organisation économique. L’influence croissante des lobbies, la tendance naturelle à la bureaucratie, et la crainte de perte de souveraineté achèvent, en général toute volonté initiale de suivre le fil directeur initial, le « Leitfaden » comme disent les Allemands. La publication officielle des rémunérations s’avère donc aujourd’hui largement conventionnelle : elle a peu de chance de se rapprocher de la réalité économique et sociale de chaque entreprise, et encore moins de la situation personnelle de ses bénéficiaires.
Allemagne d’Aujourd’hui - Les stocks options ne représenteraient donc que le sommet, mesuré de façon arbitraire et fluctuante, de l’iceberg des rémunérations différées qui reposent principalement sur les retraites gérées en capitalisation ?
Le fond du sujet concerne, en effet, pour les rémunérations différées à long terme, les retraites à prestations définies (« Defined Benefits-D.B. »), souvent qualifiées de « retraites chapeaux » ou « surcomplémentaires » en France. En termes de bilan des entreprises, celles-ci sont aujourd’hui évaluées, du coté de leurs passifs, en fonction du taux obligataire sans risque du moment- si tant est qu’il en existe encore-, et pour leurs actifs en juste valeur ou au prix du marché. Cette dissociation s’effectue au mépris de toute « congruence » (ou compatibilité), entrainant, dans la plupart des cas, une gestion peu réaliste en termes d’actifs/passifs (A.L.M., « Assets Liabilities Management », selon les canons anglo-saxons). Au cas particulier, il conviendrait de privilégier une inversion des facteurs, soit une gestion passifs/actifs (L.D.M., « Liabilities Driven Management »), pour tenir compte des objectifs et contraintes propres à ce type de fonds de pension. Les normes actuelles (IAS 19, FASB 87) correspondent à des théories actuarielles et comptables obsolètes, vieilles d’un peu plus de trente ans. L’IAS 19 constitue elle même un décalque fidèle, et malheureusement trop convergent, de la FASB 87 (« Federal Accounting Standard Board ») Nord- Américaine, issue des US GAAP (« Generally Accepted Accounting Principle »). Les écarts entre les actifs de couverture évalués au prix du marché ou à la juste valeur(en pratique quand il n’y a pas de marchés liquides pour ce dernier type d’évaluation), d’une part, et des passifs revalorisés en période de baisse des taux, d’autre part, apparaissent aujourd’hui dramatiques, au plan de l’équité comptable transnationale, comme de l’image « fidèle »des bilans. Ces défauts structurels d’estimation et de couverture des droits à prestations définies peuvent être lourds de conséquence, en matière d’OPA notamment.
A titre d’exemple, les regroupements, puis les diverses cessions, qui ont affecté le Groupe Péchiney, via Alcan puis Rio Tinto, témoignent de cette appréciation inadéquate des passifs sociaux et des graves problèmes d’évaluation qui en résultent. Les fusions en question auraient dû se réaliser en sens inverse, au moins dans un premier temps… Cela aurait évité au Fonds Stratégique d’Investissement (« FSI ») français de racheter les lambeaux qui subsistaient encore en 2011 sur le territoire national de l’Ex-Pechiney, ancien fleuron mondial de l’aluminium et des aciers spéciaux, pour sauver quelques milliers d’emplois dans les vallées alpines.
Allemagne d’Aujourd’hui - Du coup, selon vous, les classements des dirigeants en fonction de leurs rémunérations n’ont pas grand sens en Allemagne comme en France, et sans doute ailleurs et font partie du paysage médiatique ?
En effet. Ces classements publics se sont multipliés, à l’appui de grands battages médiatiques, sans grand souci de rigueur, au cours des dernières années.
