« En pure perte » de Laurent Contamin et ses inspirations romantiques

 

Laurent und Olivier gewidmet

 

« Wer aber sind sie, sag mir,die Fahrenden, dies ein wenig Flüchtigern noch als wir selbst…?

« Mais qui sont-ils, dites-moi, ces voyageurs, ces errants un peu plus fugitifs que nous-mêmes ? »

Rainer Maria Rilke Rilke,   cinquième « Elégie de Duino »

 

 

Nous te remercions de tout coeur, cher Laurent, pour ce voyage intime que tu viens de nous offrir dans les rues de Paris. Je m’en voudrais de dissiper la magie de ces instants merveilleux que nous avons vécus en ta compagnie. Comme tu l’as proposé, je vous invite à poursuivre ensemble cette promenade en poésie en retrouvant tes compagnons de route. Il ne s’agira que d’une rapide introduction au dialogue que nous souhaitons engager avec vous, les spectateurs d’un soir.

Quelles sont donc les résonances que ton superbe texte entretient avec certains des romantiques allemands ? En quoi cela nous concerne-t-il aujourd’hui ? Les nombreux thèmes que tu as évoqués m’imposent de ne revenir que sur ceux qui caractérisent le mieux cette communauté d’esprit à la recherche de leur identité et d’un sens à la vie. J’en ai choisi trois parmi les plus féconds : « Le paradis perdu », « L’instant de grâce », « Apprendre à voir ».

A) Trois idées-clefs chères aux romantiques allemands

  • Souvenez-vous, l’arbre de la connaissance, « le tireur d’épine » du Louvre … Oui, c’est bien pour avoir voulu devenir les maîtres du bien et du mal que l’homme a franchi les frontières qui allaient lui interdire le paradis de ses origines. L’être humain  ne résiste pas à sa volonté de domination par l’exercice de sa seule raison. Il quitte ainsi le jardin de son enfance où subsistent, délaissés, les arbres de la vie et de la connaissance. Les relations harmonieuses avec les mondes qui ont été créés pour lui ne sont plus qu’un lointain souvenir. Cette mémoire douloureuse du rêve originel alimentera la nostalgie (la « Sehnsucht », terme plus volontariste de la langue allemande) qui l’accompagnera toute sa vie. Son cœur, mutilé, a cédé le pas à sa raison devenue toute puissante. Le poète n’aura de cesse de retrouver les traces de ce paradis perdu, en quête d’un bonheur enfoui au plus profond de sa conscience, jusqu’à sa propre mort et au-delà.
     
  • Exilé de ce paradis qui lui était destiné, l’être humain ne peut plus espérer que des instants de grâce. Il ne sait retrouver son chemin… à moins d’en éprouver l’intuition secrète, de s’abstraire du temps présent, en fuyant son narcissisme, cette seconde nature qui l’obsède sans relâche. Les arts, la poésie, la musique, la danse, la peinture, la sculpture, l’y aideront, s’il y consent en faisant silence. Il lui faudra faire preuve d’une volonté sans faille, de talents personnels et des dons exceptionnels pour retrouver son âme d’enfant. Un exercice à haut risque, s’il en est, pour le commun des mortels qui, a priori, n’en demande pas tant, dans leur vie quotidienne.
     
  • Aussi faudra-t-il l’aide des artistes pour nous apprendre à voir au-delà de notre personne, reconnaissant humblement notre double nature de créature humaine. C’est ainsi que nous découvrirons la juxtaposition des mondes intérieurs et extérieurs, visibles et invisibles, passés et à venir qui nous sollicitent l’un et l’autre. A nous de répondre à ces signes mystérieux venus d’ailleurs avec courage et discernement. Ces messagers, anges ou démons, nous invitent à retrouver le centre de notre  moi profond… Cette démarche exige un décentrement cruel par rapport à nos confortables habitudes de vie qui occultent, nolens volens, la véritable dimension de l’univers auquel nous appartenons.

