Highlanders
« Highlanders :
Vie et mort d’Ulysse Monroe et de ses descendants »
Gérard Valin
A Laure Bonnet-Cassin,
Ma grand-mère
Fille d'Anne Monroe, provençale et écossaise d'âme et de cœur.
En très affectueuse et très respectueuse mémoire
Préface générale
(Revu en 2015)
Dans l'histoire qu'on va lire, on rencontrera à la fois Ulysse et Hector, deux héros qui ont quitté il y a déjà bien longtemps l’imaginaire mythologique grec pour devenir de farouches Highlanders d’Ecosse.
Contrairement à James Joyce, qui situait l'aventure moderne d'Ulysse sur une seule journée à Dublin, tout biographe du Clan Monroe, les fameux Highlanders du Nord d'Inverness, se heurte à une cruelle ligne séculaire de partage des eaux : elle traverse, aujourd’hui comme hier les cinq continents. Ulysse et ses premiers descendants étaient ou sont devenus catholiques et européens, parfois français, mais aussi autrichiens, prussiens ou américains…. Hector, prénom répandu chez les Monroe restés en Ecosse, appartient à une lignée devenue presbytérienne après les réformes de John Knox. Est-ce à dire que tous les descendants d'Ulysse sont oubliés et que seuls les parents d'Hector relèvent de l'histoire officielle ? Je ne le crois pas ...
Ulysse Monroe, comme l'Ulysse d'Homère, n'avait qu'un fils légitime. Par ce fils, Eugène, né en Irlande, l'histoire des familles s'est prolongée et nous permet de reconstituer une extraordinaire Odyssée gaélique qui prend ses racines dans les luttes hégémoniques qui ont opposé les grands d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande à travers leurs fluctuantes allégeances monarchiques et religieuses. Les combats entre Suart et Hanovriens, anglicans et catholiques, clans du Nord et du Sud de l’Ecosse, les ont touchés directement
A vrai dire, le Clan Monroe lui-même a été profondément divisé par les conflits européens des XVIIIème et XIXème siècles : chacun de ses membres a sans doute autant subi que décidé de son sort personnel. On connaît, par de nombreuses et savantes études, les principales biographies des Monroe d'Ecosse. Ce ne sont pas celles-ci que nous voulons évoquer en raison de leur tendance trop hagiographique. Les chroniques familiales des exilés, précieusement conservées, quittent rarement les archives familiales, si ce n’est à l’occasion des mariages, des naissances ou des successions. Ces sources, limitées et peu nombreuses, mais oh combien denses et instructives seront nos principales sources.
Au-delà des prénoms de ces deux ennemis mythologiques, il est peu courant qu'une même famille connaisse tant de divisions internes. Nos sources sont fragmentaires, mais presque toujours concordantes. Il s'agit, à l’origine, d'un manuscrit transmis de génération en génération, dans une famille provençale d’Avignon. Ce récit commence avec les combats de l'armée des confédérés de Charles Ier (les « Cavaliers ») contre les sbires de Cromwell (la « New Model Army des round heads ») pour aboutir au décès d'un magistrat français au coeur de la ville comtadine des Papes, Avignon.
Des brumes froides des Highlands à l'Europe continentale, de l'Autriche à la Prusse, en passant par la Lorraine et par la cour royale de Louis XIV, l'histoire des descendants d'Ulysse mérite d'être contée à sa postérité, née au cours du troisième millénaire. Ils y retrouveront les ambitions politiques du Roi-Soleil, de Marie Thérèse d’Autriche, de Frédéric II de Prusse, du Roi d’Espagne et de l’Empereur.
Il ne s'agit pas d'un livre à vocation historique, tout juste d'un recueil d' "histoires" qui s'attache à rechercher des vérités psychologiques dans des environnements qui nous sont, pour la plupart, devenus peu familiers. Pour dire vrai, nous souhaitons redonner vie aux "vaincus" de l'histoire officielle britannique. Le superbe monument funéraire des trois derniers rois déchus d'Angleterre et d'Ecosse, à Saint-Pierre de Rome, ne doit pas faire illusion. De la défaite de la Boyne à celle de Culloden, au-delà de la mort de Louis XIV et de celle de Marie-Thérèse d'Autriche, il subsiste la volonté de quelques uns de réanimer les mémoires des Stuart, en dépit des vicissitudes de chaque époque, exploit jusqu’ici renouvelé à chaque génération.