Outre l’inadéquation des normes comptables concernées et l’absence de normes d’audit, j’observe que les tentatives de mesures présentées comme globales, telles qu’elles sont généralement publiées par la presse économique et financière, présentent 7 graves lacunes :
1) Elles ne précisent pas si les évaluations correspondent aux coûts pour l’entreprise ou aux valeurs pour les bénéficiaires : les écarts sont pourtant considérables en raison du poids des charges sociales et de la diversité des hypothèses actuarielles retenues
2) Elles ignorent la notion-essentielle- d’exercice de référence, confondant, par exemple, date d’attribution et exercice effectif des stock-options, des délais de 4 à 6 ans séparant ces échéances, provoquant de fortes incompréhension de la part des parties prenantes des entreprises, des épargnants et du grand public
3) Elles n’intègrent pratiquement jamais dans le total des rémunérations une annualisation pertinente des coûts pour les entreprises et/ou des valeurs des retraites à prestations définies, si ce n’est sous une forme simpliste et inadéquate et généralement mal expliquées dans les notes au bilan
4) Elles n’apprécient pas de façon significative les conséquences des opérations de rapprochement (OPA, OPE, Fusions, Scissions,…), au plan des stock-options et actions gratuites des dirigeants ainsi que les clauses de départ des différentes catégories de personnel
5) Elles établissent des comparaisons peu pertinentes entre variations annuelles de rémunérations globales et performances réelles des entreprises. Elles focalisent en général sur l’évolution des cours de bourse, faute d’informations disponibles sur des indicateurs internes pertinents concernant les diverses activités des entreprises
6) Elles peinent à rassembler, de façon significative, toutes les composantes transnationales des rémunérations globales, et a fortiori à décrire les prélèvements obligatoires nationaux correspondants pour chaque catégorie de bénéficiaires (dirigeants, hauts potentiels, traders, …)
7) Elles négligent les notions de maîtrise des risques, de capacité d’innovation utile, ou encore de leadership, toutes qualités essentielles pour un dirigeant, pas plus que les données éthiques ou de type ISR (Investissement Socialement Responsable) sur les conditions de formation des résultats de chaque entreprise
En définitive, tout en attisant les convoitises et les commentaires de toutes sortes, ces classements à forts échos médiatiques donnent une image fausse de la réalité financière, du partage effectif des risques, de l’innovation durable et des performances aux divers niveaux, ainsi que des mérites supposés des uns et des autres. Dans cette matière qui se veut hautement concurrentielle, beaucoup s’étonnent que la pléthore de candidats à la direction des entreprises ou aux « desks » de « trading » ne fasse pas baisser les prix, sauf à ce que ne soient pas remises en cause, ou simplement vérifiées, les compétences « exceptionnelles » des acteurs concernés…Dans le « Mercato » de plus en plus volatil des dirigeants et des traders, la « war of talents » ne serait plus alors qu’illusion, au plus grand profit des plus arrogants d’entre eux. L’autre hypothèse explicative serait que ces microcosmes transnationaux peuplés de hautes rémunérations se contentent de fonctionner en vas clos, au service exclusif des « insiders » d’un nouveau type ! La vérité se situe vraisemblablement entre ces deux hypothèses, mais repose inévitablement sur les exigences et les opportunités de la « société du spectacle » contemporaine, à laquelle les jeunes générations sont de plus en plus sensibles.
Allemagne d’Aujourd’hui : A ce propos, votre expérience d’enseignement dans les écoles de gestion vous permet-elle de déceler des évolutions d’état d’esprit chez les jeunes générations ?
Oui, hélas, mais pas dans le bon sens, y compris chez les dernières générations des pays émergents !
Mes responsabilités dans certaines Grandes Ecoles (Professeur d’audit et de contrôle à HEC, Doyen des professeurs du Groupe SKEMA, Directeur Général du Groupe ESSEC), parallèlement à ma carrière de dirigeant de compagnies d’assurance m’a permis de suivre de nombreuses générations d’étudiants. Il est clair que ce n’est pas d’abord l’altruisme qui attire les jeunes vers ce type d’école, mais plutôt l’espoir de carrières à haut niveau dans les entreprises. Alors que le choix des spécialités en finances concernaient autrefois les individualités les plus « bûcheuses », ou en tous cas les plus attirées par des disciplines rigoureuses dans un cadre déontologique et règlementé, force est de constater qu’aujourd’hui ce sont les personnalités les plus « greedy » que l’on trouve dans ces domaines de spécialisation, et tout particulièrement en finances de marchés : elle est considérée comme la voie royale pour un enrichissement personnel rapide. Il en résulte, par ailleurs, de fortes connexions entre les professeurs de finances et les futurs recruteurs de leurs étudiants, au détriment de l’indépendance d’esprit des uns et des autres, quand il ne s’agit pas, via les conseils d’administration, de réelles situations de conflits d’intérêt. De ce fait, il faut déplorer un dramatique appauvrissement de l’expertise financière indépendante, dont les étudiants sont les premières victimes. Ces graves défauts sont bien plus répandus encore dans la sphère anglo-saxonne où ces types de comportement étaient devenus « monnaie courante » dés la décennie 1990. On peut également s’interroger sur les motivations des étudiants en gestion venus des BRIC face à ces tentations que beaucoup espèrent, à tort ou à raison, à portée de leurs mains !