En répondant à ces appels qui s’adressent à notre coeur, il nous sera permis de vivre pleinement, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles, c’est-à-dire, attentifs, droits et authentiques, comme Laurent nous le recommande, à l’instar des plus grands romantiques de l’Allemagne des siècles passés. Ceux-ci ont en commun d’explorer leur « Weltinnenraum », concept que l’on peut traduire à la fois par le « cosmos intériorisé » ou le « moi  extériorisé ». Il n’y aura pas de terme à ce voyage initiatique, mais un contact éphémère avec la « Selbstbewusstsein des Universums », selon le vocabulaire de Novalis, « la réflexion que l’univers a de lui-même » si l’on veut bien donner ses deux sens au mot « réflexion » utilisé dans cette traduction.

B) A la recherche des inspirations romantiques de Laurent :

Que de résonances en effet avec les vies et les pensées de certains écrivains d’outre-Rhin de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle dans le texte que nous venons d’écouter : « En pure perte » ! Laurent ne s’en cache pas et les cite volontiers, reconnaissant une précieuse filiation spirituelle.

  • Heinrich von Kleist (1777 – 1811) est le descendant d’une ancienne et célèbre famille de militaires prussiens. Il est connu pour ses pièces de théâtre comme « Friedrich von Homburg », magnifiquement joué dans la mise en scène de Jean Vilar par Gérard Philippe et Jeanne Moreau au Festival d’Avignon de 1951. Kleist est aussi un conteur hors pair avec des récits comme « Michael Kolhaas » ou encore la « Marquise d’O ». Homme de passions extrêmes, il est révolté par l’injustice de son temps, quitte l’armée et visite Paris par deux fois, en 1802 et 1805. Il est frappé par la pauvreté des habitants et s’éloigne de ce triste spectacle en admirant les chefs d’œuvre  du Louvre. Comme Laurent, il affectionne le théâtre des marionnettes. Ces figurines désarticulées lui semblent animées d’une harmonie intérieure réglée par un mystérieux centre de gravité : celui-ci semble échapper en effet aux lois classiques de la pesanteur ! Kleist a publié un essai sur ce sujet en 1810, un an avant son suicide sur le Wannsee, à trente-quatre ans.
     
  • Rainer Maria Rilke (1875 – 1927) est sans conteste le plus proche inspirateur de Laurent. Né à Prague, il devient très jeune un voyageur impénitent et raconte son périple parisien dans les « Cahiers de Malte Laurids Brigge » en 1902. Il  manie  l’art de la digression que  Laurent  vient d’utiliser avec brio pour enchanter cette soirée passée ensemble. Le fantôme d’Ingeborg, reconnue par le chien de la famille, c’est Rilke. Les bouquinistes et les antiquaires de la rue de Seine, c’est encore lui, ainsi que les démons rencontrés à l’occasion d’une méditation très personnelle. Biographe et secrétaire de Rodin, Rilke vit à Paris en 1902 et 1906, fréquente la Bibliothèque Nationale, mais découvre aussi la misère de l’hôpital à la Salpêtrière. Au cours de ses pérégrinations européennes, Rilke revient régulièrement à Paris, son port d’attache spirituel.
     
  • Georg Büchner (1813 – 1837) est, comme Kleist et Laurent, un homme de théâtre. Ses principales pièces sont bien connues en France : « La mort de Danton », « Woyzek ». Fauché par la maladie à vingt-quatre ans, il n’achèvera pas sa nouvelle, « Lenz ». Son œuvre est indissociable de sa vie la plus intime. Ainsi, reconnaît-il percevoir la voix des rochers, la respiration de la forêt, la fuite de notre planète dans le cosmos. Images poétiques ou simples métaphores, auxquelles Laurent a eu recours, à la suite de Büchner ? Non, il s’agit bien d’expériences vécues, « d’Erlebnisse », que Büchner et Laurent nous proposent de partager. Ces explorations périlleuses peuvent aussi déboucher sur la terreur provoquée par des rencontres inattendues. C’est le « Schaudern » de la langue allemande, le « Thambos » des anciens Grecs. Ce voyage aventureux dans son monde intérieur amène Büchner à franchir, à ses risques et périls, les frontières du monde naturel.

Malgré, ou plutôt en raison, de leurs révoltes personnelles devant l’absurdité apparente de la condition humaine, ces trois auteurs romantiques nous ont offert les cadeaux les plus précieux : des œuvres d’art sublimes, qui s’imposent à notre cœur et à notre esprit. Acte gratuit s’il en est … « en pure perte », remarquerait, à juste titre, Laurent, pour eux-mêmes, mais, Dieu merci, pour le plus grand profit des générations à venir.