C'est ainsi que l'on croisera, à côté de ces vaillants Monroe venus sur le Continent, de nombreux personnages historiques. Ce sera le cas du sinistre Cromwell, l'auteur des premiers génocides européens, du colonel O'Neill, chef des confédérés irlandais. Les ancêtres de Taafe, Ministre et Président du Conseil d'Autriche, apparaîtront, en leur temps, en Lorraine. Nous rencontrerons aussi Collot d'Herbois et sa redoutable mécanique répressive au cours de la révolution à Lyon. Les premiers rois « d »e ou « en » Prusse s'appuieront aussi sur les Monroe et d’autres capitaines écossais pour créer leur impressionnante armée qui deviendra l'une des plus puissantes d'Europe.
Comme il convient, l'histoire des sentiments n'a guère laissé de trace écrite ; on ne les devine qu'à l'occasion des mariages, de certaines naissances et des morts parfois brutales. Elle sera dans une certaine mesure aussi le fruit de l'imagination de l'auteur. Les faits historiques permettent, en effet, de reconstituer une trame générale avec ses principaux acteurs et son environnement politique, religieux économique et social. Ce sont les transcriptions de ma grand-mère, Laure Bonnet née Cassin, qui constituent l'essentiel de notre thesaurus personnel concernant les Monroe du Continent. Il revient à l’auteur de ces lignes, sous sa propre responsabilité, de rechercher et de retrouver les motivations profondes des uns et des autres.
La vie d'Ulysse nous conduira au tournant du 17ème siècle, en Ecosse et en Irlande, pendant l'époque troublée du règne de Charles 1er, le Roi Stuart décapité à la suite de la trahison des Ecossais covenantaires, toujours prêts à pactiser avec le pouvoir de Londres. Les deux petits-fils d’Ulysse, Charles et Edmond, occupent la scène familiale pendant les dernières années du règne de Louis XIV et accompagnent Jacques II d'Angleterre, qui aura également régné sur l'Ecosse sous le nom de Jacques VII. Ce malheureux monarque sera déchu après la Glorieuse Révolution de 1689 et protégé avec sa cour par Louis XIV au Château de Saint‑Germain‑en‑Laye. C'est de là que Charles et Edmond partiront vers la Lorraine, l'Autriche et la Prusse. Certains de leurs descendants deviendront de glorieux généraux des armées de Marie-Thérèse ou de Frédéric II.
A la génération suivante, Charles Dieudonné fera le parcours inverse. D'officier de l'armée du roi de Prusse, il devient curieusement fermier aux dîmes de l'Abbaye cistercienne de Morimont près de Langres, ce qui lui permettra d'entretenir sa très nombreuse famille. C'est sans doute grâce à ces importants moyens financiers hérités via les dîmes cisterciennes que Claude Monroe pourra lutter efficacement contre les entreprises criminelles de Collot d'Herbois pendant la terreur de la révolution française à Lyon. Son fils, Charles-Henri Monroe, Président de Cour d'Appel, connaîtra l'Abbé de Lamennais et Frédéric Ozanam pendant ses études de droit à Lyon. Il sera l’un des premiers magistrats français en Savoie et viendra mourir chez sa fille, Anne Monroe, dans l’ancien « Couvent des Filles Repenties », place Pignotte, en Avignon, en 1892.
Extrait du volume un :
TESTAMENT D'ULYSSE MONROE
Inverness, le jour de grâce du 31 mai 1650,
"Moi, Ulysse Monroe, Chef de Clan des Montagnards du Comté de Rosse, né dans les Highlands d'Ecosse, près de Bendearg, vient d'être destitué par le Sieur Cromwell et ses sbires de tous mes biens, titres et qualités. Je tente, sans grande chance de succès de quitter à nouveau l'Ecosse pour retrouver ma femme, Ange-Mary Brady, en Irlande. Si Cromwell devait s'attaquer prochainement à l'Ecosse, j'irai d'abord là où le devoir m'appelle. Mon roi, Charles Ier, est mort, décapité à la suite d'un jugement inique, le 30 janvier 1649 à Whitehall. La même année, le 6 novembre, le glorieux Owen Roe O'Neill a rendu son âme à Dieu, après une étrange maladie. Le Marquis de Montrose vient d'être pendu haut et court, le 21 mai, par ses amis Ecossais et les restes de son cadavre ont été exposés dans les grandes villes du Royaume.