A mon avis, ce n’est pas en multipliant les cours d’éthiques dans les « Business School » que l’on modifiera la situation, mais en exigeant des professeurs de gestion, l’intégration de références éthiques propres à chaque discipline au cœur de leurs enseignements. Il va de soi que ces références sont dépendantes des environnements culturels divers, même si en matière de gestion, elles doivent prendre en compte le phénomène universel que représente la concurrence. C’est la raison pour laquelle nos avons engagé, avec divers collègues de nationalités différentes, un important chantier sur la mission des professeurs de gestion, en tant que « médiateurs transculturels ». Il s’agit d’une approche originale qui fait le lien entre des cultures éloignées et l’éthique d’entreprise, en mettant en cause les traitements actuels des valeurs relatives des rémunérations, de par le monde.
Allemagne d’Aujourd’hui - Si, à ce jour, les normes internationales comptables et d’audit ne permettent pas de disposer d’outils satisfaisants, pour les diverses parties prenantes, quelle seraient les préalables techniques à respecter par les régulateurs européens, voire transnationaux ?
- D’abord, élaborer une typologie (« taxonomie », selon la sémantique actuelle) transnational et exhaustive des rémunérations des dirigeants, traders et hauts potentiels, permettant aux entreprises de disposer, d’appliquer avec engagement explicite de responsabilité, des normes comptables adaptées à une image fidèle et sincère des situations décrites.
- Ensuite, fournir, en temps utile, aux comités de rémunérations les informations comptables et financières, éthiques et sociales susceptibles de devenir une documentation fiable et significative aboutissant à des outils efficaces de gouvernance intégrant les notions de performance durable et d’identifications, de mesures et de partages de risques par activité et zone géographique.
- Enfin, proposer des normes approfondies d’audit en vue d’un contrôle légal efficace, tout particulièrement en matière de rémunérations différées : actions gratuites et stock options pour le moyen terme, pensions gérées en capitalisation, pour le long terme.
L’exigence des consensus nécessaires à ces 3 étapes essentielles est soumise à la compréhension et à la maîtrise, dans ses dimensions économiques, financières et sociales, d’un modèle de gouvernance d’entreprise rénové, à portée transnationale, impliquant toutes les parties prenantes concernées : vaste sujet, présent dans la plupart des débats actuels, mais rarement abordé sous un angle pratique, et a fortiori juridique. La notion de « package » de rémunérations, de plus en plus répandue, est appelée à devenir le cadre de référence du statut de dirigeants, cadres supérieurs ou non, traders et hauts potentiels. Les « Compen-Ben » (« Compensation and Benefits Officers ») ne peuvent assumer à eux seuls l’incohérence des pratiques comptables internationales et l’absence de normes pertinentes d’audit : il leur faudra travailler de plus en plus à partir de « principes de rémunération généralement acceptés » sur un plan transnational, tant dans leurs fondements que dans leurs modalités d’applications pour chaque entreprise. Les cabinets de conseils spécialisés en matière de rémunération devront réaliser des efforts considérables d’adaptation, abandonnant en particulier les pratiques d’ « échelles de perroquet » et de « renvoi d’ascenseur », tant prisées actuellement par des comités de rémunération à tentation endogène.
Allemagne d’Aujourd’hui - L’attribution des rémunérations des dirigeants vous parait-elle aujourd’hui conditionnée par des aspects purement financiers ?
C’est en effet encore souvent le cas, aussi bien en France qu’en Allemagne, et a fortiori dans les pays anglo-saxons.
La plupart des stock-options et actions gratuites sont, en 2011 distribués encore à partir d’un certain niveau de « rendement financier » attendu, sans conditionnalité autre que boursière. La contributivité des équipes autour de projets ne saurait être réduite à des notions boursières à court terme, voire à l’usage abusif de certains produits financiers dérivés détournés de leur fonction initiale. Dans l’univers financier, les « CDO » (« Collaterallized Debt Obligations ») ou « CDS » (« Credit Default Swap ») constituent d’excellents exemples d’instruments à hauts risques non maîtrisés mais sources de rémunérations aberrantes. La contribution à la performance doit être mesurable, d’abord, à partir des objectifs et contraintes internes propres à chaque projet, en fonction des équipes affectées ainsi qu’à la nature des métiers exercés et des risques associés, par zones d’activité et environnement culturel.