C) Existe-t-il aujourd’hui des esprits romantiques ?

Oui, bien sûr ! Ils se reconnaissent d’ailleurs volontiers entre eux, âmes insurgées dans un monde nouveau à construire.

  • Un rapide rappel historique permet d’apprécier les singularités de cette famille d’esprit dont nos romantiques d’aujourd’hui sont les héritiers. La tendance romantique dans les arts est en effet le fruit de mutations brutales des environnements culturels, politiques et sociaux.
    Trois générations d’auteurs romantiques se sont succédées en Allemagne. La première d’entre elles (« Frühromantik ») a vécu à la fin du XVIIIème siècle, principalement en Thuringe et à Iéna. Elle s’est trouvée bousculée par les soubresauts de la révolution française. Friedrich von Hardenberg dit Novalis, les frères August-Wilhelm et Friedrich Schlegel, Ludwig Tieck en sont les représentants les plus connus. La deuxième génération (« Hochromantik ») a subi les guerres napoléoniennes et l’occupation française à Berlin et à Heidelberg. Kleist en fait partie ainsi que Clemens Brentano, les frères Jacob et Wilhelm Grimm ou encore Achim von Arnim. La troisième et dernière génération (« Spätromantik ») se manifeste après le congrès de Vienne qui réorganise l’Europe politique à partir de 1815. Elle est plus diffuse, du fait de ses implantations et de ses thèmes de prédilection. Büchner est l’un des auteurs les plus célèbres de ce romantisme finissant avec Adalbert von Chamisso, Joseph von Eichendorff ou encore Ludwig Uhland.

     
  • Rilke, pointe avancée du romantisme allemand, ne les a rejoint qu’un siècle plus tard. Tous se comportent comme des âmes insurgées contre un monde hostile qui remet en cause leur identité et les contraint à rechercher un sens à leur vie. Ils rêvent pour eux-mêmes et pour leurs contemporains de relations harmonieuses et durables. Mobilisés par une civilisation à créer, ils aspirent à trouver, pour eux-mêmes et pour leurs environnements, de nouveaux modes de communication, en dépit des contrariétés qui semblent prévaloir dans leur vie quotidienne.  Ils maîtrisent en orfèvres la langue allemande, aussi bien en prose qu’en poésie, grâce à laquelle ils nous transmettent la profondeur de leurs pensées les plus personnelles.
     
  • Aujourd’hui, ce n’est plus la mutation des monarchies traditionnelles de droit divin en Etats-Nations, comme au temps du romantisme allemand, qui vient bouleverser la vie de tout un chacun. Il s’agit désormais de la disparition de ces mêmes Etats-Nations au profit d’une mondialisation économique et technologique débridée, dénuée de vision politique globale. Les conséquences de cette course en avant sont bien connues : accélération du temps, consumérisme assisté, manipulation des esprits par le « big data » et l’intelligence artificielle. Les robots « programmés » par de savants algorithmes, penseront et jugeront pour notre plus grand bien, au risque de se transformer en soldats tueurs des humains jugés trop sentimentaux,  dans un proche avenir…

    Face à ce constat dramatique, deux réactions sont possibles : « voir » ou « refuser de  voir ».

    La première attitude, la plus répandue, abonde dans le sens de la mode, des instantanés successifs, de la conformité bien-pensante. Hors du dernier « smartphone », de la dernière crème de beauté, de la dernière recette d’amaigrissement, point de salut ! Le résultat le plus tangible de ce comportement grégaire, c’est le relativisme culturel, l’idéal d’un modèle humain uniforme de type « homo oeconomicus » dépourvu de toute autonomie individuelle, à l’exception de la gestion de ses intérêts matériels. De doctes économistes fournissent les « business models » susceptibles de conquérir les marchés commerciaux sur une base planétaire. Tout progrès technologique est bienvenu dès lors qu’il contribue à l’épanouissement immédiat de l’individu réduit à sa fonction de consommateur subtilement conditionné. Les règles de la concurrence transnationale exigent de se saisir de toutes les opportunités dés qu’elles se présentent, sans bénéfice d’inventaire préalable. Chacun est ainsi appelé à ruminer le foin prémâché, servi à toute heure par le « système », pour ne laisser aucune prise à la critique subversive ou au moindre mouvement de révolte.

