Robert se leva sans grand courage. Il se sentait fatigué, très fatigué depuis quelques jours. Il enfila un peignoir et rejoignit son bureau en traînant les pieds. Il n’était pas dans ses habitudes de ne pas faire étape à la salle de bains avant d’entreprendre quoi que ce soit, mais ce matin il n’avait goût à rien. Il s’installa sur son vieux fauteuil qui craqua dès qu’il s’y adossa, un craquement sourd qui s’intensifiait au fil des ans et qui faisait penser à Robert que tôt ou tard l’une des pièces de ce fauteuil se briserait, lâcherait prise.
Lâcher prise ! L’expression plaisait à Robert. Lâcher prise à la vie pour se perdre dans le temps.
Robert aurait pu échanger son vieux fauteuil contre un neuf ou, à moindre coût, le faire restaurer mais il rechignait à s’en séparer. C’était sur ce fauteuil qu’il s’était fait photographier en compagnie d’Eugénie. Une photographie en noir et blanc, prise pour ses quarante ans, que Robert avait ajustée dans le cadre ovale qui trônait au dessus de l’ordinateur.
Lorsque ses enfants lui rendaient visite et qu’ils dénigraient l’antique fauteuil en avertissant leur père de sa dangerosité, Robert plaisantait sur le sujet et attendait que l'orage se passât. Parfois, un brin de nostalgie à l’âme, il ne répondait pas et noyait son regard dans les grands yeux clairs d’Eugénie qui souriait, de ce même sourire qui avait tout bousculé un lointain jour de juin. Robert se regarda. Il se trouvait un air malicieux et le regard de celui qui savait. Un regard qui se moquait de celle qui, quoi qu’il arriverait, triompherait. Des larmes perlèrent à ses yeux. Eugénie l’avait quitté au printemps de l’année dernière et Robert attendait son tour, sa jeunesse dans les yeux des visages de papier.
Il mit ses lunettes, consulta le calendrier et murmura :
               - Brocante le sept à Vieilley. Vide-grenier le vingt et un à Auxon-Dessus. Puces le dimanche treize décembre à Belfort !
Combien sont-ils à m’attendre ? Combien ? Dix, vingt, peut-être trente. Trente visages de papier qu’il faudrait sortir de l’oubli, pensa-t-il.
Robert se remémora ses débuts où, timide et inexpérimenté, il n’était pas exceptionnel qu’il fût contraint d’acheter le cadre pour avoir la photographie qu’il contenait. Une période révolue qui avait eu l’inconvénient d’encombrer son grenier. Il pensa à son ami Léon et à tous les autres brocanteurs qu’il connaissait et qui, de leur voix tonitruante, l’interpellaient :
               - Salut Robert ! Regarde c’que j’t’ai trouvé ! Ils ne sont pas beaux ces deux-là ? Mignonne la p’tite. Notre bonhomme n’a pas dû s’ennuyer !
Robert sourit et se vit pour quelques francs adopter un couple de mariés, une vieille femme aux yeux lumineux, un fier militaire et toute une famille en tenue du dimanche. Ils étaient maintenant si nombreux à habiter chez lui que Robert ne les comptait plus. Il aimait ces visages de papier comme des enfants perdus. De grands enfants dont les yeux brillaient de ces éphémères étincelles de vie qui animaient sa propre vie.
Robert oublia sa fatigue et passa la journée à regarder sa collection de visages de papier avec le sentiment que ce serait la dernière fois. Il y fut si attentif qu’il en oublia de préparer son déjeuner et dîna d’une croûte de pain.
Tous ces gens avaient la même histoire : celle de l’oubli. Pour un petit nombre d’entre eux, elle se résumait en quelques mots : un nom, un prénom et une date griffonnés par le photographe ou par les personnes elles-mêmes. Pour chaque nouvelle photographie, Robert s’appliquait à noter le lieu et la date de son achat et parfois quelques bribes de la vie de ces gens. Robert remonta le temps et sélectionna les huit photographies qui lui plaisaient le plus, une pour chaque décennie de sa vie. Quand il eut terminé, il se leva, décrocha le cadre où il posait avec Eugénie et, y joignant les photographies qu’il avait choisies, enveloppa l’ensemble de papier kraft. Satisfait, il reprit sa place sur son vieux fauteuil et écrivit à son ami Léon.

               - Avec ce temps-là, les gens se baladent. C’est quand il faudra requiller qu’ils vont tous rappliquer ! fit remarquer à Éric son voisin d’étal qui se lamentait de n’avoir pas vendu de quoi payer son gazole.
Le temps était magnifique. Une journée de printemps avec des couleurs pleines de vie qui fondaient dans le bleu du ciel. Éric regarda le cadre de Robert appuyé contre le pied de la table et dont le verre jouait avec les rayons du soleil. Il l’avait affiché à trente euros. C’était à prendre ou à laisser mais le cadre à lui seul valait le double. Éric ne s’expliquait pas pourquoi il s’était aujourd’hui décidé à l’exposer alors que la plupart du temps il laissait son encombrant héritage dans la camionnette. Voir cette photographie, c’était penser à Léon, son père, et à Robert. Son père lui manquait. Avec lui, il avait tout partagé : les grands froids, les fortes chaleurs, le casse-croûte et le café du Thermos, les maigres bénéfices et les découverts bancaires. Il le revit pleurer lorsque la fille de Robert était venue lui donner le rudimentaire paquet enveloppé de papier kraft qui lui était destiné et la lettre qui l’accompagnait. Un paquet qui était le témoignage des inoubliables moments que les deux hommes avaient passés sur les brocantes aux quatre coins de la région. Un encombrant paquet que Robert avait laissé à Léon comme un clin d’oeil à la mort et que ce dernier avait gardé durant plusieurs années avant de le donner à son fils comme son ami le lui avait demandé.