Par ailleurs, un contrôle qualitatif en termes de déontologie devra s’imposer avant toute décision définitive de rétribution, à l’initiative, et sous la responsabilité, du conseil d’administration ou de surveillance aux divers niveaux (« corporate », régionaux, nationaux).
Enfin les dirigeants -et leurs équipes-devraient être appréciés en fonction des axes prioritaires de l’entreprise, tels que : relations clientèles, résultats financiers, processus de production ou prestations de services, et surtout innovation durable et facteurs de création de valeur associés. Cette conception ambitieuse, héritée des théories de Kaplan - Norton (Tableau de Bord Prospectif, « Balanced Score Card ») doit être profondément actualisée au moment où l’économie de la connaissance prend définitivement son essor. La mise en place du partage du savoir en réseau est désormais appelé à devenir l’axe central de la création de valeur en matière d’innovation, et de son corollaire, les transferts de technologie et leur protection. Les outils des TIC permettent aujourd’hui le partage du savoir à condition de les maîtriser et d’en confier la partie stratégique (acquisition, cession et contrôle des portefeuilles d’actifs immatériels : brevets, marques, et processus industriels, notamment) et leur contrôle effectif au niveau des conseils d’administration ou de surveillance de divers niveaux. Le mot « pouvoir » assumé par les dirigeants retrouverait alors son sens étymologique, soit la capacité à construire et à stimuler dans la confiance partagée, et non la seule puissance hiérarchique exercée, voire la domination sans vision commune et sans reconnaissance des contributions de chacun en rapport avec les risques assumés.
La connaissance - et le respect des comportements humains - sont primordiaux pour favoriser un management éclairé, loin des ambitions d’une élite technocratique appliquant au monde de la gestion financière, selon des hypothèses peu explicites (« frustes », d’après l’une des principales autorités intellectuelles en la matière), certaines formules de la physique théorique ainsi que divers processus mathématiques aléatoires. Ces approches hasardeuses nient les notions, pourtant essentielles de mémoire collective, de discernement individuel et de risques extrêmes. Ces données psychologiques sont progressivement explorées par les tenants de la « finance comportementale », tel R. Schiller aux Etats Unis. Il va de soi que d’immenses progrès restent à faire dans ce dernier domaine, en référence étroite avec la typologie des divers mandats de gestion financière : horizon de placements, rendement attendu, risques acceptés, tels qu’ils sont traduits ensuite en termes de communication d’une part et de gestion par les intermédiaires financiers, d’autre part.
Les conditions d’attribution des rémunérations variables ne sauraient pas, non plus, se réduire à des critères de type GRI (« Global Reporting Initiative » issue des travaux de l’ONU) ou ISR (Investissement Socialement Responsable), souvent imprécis et peu contrôlables, en l’état actuel des choses.
L’organisation de l’entreprise en projets, sur une base « intrapreneuriale », permettrait d’apprécier, d’articuler et de mesurer les couples « risques/rendements » correspondant à chaque projet identifié, à court, moyen et long terme. Il s’agit des composantes financières, humaines, et techniques aboutissant au partage d’activités, sur un plan international, telles qu’elles sont retracées par la norme IFRS 8 (ancienne IAS 14). Cette approche favorise le partage des avantages financiers et sociaux au niveau des équipes associées, amenant les comités de rémunération vers des bases plus objectives d’attribution en reconnaissant la contribution des équipes, par rapport à des références externes et/ou internes, tant en termes de perspectives, d’innovation durable que de réalisations concrètes et mesurables.
Il n’y a pas de meilleure défense contre le risque de fuites de talents, si souvent mis en avant à partir de conceptions purement financières à court terme. Si les « hauts potentiels » figurent parmi les bénéficiaires au titre de leurs « packages », c’est l’ensemble des équipes, à tous les niveaux hiérarchiques, qui doit être pris en considération en termes de performances vérifiables et de rémunérations équitables.
Allemagne d’Aujourd’hui - Laisser libre cours à l’imagination des Etats en matière de rémunérations de dirigeants vous paraît être un jeu dangereux …
Oui, de toute évidence !