    A l’opposé de ces pratiques d’apparences normales des « fashion victims », nous retrouvons nos amis romantiques d’aujourd’hui. Ils refusent la réduction de la créature humaine à un modèle unique. Ils privilégient les appels du cœur et ne méprisent pas les sentiments que leur inspire leur sensibilité personnelle. Ils aspirent au progrès de l’humanité sous réserve d’un exercice de discernement qui prend en compte le bien commun. Ils rêvent d’une communion apaisée des âmes au sein de la vraie patrie des êtres humains, celle qui recherche le juste, le beau, le bien : ce sont des valeurs transcendantes dont personne, à leurs yeux, ne saurait revendiquer la propriété exclusive. Affirmant leurs identités dans ce monde nouveau auquel ils entendent participer, ils se réjouissent des différences de culture : ils veulent en faire un objet de dialogue pacifique entre civilisations et entre  générations, réfutant tout esprit de système. Sans le savoir dans la plupart des cas, ces romantiques contemporains rejoignent Novalis qui se déclarait partisan du « Systemlosigkeit » dans ses « Fragments ».

     
  • Il va de soi que ces deux attitudes contradictoires peuvent cohabiter chez la même personne, à des degrés variables, selon les âges de la vie. Des penseurs éclairés et bienveillants comme Michel Serres nous aident à nous réinventer, non pas en créant un homme nouveau comme le voudraient les totalitarismes de tous ordres, mais en faisant le meilleur usage possible des progrès technologiques. Processus essentiel des temps modernes consécutif à l’hominisation, l’« Hominescence » vise à l’épanouissement global de la personne, corps, esprit et âme, à l’âge de la maturité. Succédant au contrat social qui a permis la transformation des Etats-Nations en républiques ou en démocraties, un « contrat naturel » d’un nouveau type  en résultera entre les hommes de toutes nations et leur vaisseau spatial fragile et unique, la terre, pour reprendre les termes de cet éminent collègue de René Girard à l’université de Stanford et à l’Académie Française.

Redoutant les effets sclérosants de toute classification, je me risque néanmoins à souligner cette tendance romantique, telle que j’ai tenté de la cerner, chez certains de mes contemporains. Je les cite dans le désordre, comme leurs noms me viennent à l’esprit : Yves Bonnefoy (1903 – 2016), Peter Handke (1942 - …), Karen Blixen (1885 – 1962), Jean-Marie G. Le Clézio (1940 - …), Michel Le Bris (1944 - …), Michel Tournier (1924 – 2016), Kenneth White (1936 - …), Yukio Mishima (1925-1970), Henri Bosco (1878-1976) et, bien sûr, Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944), cher à Laurent ainsi que son ami, dédicataire du Petit Prince,  Léon Werth (1878-1955).

Cependant, à titre personnel, mes pensées romantiques vont surtout au poète François Cheng (1929 - …) d’origine chinoise et à la musicienne Hélène Grimaud (1969 - …), pour des raisons que je  développerais volontiers à l’issue de notre discussion avec Laurent. En préambule, je préfère citer seulement le lorrain Jean-Marie Pelt (1933-2015). Cet écologiste authentique, à la fois créatif et actif, précisait à propos de la troisième Béatitude : « Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage », que l’Evangile fait référence aux « doux » et non aux « mous »…

Je vous laisse donc la parole pour évoquer les romantiques d’aujourd’hui que vous voudriez saluer ce soir en présence de Laurent.

D) François Cheng et Hélène Grimaud, deux grands esprits romantiques de notre siècle

On peut difficilement imaginer deux personnes aussi différentes que François Cheng et Hélène Grimaud. Le premier, né en Chine avant l’époque communiste, vit actuellement à Paris et a été élu à l’Académie Française en 2002. La seconde, venue au monde à Aix en Provence en 1969, est devenue Premier Prix de piano du Conservatoire de Paris à quinze ans, avant d’élever des loups dans le Nord des Etats-Unis, puis de s’établir  en Europe en vue de poursuivre une brillante carrière internationale. Grands voyageurs, tant dans l’espace que dans le domaine spirituel, ces deux personnalités originales sont animées par de fécondes intuitions dignes d’un  romantisme des temps modernes.

