Mystérique du Tango[1]
 
Tango
Un

         Le Tango est une danse féerique. Féerie et férie.
         Le mot « Tango » lui-même est un mot magique. L’origine en est incertaine. Bâton dans le XIXème siècle espagnol. Lieu de la fête chez les esclaves africains. Déformation du mot espagnol « tambor ». Peut-être et qu’importe !
Mais, répétez-le comme un mantra : Tango, Tango, Tango, Tan-go, Tan-go, temps-go, temps immédiat. Le mot prend vie dans la présence à soi-même.
         « Tango ». Force évocatoire qui en appelle à la fois à la sensualité et à la froide distance, à la soumission et à la rébellion, l’érotisme et la violence, la poésie et le réalisme, l’aristocratie et la piraterie.
         Il évoque en nous fantasmes et désirs, préjugés et renoncements, l’alliance de toutes les antinomies. Miroir des âmes sombres, non encore perdues, toutefois.

         C’est à La Plata, dans une Milonga, que nous avons véritablement découvert le Tango. Nous arrivions juste de Rio, encore embaumés de Samba. Nous avions erré dans le centre de Buenos-Aires, non loin de la place des Mères. Demeuraient quelques quartiers romantiques au milieu d’une ville en désespoir. Traversée de la banlieue et de sa pauvreté, masquée avec maladresse. La Plata. Rien, sauf les Milongas et le football. Mais le foot...
         Les tables rondes cerclaient une piste plus encombrée que la calle Lavalle ou la calle Floridade Buenos-Aires. Les mets attendaient les danseurs, résignés à ne servir que de faire-valoir, ou de prétextes, ou d’entractes. Les morceaux s’enchaînaient les uns aux autres comme une suite éperdue.
         A la table voisine, un couple improbable avait attiré mon regard. Ivres l’un comme l’autre, gras, laids, leurs regards éteints n’arrivaient pas même à se rencontrer. Se cherchaient-ils vraiment ? Ils étaient une provocation dans cette enceinte dédiée à l’élégance de la danse. Ils symbolisaient, ou plutôt incarnaient cette déchéance à laquelle seuls les humains peuvent prétendre et que fuient toutes les autres espèces animales, même au contact prolongé de l’homme.
         L’homme se leva. Plus précisément, il repoussa le sol, s’en éloigna en s’agrippant à la table. La femme accrocha son bras de ses doigts boudinés et se hissa. Elle extirpa un cul volumineux d’une chaise en souffrance, inopinément soulagée.
         Ils avancèrent lentement, en chancelant vers l’aire de danse.
         Nous attendions, ou espérions peut-être secrètement, un effondrement graisseux et carné avant même la piste mais non. Contre toute attente, ils serpentèrent jusqu’à l’espace sacré. La magie opéra.

         Lui se redressa, tel une colonne dorique.
         Elle s’élança, caressant ciel et terre avec une distinction impossible.
         Leurs regards s’allumèrent. Leurs coeurs se mêlèrent dans l’intensité et l’énergie des autres danseurs. Un feu nouveau les habitait.
         La danse commença. Eux qui n’étaient, quelques secondes auparavant, que dysharmonies et disgrâces semblaient jouer quelque partition céleste. Les dieux du Tango possédaient leurs corps. Gestes parfaits. Le dialogue des corps et des souffles manifestaient tant Eros qu’Agape. La graisse était devenue grâce. La sueur se métamorphosait en perles de lumière. De la laideur et de la médiocrité, le Tango faisait jaillir la beauté absolue et l’Art ultime.
         La célébration s’écoula une heure durant, comme une parenthèse entre les temps profanes. Le monde retenait son souffle. Le mystère de l’Univers était là tout entier.














Tango
Uno

El Tango es un baile mágico. Magia y fiesta.
La palabra « Tango », en sí misma, es una palabra mágica. El origen es incierto. Palo, en el siglo XIX español. Lugar de fiesta entre los esclavos africanos. Deformación de la palabra española « tambor ». ¡Puede ser y qué importa!
         Pero, repetidlo como un mantra: Tango, Tango, Tango, Tan-go, Tan-go, tiempo-go, tiempo inmediato. La palabra toma vida en presencia de sí-misma.
 «Tango». Fuerza evocatoria que llama a la vez, a la sensualidad y a la fría distancia, a la sumisión y a la rebelión, al erotismo y a la violencia, a la poesía y al realismo, a la aristocracia y a la piratería.
Evoca nuestros fantasmas y deseos, prejuicios y renunciamientos, la alianza de todas las antinomias. Espejo de las almas sombrías, no obstante, aún no perdidas. 