Aussi mon testament ne peut être que moral et s'adresse à ma femme bien-aimée, Ange-Mary Brady, à mon fils Eugène, ainsi qu'à mon Maître d'Arme, Robert, à qui je confie ce document pour que ma postérité puisse en prendre connaissance.
Je suis plus résolu que jamais à combattre et l'heure de ma mort est sans doute proche. Cependant, si j'ai conservé le goût de l'affrontement du bien contre le mal, je ne suis plus sûr de comprendre les temps dans lesquels je vis aujourd'hui. Je sais que notre nouveau roi d’Ecosse cherche à composer avec les Ecossais covenantaires. J'entends dire que les Nobles de France ont organisé une fronde contre leur Roi. Aux Provinces Unies, aucun monarque n'a succédé à Guillaume II, mort prématurément à vingt-quatre ans. Mon combat est commandé par les fidélités de ma jeunesse à une certaine forme de bien. Il est sans doute vain par rapport aux enjeux de l'avenir qui dépassent ma personne, comme ce fut le cas pour le Marquis de Montrose lui-même, mis à mort alors qu’un accord avait déjà été accepté par Londres avec les covenantaires Ecossais.
A toi, Robert, mon ami, je confie le soin de mon armure, de mes éperons, de mon épée et de ma lance. Tu m'as appris à m'en servir alors que la mort prématurée de mes parents et l'absence d'un frère m'avait livré sans défense à ce monde cruel. Ces armes ont été au service de la défense de nos paysans qui vivent sur les terres arides de nos montagnes. Tu as veillé à mon éducation par les armes, mais aussi par la foi de ta religion et ton attachement à la liberté de notre Clan des Montagnards du Comté de Ross, dans le respect du Roi Stuart d'Ecosse. Tu étais à mes côtés lors de la désastreuse défaite de Carbisdale, il y a tout juste un mois, qui a permis aux complices de Cromwell d'arrêter James Graham, Marquis de Montrose, grâce à la complicité de Neil MacLead qui reçut quatre cents balles de farine des Anglais en récompense. Nous avions alors combattu jusqu'à l'épuisement et seule la connaissance de ce pays, si proche de ton lieu de naissance, entre Curlain et la Croix de Croick, là où on lance si bien le « caber », nous a permis de nous sauver. C'est sans doute à toi que je dois ce prénom si peu chrétien d'Ulysse, mes parents étant morts avant d'avoir pu me faire baptiser dans la religion catholique, à laquelle je resterai fidèle jusqu’à mon décès. Tu m'avais alors expliqué que mon "Odyssée" ferait de moi une victime de mon époque et que les Monroe de Foulis triompheraient avec les covenantaires, au prix d'une docilité coupable, à l'égard des Anglais. Tu devais dire vrai puisque tu connaissais bien Hector Monroe,le 17ème Baron de Foulis. Mais entre Hector et Ulysse, à qui crois-tu que l'histoire donnera-t-elle finalement raison ?
Robert, j'ai peur aujourd'hui que le Clan Monroe ne soit définitivement divisé et que les Monroe de Foulis ne participent demain, avec leurs maîtres Anglais, à la "clearance" des Highlands. Promets-moi alors de protéger Ange-Mary et Eugène, où qu'ils soient, en Ecosse, en Irlande ou, s’il le fallait, sur le Continent. Je n'espère plus moi-même revenir en Ecosse, si ce n'est pour me mettre au service de ma foi et de la cause de mon Roi bien aimé, désormais décédé, Charles Ier Stuart, de vénérable mémoire. Celui-ci nous a laissé son testament, l'Eikon Basilike, qui est si riche de promesses d'épreuves et d'espoirs pour ses sujets. Comme lui, je t'exhorte, Robert, mon ami, avec les mêmes mots :
"Pour vous mettre en un bon chemin, soyez assurés que vous ne ferez jamais bien et que Dieu ne vous assistera jamais que vous ne donniez à Dieu ce qui appartient à Dieu et au roi ce qui appartient au roi (je veux dire à mes successeurs) et au peuple. Je suis autant pour le peuple qu'aucun d'entre vous".