  • François Cheng, originaire du centre de la Chine a fui, avec sa famille, le régime communiste de Mao-Tsé-Tung en 1949. Après de longues années de galère et de misère en France, au cours desquelles il exerce toutes sortes de métiers pour survivre, il entre comme professeur à l’Inalco où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1996. Il maîtrise alors aussi parfaitement  le mandarin, y compris sa calligraphie, que sa langue d’adoption, le français. Ce poète à la santé chancelante va nous offrir une œuvre merveilleuse dont les titres éloquents évoquent les grands thèmes de son romantisme personnel. Il s’inspire de sa double culture pour exprimer dans une langue émouvante ses expériences de vie les plus intimes qui jalonnent un itinéraire singulier : « Le dialogue » (2002), « L’éternité n’est pas de trop » (2002), « Cinq méditations sur la beauté » (2006), « Un cheminement vers la vie ouverte » (2009), « Œil ouvert et cœur battant » (2011), « Quand reviennent les âmes errantes » (2012), « Cinq méditations sur la mort » (2013). Il a exploré les textes des grands européens et reconnait sa dette à l’égard de Vercors, Michaud ou encore Hölderlin, Rilke…et Saint François d’Assise ! Loin de renier ses inspirations taoïstes, il engage un dialogue authentique et fascinant avec les cultures et les religions occidentales. Sa pensée atteint alors des profondeurs – ou des sommets, comme on voudra - de sagesse et de tolérance universelle qui reposent sur l’espoir d’une communion d’âme à âme, de cœur à cœur, à travers les civilisations et les siècles.
     
  • Hélène Grimaud a de tout temps éprouvé l’impérieuse nécessité de situer ses talents musicaux dans un environnement spirituel qui convienne à sa forte personnalité. Ce sera l’univers du romantisme allemand pour lequel elle se passionne très jeune. Elle devient l’une des meilleures interprètes de ce vaste et ardu domaine musical, dont elle va rechercher les racines ou les héritages chez les plus grands compositeurs européens. Ses enregistrements les plus connus portent sur la sonate « Dante » de Liszt, les Kleisleriana de Schumann, les Etudes de Chopin. A ce premier répertoire, il faut ajouter Ravel, Rachmaninoff, et bien sûr Beethoven et Mozart qu’elle a joués avec les plus célèbres orchestres de la planète. Elle reconnait cette filiation spirituelle dans ses trois ouvrages, écrits de toute évidence avec passion : « Variations sauvages » (2003), « Leçons particulières » (2005), « Retour à Salem » (2013). Elle y exprime toute sa gratitude à l’égard de maîtres qui lui ont permis de donner un sens à sa vie et à l’usage de ses talents exceptionnels. Hélène Grimaud a, grâce à eux, accepté ses propres contradictions et dominé les adversités de toutes sortes. Il y fallait volonté et courage pour refuser la mutilation d’une partie de son être, échappant ainsi à la norme imposée par le « système » en place.

    Ces deux citoyens du monde moderne se rejoignent dans la recherche incessante de la beauté et dans les exigences absolues d’une patrie intérieure qui se révèle sans frontière : ils nous ouvrent gratuitement, ou plutôt « en pure perte », les frontières d’un nouveau monde pour notre plus grand bonheur. Quant à eux,ces deux romantiques des temps présents en paient le prix par leur isolement, jusque dans le cénacle des arts. Admirés pour leurs talents littéraires ou musicaux, ils sont le plus souvent mal compris, voire considérés comme peu fréquentables et au pire jalousés. Se dresseraient-ils, l’une et l’autre, contre les pensées dominantes et les comportements violents de notre XXIème siècle ?

E) Un esprit romantique est-il concevable pour demain ?

