Jamais Arachnée
Auparavant il y avait je ne sais quoi d’absence. Ce n’était pas l’abîme, l’asphyxie, mais seulement rien. Cette solitude qu’apportaient les premiers brouillards en dénudant l’été. Elle aussi n’était rien... avant. Une petite femme insignifiante pour laquelle on n’avait pas dessiné de prénom. Une goutte d’éternité, un infime instant de vie qui avait fait basculer le temps. C’était dans ce vide que tout s’était joué. À perdre haleine de charrier les mots, de les empiler, de s’effrayer de l’atrocité de leur réalité pratique.
- Ne pleure pas, lui écrivais-je à plusieurs reprises.
Et l’écran écumait ses mots en la déshabillant. Éblouissante au point d’être invisible si ce n’étaient ses yeux sur sa peau lisse... Un regard qui rongeait le mien comme un chien son os. Elle écrivait sans fin, sans ponctuation. Elle enfilait les mots pour ne pas mourir. Elle créait ce désir que rien n’expliquait. Un désir aussi réel qu’irréel qui s’évanouissait dès que je lui répondais en pianotant maladroitement de deux doigts sur le clavier. Elle était vivante, terriblement vivante.
- J’écris avec mes yeux, m’avait-elle répondu.
Elle écrivait aussi vite que le vent chassait les jours. Un vent qui brisait la toile, qui me faisait perdre le fil pour mieux entendre le murmure des mots. Un souffle autour de rien. Elle cessait parfois de respirer en me laissant avec le temps qui décomptait ses unités sur l’abonnement. Je m’interrogeais de ne plus la voir, de ce rien qui me faisait mal à souffrir.
- Jamais, avait-elle répondu à ma question que son subit silence avait fait naître.
Le mot s’était enfoncé comme un clou dans ma chair. Jamais pour ne jamais revenir. Si. Avec ce pseudonyme arachnéen, aussi cruel qu’érotisant, qui brisait la toile et le verbe aimer.
Huit membres, huit yeux, huit lettres pour me décrire ce qu’ils avaient fait d’elle. Métamorphosée en araignée, pendue à son fil, suçant les voyelles comme ses proies. J’étais prisonnier de sa toile, entre ses mots, sous ses regards, près de sa bouche.
La dureté minérale de son jamais m’avait effrayé. Je ne voulais pas la perdre, quitte à perdre le sens de ma vie. L’horizon accouchait de la nuit, le temps s’étendait. Avec son jamais, l’avenir pesait plus lourd que le passé.
Elle écrivait, elle se décrivait et j’avais peur. J’avais peur de ses multiples membres, de ses yeux sous son ventre, du parfum de ses mots qui me paralysait comme un venin. Elle écrivait et je lui répondais et je l’aimais d’autant plus. Elle lisait entre les lignes, elle s’éloignait. Son esprit prisonnier de son corps, insaisissable, déjà comme un souvenir d’amour. Je ne la reverrais plus, je ne lui écrirais plus, jamais je ne la toucherais. Jamais encore. Jamais avec ce rien de tout à l’heure. Jamais avec toujours. Une lueur s’allumait pourtant au coeur des mots. Elle aimait les mots, les mêler, en retrouver la trace.
- Jamais je ne t’aimerai. Toujours je t’aimerai. Nous nous aimerons à jamais, avais-je enchaîné.
- Ce mot est plus fort que nous tous. Il est éternel, avait-elle repris
Je m’étais mis à rêver à ce jour qui s’accordait avec toujours et jamais. J’avais reçu une image, une pièce jointe. La photographie de son visage lisse, vide et plein de ce possible et impossible, parfait néant de son espérant regard. Elle se décrivait au mien comme elle semait du charme dans ses phrases. Un visage touché par la grâce d’être abandonné par ses yeux. Condamnée à ne voir que par son corps dévoilé. Son esprit dénudé à ses membres longilignes, à ses hanches dépouillées de ce toujours ainsi, peut-être jamais rien à la légèreté de sa toile. Erreur infinie à répéter sans cesse. Envie de creuser les mots au plus profond de leur sens, d’ouvrir et de fermer les phrases en ponctuant le temps. Un temps qu’ils avaient défié une nuit d’oubli pour verrouiller sa vie. Arachnée était née. Artiste du tissage, des mots en filières sur sa toile. Punie d’avoir suspendu ses dieux à son crochet génital.
- Jamais je ne t’oublierai, avais-je répété. Davantage si je voyais mieux tes yeux.
Elle ne répondit pas. L’image s’anima. Elle renversa la tête en arrière, bomba le torse pour tendre ses seins et m’hypnotisa de ses quatre paires d’yeux qui en ornaient le galbe. Admirable, émouvante poitrine au regard azuré qui assassinait l’espoir. Suspendu moi aussi à son corps, à ses hanches, emmailloté à mon désir avec l’ombre de sa vie sur le dos. La preuve par huit de la vérité, la douleur de la vérité. Elle cligna des yeux pour chasser cette lumière noire qui cachait l’expression des mots.
- Tu es belle, écrivis-je.
Elle s’agita, parfumant ses lèvres des couleurs de l’amour défunt, tissant autour d’elle ces lettres transparentes que l’air solidifiait au contact de son sexe. Je lus l’avenir du monde dans ses yeux, l’obscure clarté des larmes qu’elle ne pouvait donner et qui versait en moi les jours perdus.
Son pseudo disparut de la liste du site dès le lendemain. Ils l’avaient découverte. Ils l’avaient piquée comme une chienne malade, comme le gène qui s’était perdu en elle. Jamais je n’avais prononcé son prénom avec autant de légèreté. Jamais jamais il ne m’était apparu si doux, si éternité. Elle seule avait toujours su qu’elle pouvait en mourir.