Robert, mon maître, tu fais partie du peuple, mais c’est toi qui m'as enseigné le chemin de la vie et de l’honneur. Conserve fidèlement ma Claymore pour la transmettre, le moment venu, à Eugène. Entre temps, n’hésite pas à l’utiliser pour protéger si nécessaire mon épouse et mon fils.
Ange-Mary, ma toute belle, ma douce et tendre amie, nous ne nous connaissons que depuis deux ans à peine. Tu t'es donnée à moi et je me suis donné à toi, dans notre amour conjugal, alors que nous ne savions presque rien l’un de l’autre. Tu as cru en la valeur de ma destinée, alors que mes combats n’ont été jusqu’ici qu’une longue suite de combats dont le sort a le plus souvent décidé de l’issue : Marston Moor, Naseby, Preston, Carbisdale. Quand nous avons cru gagner, la trahison de sinistres lairds écossais a compromis la victoire de mes cavaliers et de mes Highlanders. A l’issue de toutes ces aventures, me voici sans titre, plus pauvre que jamais. Je m’éloigne des couleurs de mon clan, portées par d’autres et mon « sporran » est vide. En dépit de tout cela, Ange-Mary, tu m’as accueilli en Ulster, dans ta famille. Je te suis immensément reconnaissant de m’avoir permis de découvrir le beau, le bon, le bien que tu as su créer dans notre vie familiale. Mes turbulentes années de jeunesse ne m’avaient guère préparé à la sérénité de notre foyer. Notre fils unique, Eugène a pour parrain le colonel O’Neill, mon chef bien aimé en Irlande. Il a été notre fidèle soutien, pour nous comme pour les autres catholiques de ton pays, qu’il a su rassembler à Kilkenny, il y a huit ans déjà.J’ai eu l’honneur deservirsousses ordres à Benburb et nous avons vaincu Robert Monroe, le chef de mon propre clan d’Ecosse, qui a désormais fait alliance avec les covenantaires. Pour ma part, je reste fidèle à notre roi Charles Ier Stuart et à son lieutenant en Irlande le Duc d’Ormonde.
Notre fils Eugène ne porte plus le nom de mon clan écossais, je sais que tu lui apprendras le courage de nos ancêtres. Peut-être devra-t-il, lui ou ses descendants, quitter nos îles pour maintenir notre lignée et notre foi, dans la peine liberté de leur conscience personnelle.
Eugène, mon fils, toi qui viens de naître, quand tu liras ce testament, je serai mort depuis de nombreuses années. Tu seras surpris que j’ai léguées mes armes à mon plus fidèle ami, Robert Stronghand. C’est lui qui m’a appris à m’en servir. Il te les donnera le moment venu, quand tu seras capable de t’en servir pour une noble cause, celle que tu auras choisie. Tu portes désormais, grâce à ta mère et à ton parrain, un nom irlandais. Tu peux en être fier, car ce nom a rallié les hommes les plus braves, désireux de défendre leur foi, leur liberté et leur famille. Sache qu’un ancêtre de ton parrain a dû s’exiler sur le continent avec ses pairs. Leur terre a été occupée comme « plantation » par des sujets de la couronne d’Angleterre. Le départ des Comtes O’Neill avait laissé le champ libre aux Lords anglais qui ont martyrisé le peuple d’Irlande. Si tu lis ce testament à l’âge de raison, je veux que tu sois libre de ta destinée, dans la limite éprouvée de tes forces physiques, de ton intelligence et de ta générosité. Tu ne tarderas pas à découvrir l’horrible cruauté de ce monde pour les pauvres et les petits et le bon usage des armes qui permet de les défendre. Les temps nouveaux auxquels tu appartiens exigeront que tu formes ton esprit en le confrontant aux nouvelles pensées de ton époque. Evite, pour toi-même et tes enfants, l’influence des maîtres de « Trinity College de Dublin » : ce sont les suppôts prétentieux de Londres, à qui la religion sert d’accès au pouvoir politique en Irlande, et je le crains, ailleurs encore. Leur science brillante, mais vaine, n’est que de circonstance, alors que les vraies valeurs s’enseignent par l’exemple, la participation active aux beautés de ce monde et l’espérance de la paix dans l’Au-delà. Eugène, poursuis le lignage de notre famille avec le souci de transmettre notre ardeur au service de la justice. Ne limite pas l’horizon de tes enfants à l’Ecosse et à l’Irlande. Nous y avons nos premières racines et la vigueur de notre sève fera croître les branches au-delà des rivages britanniques. Ne sois pas amer si tu es victime de la trahison des hommes, surtout les plus grands et l’inconstance de nos rois.