  • Au cours des récentes décennies, les âmes insurgées contre un carcan culturel normalisé n’ont certes pas fait défaut, mais n’ont guère engendré de descendance féconde. Que l’on songe à l’insurrection des esprits de mai 1968, aux mouvements « punk » ou « hippie », aux altermondialistes ou encore aux participants des « nuits debout ». Ces vagues sympathiques de révoltés de la fin du XXème ou du début du XXIème siècle avaient pourtant de bonnes raisons de se mobiliser : leurs partisans n’ont pas manqué de s’exprimer publiquement avec ardeur et en toute bonne foi. On  peut  regretter que ces mouvements aient, dans la plupart des cas, abouti à des avortements plus ou moins consentis et toujours douloureux. Les causes de ces échecs à répétition tiennent à ce que leurs principaux acteurs ont utilisé les mêmes armes que les adversaires qu’ils combattaient : communications alarmistes non suivies d’actions concrètes, abus de langages technocratiques, absence de visions stratégiques globales. Les thèmes propres à l’écologie, à l’économie des parties prenantes, ou encore à la singularité de la personne humaine n’ont pas été déclinés concrètement, à leur initiative personnelle, « hic et nunc ». La lassitude générale a pris le dessus, comme le déplorait le courageux Stephane Hessel à la fin de sa vie, regrettant que les « indignés » ne se transforment pas en « engagés » dans la réalité quotidienne de leur siècle. Beaucoup d’entre eux se sont de fait sentis dépassés par des pouvoirs mondialisés plus ou moins occultes mais de plus en plus prégnants. Il s’agit principalement des GAFA dont les fondateurs, grands inquisiteurs des temps modernes, recyclent leurs fortunes récentes en machines à fabriquer le bonheur universel. En d’autres termes, il a manqué à ceux-là une capacité d’imagination et une volonté d’action à la hauteur des enjeux de leur époque : sans doute, beaucoup ont-ils craint de devoir d’abord se réinventer par eux-mêmes au risque de ne plus faire partie des « gens normaux ».
     
  • Il en résulte aujourd’hui, aussi bien en Orient qu’en Occident,une admiration béate pour un« transhumanisme » basé sur les prouesses des NBIC (Nannotechnologies, Biotechnologies, Technologies de l’Information, Sciences Cognitives) qui n’hésitent plus à s’afficher comme des promesses de bonheur universel. Le « posthumanisme » qui constitue l’étape suivante renie tout effort de transcendance susceptible de ralentir la marche de l’humanité vers un progrès supposé enfin à la portée de tout un chacun. Plus frustrant encore, on ne peut qu’être frappé par l’absence d’artistes reconnus en faveur de ce combat « civilisationnel » dont l’issue conditionne pourtant notre avenir commun. Les esprits romantiques auraient-ils déserté la planète ou bien le « système » aurait-il déjà réussi à les éliminer ? Selon les lois du marketing et du « big data », il est clair que Michel Houellebecq et sa « Possibilité d’une île » ont vaincu la « Globalia » de Jean-Christophe Rufin, dès la première décennie de ce siècle : la médiocrité cynique du renoncement écrase, sans vergogne dans les media, l’imagination lucide de la création ! Peut-on ajouter ici que la merveilleuse langue française martyrisée succombe devant la veulerie des facilités de langage ? L’ambigüité du propos est, de toute évidence, préférée à la clarté de l’expression…

    Faut-il en conclure avec René Girard que le désir mimétique a définitivement envahi notre humanité ? Que seules les mises à mort des boucs-émissaires peuvent provisoirement calmer la violence inhérente aux communautés humaines ? Et qu’en conséquence de quoi ces orgueilleux romantiques de toujours qui croient encore à l’autonomie de leurs désirs personnels ne sont que des menteurs ? La vérité romanesque serait là pour le prouver ! Pourtant René Girard lui-même n’a cessé de méditer Hölderlin, l’un des plus grands romantiques d’outre-Rhin… sans peut-être en tirer toutes les conséquences pour les temps à venir, si ce n’est en espérant, comme cet immense poète que :

« Là où croît le péril, là aussi croît ce qui sauve ».

Prenons donc le temps d’écouter les voix deLaurent et de ces vaillants voyageurs des deux mondes qui viennent à notre secours pour retrouver les véritables perspectives de notre humanité. Si les chants des artistes ne sont pas étouffés par les bruits médiatiques, l’optimisme de la volonté triomphera du pessimisme de la fatalité, suscitant les attitudes romantiques prêtes à affronter les immenses défis actuels, que ceux-ci trouvent leurs origines en Occident ou en Orient.

 

Paris-8 octobre 2018

Gérard Valin