10h59 (extrait du roman, pages 147 à 150)
 
Section des zigouilleurs. La grande tranchée.
Même jour.

Flavien, Louis et Van Gogh écumaient le lacis de la grande tranchée, la mort du sergent Bertier dans leur estomac comme un poison. Une mort qu’ils avaient laissée agir, toucher leurs âmes de ses mains glacées.
Les trois hommes fonçaient droit devant eux, tête baissée, pour faire leur cure de chair et de feu. Ils nettoyaient, faisaient place nette, roulant devant eux, grenades, grondements et explosions. Louis suivait avec peine. Il avait laissé le mal grandir en lui. Un grand Mal qui le rongeait de l’intérieur de ne pas aimer que la mort et qui était entré en lui dès les premiers jours de son affectation à la section des nettoyeurs de tranchée. Tiré au sort pour ôter la vie de la plus cruelle façon. Louis avait franchi sans le vouloir l’ultime barrière, celle où il n’était plus possible de regarder la mort en face sans se brûler le coeur. Louis marchait vers le néant comme un désespéré. Louis se dépassait avec l’espoir de tuer la mort.
Van Gogh aperçut deux soldats allemands se réfugier dans une sape à moitié effondrée. L’un d’eux l’atteignit avec peine ; il boitait.
– Où sont-ils passés ? demanda Flavien qui suait comme un boeuf.
Van Gogh s’approcha d’un bond de l’abri et, d’un signe de tête, fit comprendre à Flavien où l’ennemi se trouvait.
– On les tient ! se réjouit Flavien.
– Fais gaffe, ils ont gardé leurs armes, prévint Louis qui rejoignit Van Gogh.
Louis armait son tromblon lorsque Flavien s’interposa, une grenade incendiaire à la main.
– Ils doivent payer…
– Ils vont brûler vifs, s’offusqua Louis, interdit.
– Et Bertier, tu l’oublies, grimaça Van Gogh.
Flavien observa Louis, l’air grave, et le provoqua en s’emparant de son poignard.
– Tu préfères ça ?
Louis ne répondit pas. Il baissa les yeux et son visage de gamin parut vieillir d’un coup.
– Pas de prisonniers, a dit Bertier. Qu’est-ce que t’attends ? rappela Van Gogh, son regard de bête blessée rivé sur Louis.
– Bertier est mort, osa ce dernier.
– Ces fumiers doivent mourir, répondit Van Gogh qui s’avança, son pistolet en main.
Louis le devança et descendit dans l’abri de quelques degrés. Il cria subitement :
– Rendez-vous ! Sortez !
– Dégage, nom de Dieu ! jura Flavien, sa grenade incendiaire toujours en main.
– Camarade ! supplia une voix allemande caverneuse.
Van Gogh, le regard rivé sur l’entrée de l’abri, prêt à agir, s’énerva :
– Tire-toi, Lamarque, bordel !
– Rendez-vous ! insista Louis d’une voix chevrotante.
– Camarade, camarade ! répétèrent les voix allemandes plus distinctement.
Le visage d’un jeune soldat allemand, dont le casque était plus grand que la tête, surgit de l’obscurité. Les mains hautes, il s’approcha de Louis.
– Pardon, camarade, répéta-t-il doucement en français tout en dévisageant Louis qui devait être du même âge.
Louis s’écarta. Flavien empoigna le jeune soldat allemand et le poussa brutalement contre le mur de la tranchée d’un coup de crosse. Le deuxième homme, un jeune capitaine, avait gravi les derniers escaliers de l’abri en traînant sa jambe droite. Du sang ruisselait sur son visage. Il toisa les Français avec fierté. Van Gogh s’approcha du jeune soldat et le menaça :
– Avance !
Ce dernier leva les mains aussi haut qu’il put, fit quelques pas et se retourna sans raison. Un coup de feu scia l’air. Le jeune Allemand s’effondra, touché mortellement dans le dos. Van Gogh eut un sourire étrange. Un sourire qui flua sur son visage comme la fumée sortait de son pistolet. Une fumée que Flavien regarda, l’air perdu, et que Louis sentit glisser dans sa gorge pour empêcher la nausée de monter.
– Attention ! hurla subitement Van Gogh en apercevant l’officier allemand poser la main sur l’étui de son pistolet.
Van Gogh tira. Le jeune capitaine s’abattit sur le sol, une balle en pleine tête.
– Je vais descendre voir s’il en reste, lança Flavien.
– J’y vais, s’interposa Louis, nerveux.
– Je vais avec toi, proposa Van Gogh.
Ce dernier sortit une bougie de son sac et l’alluma. Les deux hommes s’enfoncèrent sous la terre. Construit en solides madriers sous plus de deux mètres de terre afin de résister aux gros calibres, l’abri avait dû servir au commandant de la compagnie pour se reposer la journée. Une table en bois flanquée de deux bancs, une couchette rustique et tout un cimetière d’objet l’encombraient. Des tas de grenades à mains, d’étuis à cartouches, d’outils, de vêtements se mêlaient à des bouteillons et des boîtes de conserves. Van Gogh récupéra une bouteille de rhum que l’ennemi avait oubliée dans sa fuite. Il l’ouvrit et but.
– Tiens, bois un coup, ça te passera le goût, invita Van Gogh en tendant la bouteille à son jeune camarade.
Louis dut avoir un air étonné, interrogateur, car Van Gogh ajouta :
– Du sang boche ! Tu verras, ça passera… Tu t’habitueras.
Louis regarda le visage guerrier de Van Gogh que la lueur de la bougie éclairait des reflets du meurtre. Un meurtre qu’il avait tourné aussi contre lui pour davantage en jouir. Louis s’empara de la bouteille, puis se ravisa.
– Tu as tort, ricana Van Gogh qui but de nouveau.
