Quelque chose entre elle et moi
- Qui es-tu ?
- Le spectre de ton enfance.
Je regardai son visage blanc avec ses yeux sans blanc qui voyageaient au milieu. Ce n’était pas un corps, mais une âme, avec une poitrine transparente dans laquelle s’empilaient des années. Des jours qui bougeaient en sentant mon désir de les découvrir.
- Pourquoi m’as-tu réveillé ?
- Tu pleurais.
Je passai machinalement mes doigts sur mes yeux. Ils étaient secs comme la terre une année de canicule.
- Je ne pleurais pas.
- Je t’ai secoué pour te réveiller... et tu étais plein de larmes.
- Je ne pleurais pas, je rêvais.
- Et tu t’étonnes de me voir.
- Oui !
- À quoi rêvais-tu ?
- À mon enfance.
- C’est pourquoi je suis là.
- Tu es mon enfance ?
- J’en suis le spectre, t’ai-je dit.
- J’ai l’impression qu’il y a quelque chose entre toi et moi.
- Celle que tu cherches.
- Mon enfance ?
- Celle que tu as oubliée.
- C’est une femme ?
- Elle peut l’être si tu veux.
- Sais-tu ce que je voudrais ?
- Non ?
- Un jour de mon enfance.
- Ce n’est pas difficile de l’avoir.
- Comment ?
- Ce n’est pas difficile, te dis-je. Le veux-tu ?
- Oui, mais avec cette chose qui est entre toi et moi.
- L’enfance que tu connais avec celle que tu as oubliée ?
- Oui.
Je vis les jours éclater dans la poitrine du spectre en brisant les rayons métalliques de la vie. On aurait cru des bêtes lourdes bondissant dans l’eau à l’aube du soleil.
- Cela t’ennuie ? demandai-je en continuant à le regarder.
- Je connais ton enfance tout entière.
- J’aimerais qu’elle soit une femme. La vois-tu ?
- Je vois ton enfance et cette femme puisque tu le désires.
- Elle doit être belle.
- Ne l’as-tu jamais rencontrée dans l’enfance dont tu te souviens ?
- Ne serait-il pas possible de nous rencontrer maintenant ?
- Elle et toi dans l’enfance que tu connais et celle que je garde pour toi.
- N’importe où dans mon enfance.
- Essayons, nous verrons.
Je sentis un souffle passer de mes mains à mon visage, entrer dans ma bouche et voyager dans ma poitrine avant de me saisir le cœur.
- Que sais-tu de ton enfance ?
- Ce dont je me souviens est habillé de ce que l’on m’a raconté ?
- Peu importe. Parle-moi d’elle.
- J’habite à la campagne, au milieu d’un jardin. Il y a une grande maison devant la nôtre et seulement du soleil le matin. Je crois que c’est pour cela que j’aime me lever tôt et regarder la lumière sauter la barre de la nuit.
- Si nous entrions dans ce jardin.
- Il y a un potager, des mirabelliers. C’est l’été.
- Je vois qu’il y a des légumes et des fruits.
- Et le grand pré, le vois-tu ?
- Je suis le sentier qui y conduit, mais tu le quittes.
- Tard dans l’après-midi, c’est presque le soir ?
- Oui, et la nuit qui arrive va manger tes souvenirs.
- Elle fait le bruit d’un avion qui s’éloigne.
- Un bruit de moteur !
- Pas de ceux qui déchirent les nuages et les oreilles. Un petit avion de tourisme qui ronronne des berceuses en caressant le ciel.
- Un bruit de voix.
- J’aimerais mourir en entendant ce bruit.
- Je peux te dire que tu l’as entendu dans ton berceau.
- Du berceau à la tombe, cette voix m’échappera-t-elle toujours ?
- Tu ne peux la garder si tu ne vois pas celle qui la porte.
- Ce qui est entre toi et moi est une voix ?
- C‘est un souvenir dans l’enfance que tu as oubliée.
- Ce bruit d’avion est sa voix ?
- Une femme d’aujourd’hui a la voix de ton enfance perdue.
- Est-ce celle à qui je pense ?
- Bien sûr que c’est elle.