Les Etats, impécunieux par nature, ont une fâcheuse tendance à prélever ce qu’ils croient leur revenir au lieu d’exercer, ce qui est moins valorisant au sens propre et figuré, leurs devoirs de « police » des marchés financiers nationaux, voire internationaux lorsqu’ils en ont- ce qui est rare- les moyens. Cette tentation de facilité est particulièrement forte aujourd’hui…, alors que les moyens budgétaires font de plus en plus défaut. Les Etats sont parfois gênés par le « jeu de mistigri » de certains dirigeants, et toujours prisonniers de leurs propres opinions publiques, facilement manipulables.
Le risque consiste, pour les Etats ou certaines organisations internationales, à vouloir « laver plus blanc que blanc », au moins en termes médiatiques, sans recherche des moyens d’action efficaces, voire même en négligeant ceux qui sont déjà à leur disposition !
Ce n’est donc pas le moment de donner prise à de nouvelles formules de taxations applicables aux rémunérations différées, comme c’est le cas en France, depuis 2010, pour les retraites chapeaux à prestations définies (doublement des cotisations patronales et obligation d’un organisme de gestion externe pour les nouveaux contrats LFSS-Art 14). Il en résultera des prélèvements indus au détriment d’autres parties prenantes, plus légitimes, à ce titre, en termes de mérite, et donc de rétribution. En revanche, il revient aux dirigeants politiques et aux instances transnationales compétentes de créer les conditions souhaitables pour sanctionner les comportements non déontologiques de certains dirigeants ou traders, si les mandataires sociaux n’ont pas réagi en y mettant bon ordre en temps utile.
Allemagne d’Aujourd’hui - Les rétributions fournies par l’entreprise doivent-t-elles donc s’inscrire dans le temps, en termes de coûts et de valeurs spécifiques à chaque projet, dans le respect des attentes des investisseurs à long terme, des capacités des dirigeants et de leurs équipes, sur la base d’un contrôle transnational ?
Les bonus à court terme, les actions gratuites et stock-options à moyen terme, les pensions garanties sous forme de prestations définies à long terme, forment un clavier complexe dont l’apprentissage est loin d’être acquis pour les différentes catégories de dirigeants et de leurs équipes. Cette ambition s’applique en premier lieu aux comités de rémunération qui doivent articuler simultanément coûts pour l’entreprise et valeurs des avantages financiers et sociaux pour les différentes parties prenantes, à commencer par les investisseurs à long terme, dans le respect bien compris des intérêts de uns et des autres.
A titre d’exemple, parmi bien d’autres, certaines des plus grandes entreprises allemandes visent à attribuer aujourd’hui encore à la plupart de leurs salariés 70% du dernier salaire sous forme de retraite gérée en capitalisation interne. Cette stratégie ambitieuse de rémunérations comporte certains dangers, mais s’avère intéressante en termes de fidélisation à long terme favorable à la mobilité interne des salariés. Le contrat économique et social, conforme à la stratégie de l’entreprise, est clair : rechercher des salariés fidèles, mobiles, et bien rémunérés sur l’ensemble de leur vie professionnelle. Cette stratégie est validée par le conseil de surveillance avec la participation (sur le principe de la « Codétermination » : « Mitbestimmung ») des représentants élus de salariés, lesquels sont impliqués dans les processus d’investissements internes à l’entreprise, mais sur une base transnationale.
D’autres entreprises favorisent la mobilité externe, privilégiant, en toute logique, les systèmes de retraite à cotisations définies. Il n’y a donc pas de solutions miracles, en dehors de la cohérence de la stratégie et des systèmes de rémunérations, assumée par les Conseils d’administration ou de surveillance et la coordination des comités de rémunération aux niveaux « corporate », régionaux et locaux face à la variété des environnements culturels.
Allemagne d’Aujourd’hui – Enfin, quelles sont les meilleures solutions pour contrôler les rémunérations de dirigeants et des traders, pour les entreprises transnationales cotées d’origine française ou allemande ?
Tout en reconnaissant les progrès déjà réalisés par certaines entreprises transnationales, y compris du secteur financier, le moment est venu d’agir et de communiquer, en matière de rémunérations de dirigeants et de traders, selon une orthopraxie rigoureuse, dans cinq directions prioritaires, avec l’appui des principaux investisseurs institutionnels, en tant que représentants responsables de l’épargne publique et les parties prenantes concernées :
1) Inscrire de façon spécifique, dans un code déontologie homologué par les Autorités de Marchés Financiers, nationales et/ou européenne (de type ESMA) le respect-dans la lettre et l’esprit- des textes applicables, sur une base internationale, même si ceux-ci sont soumis à une évolution constante, et en réaliser une synthèse pratique d’application obligatoire sous forme de « Principes Généraux de Rémunérations » (« Corporate Benefits Guidelines ») susceptibles de s’appliquer à des environnements culturels divers.