               - Combien pour la photo ?
La jeune femme qui venait de se saisir de la photographie de Robert et d’Eugénie en donnant l’impression qu’elle ne la lâcherait plus, Éric ne l’avait jamais vue. C’était une petite brune aux cheveux courts, avec de magnifiques yeux verts et de discrètes lunettes de vue qui lui donnaient le genre intello. Elle fixa longuement la photographie et répéta :
               - Combien pour la photo ?
               - La photo ? s’étonna Éric.
               - Il est possible d’acheter la photo sans le cadre ?
Éric fit la moue.
               - C’est que...
               - Celui qui achètera le cadre ne fera rien de la photo, coupa la jeune femme en pétillant des yeux.
               - Ce cadre est d’époque. Pour trente euros, c’est une affaire !
               - Si j’achetais les encadrements de toutes les photographies qui me plaisent, répondit la jeune femme en souriant, je pourrais me mettre à mon compte.
Une remarque qui fit penser à Éric à tous les cadres qu’il avait récupérés chez Robert après son
décès.
               - Vous permettez ?
Éric prit le cadre des mains de la jeune femme, posa celui-ci sur la table, verso face à lui, et, muni d’une pince, retira les petits clous qui maintenaient le carton rigide sur la photographie.
               - Voilà votre photo mademoiselle !
               - Je vous dois ?
               - Deux euros.
La jeune femme chercha son porte-monnaie.
               - Attendez !
Éric disparut dans son fourgon et en ressortit avec une grande pochette dans la main.
               - Et celles-ci, comment les trouvez-vous ? demanda-t-il en étalant un lot de huit photographies sur la table.
               - Elles sont vraiment très belles.
               - Je vous laisse l’ensemble pour seize euros.
               - Vous avez encore beaucoup de photos comme celles-ci ? demanda la jeune femme d’une voix légère.
Éric pensa aussitôt à contacter la fille de Robert.
               - Et l’histoire de ces personnes, enchaîna la jeune femme, vous la connaissez ? Vous allez peut-être me prendre pour une folle, mais j’aime bien apprendre quelque chose sur la vie de ces gens.
               - Pas plus folle que celui qui achète un vieil outil pour l’accrocher au mur de sa salle à manger en pensant à celui qui s’y est usé les mains, renchérit Éric.
La jeune femme prit de nouveau la photographie représentant Robert et sa femme et la regarda.
               - Ils sont beaux...
               - Comme des amoureux ! enchaîna Éric.
               - Dimanche, vous serez à Besançon ?
               - De bonne heure et de bonne humeur mademoiselle ! Et vous, vous viendrez ?
               - De bonne humeur, certainement, répondit-elle en riant, mais de bonne heure, rien n’est moins sûr.
               - Alors, adieu les vieilles dames en chignon et les beaux garçons en uniforme. Si vous arrivez trop tard, j’ai bien peur que des ailes aient poussé à tous ces gens. 
Éric désigna d’un coup de menton un grand barbu installé en face de lui et ajouta :
               - Ce matin, mon collègue a vendu un magnifique cadre avec la photographie d’une jeune enfant jouant
au cerceau.
La jeune femme haussa les épaules puis, regardant fixement Éric de ses yeux charmeurs, demanda :
               - Ça serait sympa si vous pouviez me faire réserver les photos que vendent vos collègues ou à défaut
les acheter.
               - Oh là là, ce sont des affaires à se ruiner que vous me proposez mademoiselle ! Si vous saviez combien ils sont nombreux ceux qui nous promettent de revenir et que nous attendons encore, répondit Éric en tendant sa carte
de visite.
               - Je vais vous faire un chèque de trente-deux euros. Seize pour les photos d’aujourd’hui et seize euros en acompte de celles que vous m’aurez dénichées pour la semaine prochaine.
               - Un chèque ? bougonna Éric qui aurait préféré être payé en espèces.
               - Je ne vais quand même pas écrire un zéro de plus pour que vous l’acceptiez ! ajouta la jeune femme avec humour.
               - Et pourquoi pas ? répondit Éric en prenant discrètement son appareil photographique.
Le déclenchement de l’obturateur surprit la jeune femme.
               - Mais...
               - Un visage de plus pour ma collection !
               - Votre collection ? s’étonna la jeune femme.
               - Vous ne pouvez pas savoir comme c’est difficile de vivre au milieu des fantômes. Vous faites votre métier pendant des années sans vous interroger et puis un jour, en posant sur votre étal les affaires de vos parents et de leurs amis, il vous prend un de ces coups de cafard ! C’est depuis le décès de mon père que je prends des photos...
               - Et les gens ne vous disent rien ? coupa la jeune femme.
               - Certains rient, d’autres s’étonnent, ronchonnent, mais qu’importe ! Je n’ai trouvé que ce truc-là
pour continuer.
               - Photographier la vie !
               - Des gens comme vous, tiens, avec lesquels je discute et qui bien souvent m’achètent un objet...
               - De quoi faire une belle collection de visages de papier dans quelques années, enchaîna la jeune femme, un malicieux sourire aux lèvres.
Étonné, Éric ne répondit pas.
               - Et je suis sûre que personne ne vous a encore demandé de le photographier une seconde fois, afin d’acheter sa photo ? demanda la jeune femme en prenant la pose.
Éric hocha négativement la tête, perplexe.
               - Eh bien, qu’attendez-vous ? insista-t-elle.
Éric prit son appareil et la photographia.
               - À dimanche ! s’exclama t-elle en s’éloignant.
Éric était tout chamboulé. Il avait vu dans les yeux de cette femme l’indicible et éternelle lumière qui chassait les fantômes et redonnait vie aux visages de papier.