- Je ne l’ai pas rencontrée dans mon enfance.
- Peu importe.
- Et j’aurais donné la voix de mon enfance à cette femme.
- Ce bruit de moteur que tu aimes.
J’entendis le ronronnement d’un moteur que l’air fouetté par l’hélice givrait de mille silences. De silences qui obscurcissaient peu à peu le bleu du ciel en m’apportant ce sommeil qui m’ensevelissait comme la neige.
- J’entends souvent sa voix.
- Elle habite cette chose que tu dis voir entre toi et moi ?
- Cette femme que j’ai rencontrée quand j’étais plus grand. Elle parle parfois si faiblement que plus je la cherche plus je la perds.
- Elle s’efface pour en laisser parler une autre.
- Sa voix ressemble à celle de ma mère.
- Une voix avec un collier de malheurs autour du cou.
- Une silhouette d’homme la brise à coups de hache.
- Tu aimerais leur prêter ton amour d’enfant pour tracer d’autres signes ce jour-là. Tu voudrais que cette chose que tu vois entre toi et moi soit cette femme à laquelle tu penses et qui parle avec la voix de ton enfance... Tu voudrais revoir ce jour-là ?
- Crier pour que mes peurs s’échappent telles des nuées de sauterelles et dessinent devant ma mère et cet homme les mots que je n’ai pu leur dire.
- Ils ont perdu ton enfance.
- Où ?
- Dans cette grande maison où se sont égarés tes souvenirs, où tu es incapable de placer le moindre objet et dire dans quelle pièce tu dormais.
- J’ai peur de savoir.
- C’est ce jour-là que tu voudrais revoir ?
- J’hésite. Ils sont si nombreux ceux que j’aimerais revoir.
- Je ne peux t’en montrer qu’un seul.
Je sentis mon histoire me mordre comme un chien enragé. Je vis celle que je cherchais se dévêtir, s’offrir à mon regard pour que je ne voie plus qu’elle en oubliant la voix qui était entre le spectre et moi.
- Ne veux-tu pas un jour de ton enfance ? répéta le spectre, impatient.
- Je suis si fatigué.
- Je sais que je te tourmente, mais je ne peux m’en empêcher.
- C’est cette voix de femme qui est entre toi et moi qui me tourmente.
- Ne veux-tu pas à la fois un jour de ton enfance et la voix de cette femme ?
- Cette femme est dans mon enfance ?
- Elle et toi à la fois, je peux te montrer ce jour-là.
- Je la connais à peine.
- Ne sais-tu pas déjà tout d’elle ?
- Je ne l’ai jamais rencontrée quand elle était une enfant.
- Tu peux la rencontrer maintenant.
- Il faudrait que je lui parle avant.
- C’est ce jour-là que tu veux voir ?
- J’irai vers elle et je lui parlerai.
- Tu arrêteras son chemin.
- Je l’arrêterai et cela arrêtera tout ce qui lui est arrivé.
- Empêcher tout ce qui lui est arrivé ?
- Oui. Ne pas écouter ceux qui me disaient qu’elle était une enfant et moi, plus grand qu’elle.
- Tu peux. Tu peux tout empêcher.
- Je peux... Alors c’est ce jour-là que je veux voir.
Le spectre se dissipa et la chose qui était entre lui et moi prit corps. La voix de mon enfance avait un visage. C’était bien elle. Elle souriait, elle m’attendait avec mon cœur entre ses mains. N’écoute pas ceux qui te disent de t’éloigner de moi, ne les écoute pas. Je sais que tu m’aimes, me disait-elle tout en gardant le silence. Elle savait que je l’aimais. Bien sûr qu’elle savait. Des larmes perçaient ses yeux. Des yeux foncés dans lesquels se reflétaient le soleil et la lune enlacés; des arbres en fleurs aux écorces fruitées, des étangs, des ruisseaux dorés, des oiseaux suspendus à leur chant, des mains tendues, libres, et la sienne par-dessus avec cette alliance au doigt qui la rendait transparente. Il y avait dans ses yeux ces trente années passées à l’attendre et entre elle et moi les dix années à la chercher.
Le spectre n’est jamais revenu. Il était trop tard pour recommencer.