2) Elargir la composition et les compétences des comités de rémunération, aujourd’hui composés d’administrateurs dits « indépendants », pour qu’ils représentent effectivement les intérêts des investisseurs institutionnels à long terme en vue de veiller, sous leur responsabilité personnelle :
- à toutes les catégories de rémunérations : fixes et variables, immédiates et différées, en prévoyant les dispositions spécifiques en cas d’OPA, OPE, fusions, scissions,…
- à l’ensemble des dirigeants, cadres supérieurs, hauts potentiels, traders et membres d’équipes associés aux principaux projets de l’entreprise
3) Reconnaitre et rétribuer les performances des dirigeants et de leurs équipes, à partir de bases homogènes et auditables, en fonction des résultats et des risques propres à chaque projet stratégique de l’entreprise sur la base du triptyque fondamental : attribution des résultats-contribution des équipes-rétribution des personnes.
Un standard d’audit légal spécifique à portée transnationale doit être conçu par les instances compétentes à ce sujet.
4) Renforcer, à partir de données internes, les conditionnalités (y compris, et surtout de nature éthique) des rétributions à moyen et long terme : stock-options pour le moyen terme, mais aussi retraite gérée en capitalisation pour le long terme
5) Formaliser sur un plan juridique l’engagement de responsabilité personnelle des mandataires sociaux décisionnaires en matière de rémunération, sur la base des codes de déontologie homologués préalablement par les Autorités de Marchés, ou leurs équivalents, en leur attribuant un pouvoir effectif en matière de contrôle des performances réalisées par les dirigeants en rapport étroit avec les risques associés.
Les efforts des Etats, coincés entre l’action des lobbies, les tentations bureaucratiques et la crainte de perte de souveraineté, n’ont pas été jusqu’ici couronnés de succès. Il convient de changer radicalement de méthode en organisant une véritable initiative citoyenne crédible : elle ne saurait se limiter à une posture d’ « occupation », voire d’ « indignation », opposant sans nuance et sans perspective « Main Street » et « Wall Street ». L’accumulation nationale de textes législatifs de circonstances, davantage inspirés par des préoccupations politiciennes que par des compétences économiques et sociales, s’avère aujourd’hui contre-productive. Que l’on songe, pour le seul cas français, aux exigences complexes et peu lisibles, successivement imposées par la loi NRE du 15.5.2001, la loi sur la sécurité financière du 1.8.2003, la loi Breton du 26.7.2005, la loi TEPA du 21.8.2007 et les dispositions règlementaires récentes des 30.3.et 20.4.2009, sans parler des perspectives esquissées par la commission parlementaire Houillon ou les propositions du Député Muet. En Allemagne, les dispositions législatives récentes n’ont guère été plus efficaces en dépit de la fameuse « KonTraG » du 5 mars 1998 ( Gesetz zur Kontrolle und Transparenz im Unternehmensbereich »). Il est nécessaire, en notre époque de « seconde modernité », d’adopter une approche ambitieuse sur le plan européen, sur la base d’un consensus « continental », à provoquer à travers l’initiative franco-allemande réunissant les partie prenantes concernées.
Ma conclusion repose sur une conception privilégiant la dimension humaine de l’entreprise en opposition avec l’hégémonie incontrôlée des marchés financiers organisant leur propre anonymat. Cette approche contredit l’esprit de système issu d’une certaine technocratie financière, avide de complexités artificielles, en déconnection croissante avec le monde réel : les dérives dogmatiques inhérentes à l’« exubérance irrationnelle » des marchés financiers globalisés conduisent, quant à elles, à réduire l’entreprise à un ensemble de classes d’actifs et de passifs ayant vocation à être négociables « ad nutum » au gré des marchés.
Il appartient à de nouvelles instances transnationales, avec le soutien des Etats, de l’épargne publique et des parties prenantes concernées, à partir d’une initiative franco-allemande devenue urgente en Europe, d’acquérir et d’exercer réellement les pouvoirs politiques permettant de contenir les acteurs transnationaux , dans les strictes limites de leur utilité économique, financière et sociale.