Tu construiras ta destinée avec la famille que tu créeras, telle que tu l’auras voulue, en accord avec ton épouse afin qu’ils restent libres de leur décision et responsables de leurs actes devant Dieu et devant les hommes.
Une fois ta descendance assurée, ne crains pas les cicatrices et la mort qui peut en résulter, car d’autres profiteront de ta peur. Meurs debout, même si tu es cruellement blessé. Relève-toi et regarde le ciel : il t’attend après avoir reçu l’âme du Marquis de Monrose et peut-être la mienne.
Comme tu le sais, j’étais dissimulé dans le plaid d’un clan qui nous est étranger, ce mardi 21 mai 1650 à Edimbourg, parmi cette foule qui vénérait James Graham, marquis de Montrose. Le marquis était en marche vers l’échafaud, victime du marquis d’Argyll, ce sinistre covenantaire qui a trahi son peuple. Je fais miennes les dernières paroles de James Graham, car elles éclairent notre combat pour nos valeurs :
« Je n’ai suivi que la lumière de ma conscience, ma règle de vie personnelle qui trouve sa source dans l’Esprit de Dieu qui est en moi. Je Le remercie de me conduire dans la joie dans son paradis, selon le chemin qu’il avait tracé pour moi. »
En choisissant ta propre voie, tu t’éloigneras des félons qui appartiennent à notre propre clan, mais portent notre nom prestigieux : « Monroe ». Je pense à certains d’entre eux qui ont attendu, dans la journée de ce 27 avril 1650, sur la hauteur de Carron, au-dessus de Carbisdale, le sort de notre bataille. J’avais moi-même sous-estimé la force de la cavalerie du colonel Strach face à mes quarante chevaux. Lorsque ceux-là nous ont débordés, ces pleutres descendirent de Carron vers la rivière Kyle et achevèrent beaucoup des nôtres. Ces traîtres ont ainsi couru, sans le moindre risque, au secours d’une victoire acquise par d’autres sur leur propre clan. Leur comportement devait couter sa liberté et sa vie à mon chef, James Graham, marquis de Montrose. Cette leçon de l’histoire mérite d’être méditée, chaque fois que tu croiras la victoire acquise.
Il me faut enfin t’exhorter de toutes mes forces à rester fidèle à ton propre jugement, sur le chemin de l’honneur et du bien, quel qu’en soit le prix pour toi-même et aussi pour ta famille. N’oublie jamais l’amour que te porte ta mère quand tu seras dans les épreuves.
Je pense en effet avec une profonde émotion, à ma très chère Ange-Mary, fille adoptive de mon bien aimé maître d’armes, Robert Stronghand. La providence l’a placée sur ma route, aux moments des plus grands bonheurs et des plus dures épreuves. Elle est plus proche de mon cœur que tout autre dans ce monde. Elle aurait pu être la jeune sœur dont j’ai rêvé dans ma jeunesse. Sa tendresse ne m’a jamais fait défaut : elle a su comprendre mes souffrances de vieux soldat, victimes de mon tempérament autant que de mes ennemis. Aussi, je lui lègue tous mes écrits et aussi quelques poèmes qu’elle m’a inspirés sans le savoir. Sa mémoire exceptionnelle et sa passion pour les lettres et le théâtre me séduisent au plus haut point. Elle saura, mieux que tout autre, conserver mon message d’ardeur et de paix auprès de mes descendants qui lui doivent tous reconnaissance.