Louis n’arrivait pas à détacher son regard du visage mutilé de son camarade. Le mal et le rhum dégoulinaient de sa bouche en le maquillant d’injures et d’obscénités. La violence avec laquelle Van Gogh avait tué le jeune Allemand frappait le visage de Louis en le confrontant à une expérience qui écrasait une fois de plus son humanité. Elle grandissait en lui au fil des jours avec l’impossibilité du meurtre.
Louis retrouva le jour et Flavien avec l’impression qu’il avait franchi la limite où il était possible de réduire la vie à l’état de cadavre. Van Gogh resta encore quelques minutes dans l’obscurité en compagnie de sa bouteille. Il souriait quand la lumière captura son visage. Il posa la main sur l’épaule de Louis en disant :
– C’est pour ton courage que Bertier t’a offert son poignard.
Flavien remonta le fourreau de sa baïonnette, le coinça dans son ceinturon pour qu’il ne cliquette plus, et fit comprendre à ses camarades qu’ils devaient continuer.
À l’intersection où les hommes du capitaine Frahm et les poilus français s’étaient battus, les trois hommes découvrirent de nombreux cadavres. Les corps des soldats allemands encombraient le passage dans une mare de sang. Une grappe de trois hommes, puis de deux, jetés l’un sur l’autre. Sur le premier tas, un soldat avait croisé ses mains rouges de sang sur sa poitrine lacérée par un éclat. Sa tête et le haut de son corps masquaient le visage d’un camarade dont la main tenait un fusil à la crosse brisée. Le troisième homme était couché à contresens. Sa jambe était cassée, repliée vers l’arrière. La chair rouge de son pied déchiré apparaissait à travers les lambeaux de cuir de sa botte. Son bras visible griffait le sol. Sa tête était noire de terre, calée sur la cuisse d’un camarade dont le pantalon était souillé d’excréments.
Les cadavres des deux soldats allemands qui barraient le boyau étaient couchés en quinconce. Le premier avait le bras retourné, désarticulé. Son arme et son casque étaient à ses côtés. Le second, les yeux grands ouverts, les lèvres amincies, paressait en regardant le ciel. Tout près d’eux, face contre terre, le casque légèrement relevé, un poilu français tombé du parapet semblait dormir. Quatre de ses compagnons de combats bordaient le parapet à quelques mètres. Deux d’entre eux, la tête pendue dans le vide, les yeux écarquillés, regardaient le monde à l’envers. Leurs camarades avaient l’air de les attendre, le visage tordu. Du sang coulait sur la joue d’un sergent dont une balle avait perforé le crâne. Son revolver était encore dans sa main, ses jumelles accrochées à lui.
Flavien fit quelques pas dans le boyau en levant le nez, l’air méfiant. Derrière lui, Van Gogh récupérait des grenades dans les poches des soldats français tués.
Louis posa son tromblon contre le talus et enjamba les cadavres allemands pour s’emparer d’un pistolet. Une main saisit son pied.
– Pardon monsieur, pardon, supplia Peter en français.
Flavien et Van Gogh se retournèrent. Ils regardèrent le jeune soldat allemand qui agrippait la jambe de Louis, puis le visage affolé, empreint de terreur de leur camarade.
Peter se redressa, libérant son bras amputé de la main. Il l’approcha de son autre membre qui tenait toujours la jambe de Louis. Il l’approcha avec son buste, avec sa tête pour baiser le soulier crotté du jeune soldat français.
– Pardon, camarade, pardon, répéta-t-il faiblement en mélangeant les langues française et allemande.
Louis le rejeta d’un coup de pied. Peter bascula sur le dos. Son bras mutilé fouetta le pantalon de Louis en le peignant de sang pour retomber sans vie. Sa tête heurta le fusil d’un camarade.
– Finis-en, Louis ! supplia Flavien.
Comme s’il eût compris, Peter se redressa et s’accrocha de nouveau à Louis. Ce dernier était paralysé. Son regard plongea dans celui du jeune soldat allemand avant d’être happé par l’image de son bras sans main, par la bouillie sanguinolente qui suintait de sa botte. La mort était là, tapie comme une bête immonde. Elle était le grand Mal qui détruisait Louis de l’intérieur. Peter l’avait vue tourner autour de lui avec ses grands yeux noirs, vides et sans vie.
Louis vit le jeune allemand remuer les lèvres sans prononcer une parole pour tenter de lui en parler. Il vit ses yeux se remplir de larmes et tout l’amour, chassé de son coeur, couler sur ses joues en laissant ses traces sur sa peau crasseuse. Peter se vidait. Il se vidait de son amour pour chasser le grand Mal qui habitait Louis. Ce dernier le sentit passer en lui quand Peter serra sa main gauche de sa main valide.
– Louis ! cria Van Gogh en s’approchant, l’arme à la main.
Louis était livide. Sa main droite tenait le pistolet allemand près du crâne de Peter. Elle zébra l’air d’un éclair pour se rapprocher de sa propre tête, de sa tempe. Le coup partit, bref, sans bavure. La tête de Louis recula en emportant son corps qui tomba sans gloire. Flavien et Van Gogh se précipitèrent vers lui en hurlant son nom et le silence du grand amour perdu. Peter était couvert du sang de Louis. Il pleurait, car il n’avait plus rien à espérer, ni personne à qui donner la main. Les yeux injectés de sang, Flavien l’acheva pour ne plus l’entendre parler d’humanité. Van Gogh s’était agenouillé près de Louis. Il tenait la tête ensanglantée de son camarade en tremblant. Flavien les regardait, le sourire de Louis comme un dessin d’enfant sur son visage fatigué.



10h59
, Éditions 10h59, Le studio d'imagination, 2009