Aussi regrettables que soient les excès commis en Allemagne et en France, ils paraissent véniels par rapport à d’autres. C’est ainsi qu’au Royaume Uni, les travaux de la « High Pay commission » ont récemment rappelé que pour les entreprises du Footsie 350, entre 2000 et 2010 :
- la capitalisation des sociétés avait progressé de 8%
- les résultats avant impôts de 50%
- alors que les rémunérations des dirigeants avaient progressé de 108%
- dont 183% pour la partie variable censée récompensée les performances personnelles des dirigeants…
Il semble que le Gouvernement Cameron, grâce notamment aux travaux de la Commission Vickers, ait commencé à prendre conscience de la gravité de la situation, si l’on en croit le Financial Times.
Aux Etats Unis, le Dodd Frank Act de janvier 2010, la Commission Volcker et la vigilance des la SEC (« Securities Exchange Commission ») produisent tout juste leurs premiers effets, en dépit des farouches combats d’arrière garde de divers « lobbies ». Ceci est spécialement vrai pour les dispositions de cette Loi Fédérale (« provisions » 951 à 955) qui concernent les rémunérations. Il était temps, si l’on considère les errements des acteurs financiers les plus emblématiques, tel Goldmann Sachs, qui a attribué, au cours des dix dernières années, 125 milliards $ à son personnel de haut niveau, soit deux fois plus que ses profits sur la même période…au détriment principal de ses actionnaires !
L’évolution des rapports de force au sein de l’Union Européenne et l’état des opinions publiques de par le monde constituent actuellement les conditions favorables à la réussite d’une initiative bien structurée en matière de rémunérations équitables.
Ne pourrait-on rêver à un « consensus rhénan », succédant aux piètres résultats du « consensus de Washington », que l’on fait généralement remonter au célèbre article de John Williamson de 1989, inspiré de l’idéologie de l’Ecole de Chicago ?
Pour la décennie 2010, il s’agit de de favoriser enfin les liens indispensables entre rémunérations globales et création effective de valeurs. La question du partage des rémunérations, associée à la création de valeurs durables et à la maîtrise des risques, constituera la clef de voute de toute nouvelle architecture économique et financière dans un environnement globalisée qui attend cette initiative européenne depuis trop longtemps. Sinon, il faudra donner définitivement raison aux plus cyniques sous toutes les latitudes qui rejoignent Hilmar Kopper dans son analyse des constantes du comportement humain (« Geld, Geiz und Gier »), persuadés qu’elles sont des règles immuables régissant l’esprit humain comme la quinzaine de constantes physiques déjà connues (vitesse de la lumière, intensité gravitationnelle, constante de Planck,…) !
Et quelques pistes pour aller plus loin :
Bibliographie
-P. Artus : L’Allemagne, un modèle pour la France ? Cahier du Cercle des économistes, PUF, 2009
-U. Beck : Macht und Gegenmacht im globalen Zeitalter, Suhrkamp Verlag, 2002; die Weltrisikogesellschaft, Suhrkamp Verlag, 2007; Nachrichten der Weltinnenpolitik, Suhrkamp Verlag, 2010
-A. Sen : The idea of justice, Penguin books, 2009
-R. Stiglitz : Freefall, America, free markets and the sinking of the world economy, Norton, 2010
-J.F. Gavanou et G. Valin : Gouvernance sociale et fonds de pension, Economica, 2006
Webographie
-Bruegel Think Tank : Is G20 coordination already passé? 2010; Financial reform after the crisis, an early assessment, 2012 (www.bruegel.org)
-European Commission : The EU corporate governance network green paper, 2011 (www.europa.eu)
-Financial Stability Board : Report to G20 leaders, improving financial regulation, 2009 (www.financialstabilityboard.org)
-Institutional Shareholders Services: Evaluating for pay performance alignment, 2011 (www.issgovernance.com)
-OCDE : Guidelines on Insurance Governance, 2011 (www.oecd.org)
-OCDE : Principles of corporate governance, 2004 (www.oecd.org)
-The High Pay Commision : More for less, what has happened to pay at the top and does it matter?, May 2011(www.thehighpaycommission.co.uk)
-Sachverständigenrat für Wirtschaft : J.H. Binder, Bankenintervention und Bankenabwickelung in Deutschland, 2009 (www.sachverstandigenrat-wirtschaft.de)