Il te faudra sans doute, chère Ange-Mary, éclairer ceux qui ne m’ont pas connus à propos de certains épisodes de ma vie et de mes combats. Contrairement aux espoirs de ma jeunesse, mon époque aura été troublée par des conflits incessants. Beaucoup plus jeune que moi, Ange-Mary, tu m’as néanmoins compris : tu m’as apporté, en toutes circonstances, le soutien le plus cordial depuis le jour de notre première rencontre. Aujourd’hui, je sais que j’ai été aimé par toi mieux, qu’aucun homme n’aurait osé l’espérer. Si les circonstances ne nous ont pas permis de créer plutôt notre famille, l’intimité de nos deux personnes, corps et âmes réunis pendant toutes nos années de vie commune, attestera de notre amour à l’égard de notre postérité. Il s’agit pour nous-deux d’un bonheur extraordinaire qu’il nous a été donné de vivre ensemble.
Seuls les vainqueurs et leurs descendants peuvent écrire leur histoire à leur façon, apologie de leurs pouvoirs mal acquis et justification de leurs revanches sur leurs ennemis désarmés. Aussi, mon testament resterait sans effet, si, parvenant aux mains de mes descendants, je ne m’adressais pas à chacun d’entre eux, moi, Ulysse Monroe, victimes des rivalités politiques et religieuses de mon temps. Toute liberté de conscience n’est authentique que si elle accepte de payer le prix exigé par son époque. Celui-ci peut s’avérer élevé quand les pouvoirs changent de mains. En ce dernier jour de mai 1650, tout semble perdu pour moi. Les Monroe covenantaires se sont emparés des plus riches « plantations » de l’Ulster, le pays d’Ange-Mary, ma femme. Ces terres ne pourront plus nourrir nos paysans d’Irlande, mais serviront plutôt à entretenir les manoirs et les chasses de leurs nouveaux propriétaires. Dieu seul sait si ce malheur ne touchera pas bientôt nos Highlands d’Ecosse, la région de Cromarty ou les montagnes du comté de Ross. Nos montagnards pourraient en être chassés et remplacés par des mauviettes peu aguerries, peu habiles au maniement de l’épée. Les lignées des Monroe de Foulis et de Novar tiennent trop aux douceurs de l’Alness. Ils ont ainsi préféré le confort de la docilité à la défense de leur peuple. Je peux les comprendre -sans les approuver- car notre tourbe, mélée à l’eau la plus pure, est plus riche et parfumée que celle de la rivière Spey. Nos ennemis héréditaires, les Mac Kenzie leur font d’ailleurs concurrence avec leur étrange nectar, le Dalmore. Nous avons lutté contre l’excise tax, impôt inique qui nous a été infligé, il y a quelques années par le parlement covenantaire à tout commerce écossais. Ainsi, les richesses de ces covenantaires se sont-elles encore accrues du fait de nos opérations outre-mer à partir du port d’Invergordon. Pour toutes ces raisons, certains Monroe de Foulis ont-ils fait alliance avec le clan Argyll, trahissant ainsi leurs liens directs avec notre roi d’Ecosse. Ceux-là ne méritent plus de figurer parmi les Highlanders comme nos fiers et pauvres montagnards du Comté de Ross. En se soumettant à l’envahisseur anglais, ces membres de notre clan ruinent le clan des Highlands que nous avons défendu par les armes. J’espère que certains de leurs descendants seront des gens de bien qui reconnaîtront les erreurs de leurs ancêtres.
Vous aurez alors tous le devoir de vous réconcilier, dominant par votre esprit et par votre volonté les manipulations fluctuantes des puissants qui gouvernent les royaumes et les empires. Leurs vaisseaux, sur lesquels vous êtes libres de ne pas embarquer, virent souvent de bord face aux vents contraires. N’oublions pas que notre port final, la mort, est le même pour tous. Seules diffèrent la route et la date, car nous ne sommes que de passage ici-bas. Peut-être les chefs du clan Monroe, peu importe qu’ils s’appellent Hector ou Ulysse, pourront-ils réunir plus tard à Foulis les membres de nos familles réparties sur les cinq continents.
Ils devront respecter de toutes leurs forces les deux belles devises héritées de l’histoire de notre clan :
« Dread God »
« Crains Dieu seul »
Puis :
« Nil sine labore »
« Rien sans travail »
En exprimant les meilleurs moyens de vaincre les forces du mal ici-bas, elles doivent devenir nos meilleures armes au service du bien commun de l’humanité.
La première rappelle que la volonté de tout homme doit s’effacer devant celle de Dieu. Nous avons le devoir de la rechercher, sans craindre celle des hommes. Seule la Foi en Dieu nous permet de ne pas avoir peur de ce qu’Il nous demande. Cette antique devise des Monroe, qui date du XIème siècle, est inspirée d’une religion où Dieu le Père était proche des phénomènes naturels, foudre, tempête, raz de marée… Ce Père, commun à tous, à vocation déjà universelle, ne doit pas être confondu avec nos dieux gaéliques des temps anciens, car Lui veille déjà sur tous les clans, sur tous les pays et sur toutes les générations. Moïse ne déclare-t-il pas au chapitre 6 du Deutéronome : « Tu craindras le Seigneur ton Dieu…Le Seigneur est notre Dieu unique…Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces ».
Notre seconde devise exprime l’espérance légitime de chacun d’entre nous, dés lors qu’il nous est possible de vivre honnêtement, selon nos capacités personnelles, de notre travail. Il s’y ajoute notre devoir d’assistance à l’égard des plus défavorisés. Le labeur entrepris sans relâche par ceux qui en sont capables et en ont la volonté est nécessaire à l’avènement d’un monde plus juste. Je sais que le travail prendra des formes bien différentes, au fil des siècles à venir. Il restera cependant la meilleure arme contre la pauvreté et l’injustice. A vous, mes chers descendants, de devenir les meilleurs dans le maniement des armes de votre époque.
Les générations futures de notre lignée devront, le moment venu, ajouter une troisième devise, dans l’espérance d’un nouveau progrès moral de l’humanité. Si la prospérité matérielle devient durable, il leur faudra sans cesse lutter contre les tentations d’asservir les pauvres et les petits en combattant l’accaparement abusif des richesses par ceux qui détiennent le pouvoir.
Cette devise adaptée aux temps nouveaux pourrait être :
« Adveniat pax populi
Per iustitiam Dei. »
« Que la paix du peuple advienne
Par la justice de Dieu »
Notre participation à la civilisation de l’amour universel sur cette terre sera jugée en effet à l’aune de la paix établie entre tous les hommes. L’avènement de ce bonheur partagé par tous repose sur la justice divine. Elle exige la courageuse contribution de chacun d’entre nous.
Il faut être assez sûr de soi pour ne pas s’abriter derrière les remparts protecteurs d’une famille, d’un clan ou d’une religion. Un jour, peut-être dans plusieurs siècles, le chef de notre Eglise catholique sera assez saint et fidèle à sa mission pour affirmer haut et fort :
« Il faut vivre en paix les uns avec les autres, quels que soient les ethnies, les cultures, les religions et les statuts sociaux ».
J’espère alors que les chefs des autres religions répandues sur la terre penseront et feront de même.
Vous qui après moi vivez, n’oubliez pas Ulysse le combattant, défiguré par ses cicatrices, riche de ses victoires mais aussi de ses défaites, face à l’injustice de son siècle. Il vous aime déjà tendrement pour votre action personnelle en faveur de la justice et de la paix à venir.
Si vous souhaitez connaître le véritable secret de ma vie, il vous faudra lire la relation qui figure dans ma correspondance ou dans les récits de mes amis. Il ne s’agira pas de l’histoire officielle enseignée au profit des grands de ce monde, mais de témoignages authentiques, vécus dans la douleur et la passion des combats.
Comme je ne veux pas juger votre conduite face à des évènements que je ne saurais prédire, je vous demande de ne pas me juger. Votre époque n’est pas la mienne. Ceux qui découvrirons les péripéties de ma vie, trouverons la Sainte Source qui m’a permis de reprendre la lutte après tant de blessures. Ils pourront y étancher leur soif, eux aussi, le moment venu.
Ainsi vous-ai-je laissé un « sporran », que je crois plus fécond que tous les trésors de la terre. »
Pour faire et valoir ce que de droit, en Écosse, en Irlande et sur le continent.