En La Plata, en una Milonga, nosotros hemos descubierto verdaderamente el Tango. Justo llegábamos de Río, todavía oliendo a samba. Habíamos vagado en el centro de Buenos Aires, no lejos de la Plaza de las Madres. Quedaban algunos barrios románticos en medio de una ciudad en desesperación. Travesía de los suburvios y de su pobreza, enmascarada con torpeza. La Plata. Nada, salvo las milongas y el futbol. Pero el futbol...
Las mesas redondas rodeaban una pista más atestada que la calle Lavalle o la calle Florida de Buenos Aires. Los platos con la comida esperaban a los bailarines, resignados a no servir más que de alegato, de pretextos o de entreactos. Los bocados se encadenaban unos a otros, como un séquito apasionado.
En la mesa vecina, una pareja improbable había atraído mi mirada. Ebrios, uno como el otro, gordos, feos, sus miradas apagadas no lograban encontrarse. ¿Verdaderamente se buscaban? Eran una provocación en este recinto dedicado a la elegancia del baile. Simbolizaban, o más bien encarnaban, este decaimiento al cual sólo los humanos pueden aspirar y que evitan todas las demás especies animales, incluso en contacto prolongado con el hombre.
El hombre se levanta. Más precisamente, rechaza el suelo, se aleja agarrándose de la mesa. La mujer se aferra con su brazo de dedos amorcillados y se levanta. Ella saca un trasero voluminoso de una silla en sufrimiento, repentinadamente aliviada.
 Lentamente avanzaron, tambaleándose hacia la pista de baile.
 Nosotros esperábamos o quizás secretamente confiábamos en un desplome grasiento y abotargado, incluso antes de la pista, pero no. Contra toda previsión, ellos serpentearon hasta el espacio sagrado. La magia opera.

         Él se enderezó, semejante a una columna dórica.
         Ella se precipitó, acariciando Cielo y Tierra con una distinción imposible.    
        
        
Sus miradas se encendieron. Sus corazones se mezclaron con la intensidad y la energía de los otros bailarines. Un fuego nuevo les habitaba.
 El baile comienza. Ellos que no eran, algunos segundos antes, más que desarmonías y desgracias, parecían tocar alguna partición celeste. Los dioses del Tango poseían sus cuerpos. Gestos perfectos. El diálogo de los cuerpos y de las respiraciones manifestaban tanto a Eros, como a Ágape. La grasa se había hecho gracia. El sudor se metamorfoseaba en perlas de luz. De la fealdad y de la mediocridad, el Tango hacía brotar la belleza absoluta y el último arte.
La celebración se escurre durante una hora, como un paréntesis entre los tiempos profanos. El mundo retenía su respiración. El misterio del Universo estaba por entero allí.


Tango
Deux



         Ce ne fut que des années plus tard que nous devions faire nos premiers pas de Tango, approcher le mystère.

         1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
         1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
         1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, infini.

         Un pas de base. La salida. Relativement simple.
         Et une infinité de variations, du simple à l’extrême sophistication, nées de la créativité des danseurs et des obstacles rencontrés. Le Tango demeure la seule activité humaine en laquelle il y a toujours une solution, un passage, un intervalle, ne serait ce que dans l’immobilité ici et maintenant. Le Tango est le contre-exemple vivant aux « terribles simplifications » de Paul Watzlawick[2]. Le Tango, antidote au désespoir.

         Le temps nous est compté, sans doute, en Tango comme ailleurs mais en Tango moins qu’ailleurs. Le Tango est bien marqué rythmiquement. Initialement marche sur les temps forts, le Tango s’est libéré de ce carcan. Le rythme si caractéristique du Tango a séduit aussi bien Stravinsky que Chostakovitch ou encore Albéniz qui ont composé avec lui.
S’il existe des Tangos rapides, ils sont le plus souvent lents. Accélérations et ralentissements constituent une autre respiration au coeur de ce rythme premier. Le danseur peut choisir le contre-temps ou la pause, intervalle dans lequel le couple s’affirme centre immuable autour duquel tourne le monde. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, infini. Sur la trame du temps, les danseurs improvisent. Ils chevauchent le temps, en sont l’arrière-garde ou l’avant-garde, se jouent de lui. Défi à la mort.
         Thanatos hante les Milonga dont il partage l’espace avec Eros, entre complicité et affrontement.
         Amour et Mort. Peut-être la meilleure définition du Tango. En tout cas l’indication que le Tango peut être davantage qu’une danse, plus qu’une culture, un art, un art de l’être qui confine au sublime quand la danseuse et le danseur se laissent enseigner par la chair pour devenir un pur joyau de conscience accrue de ce qui est là, éternellement là.
         Le Tango, marqué de l’empreinte de la pauvreté, du désespoir, de la peur inspire aussi l’espoir, la joie, le combat, le frémissement de la vie. Malgré tout. Venu des quais encombrés ou des ruelles sombres, c’est bien dans la rue, ses dangers et ses élans, qu’il grandit.
         Quand à la fin du XIXème siècle, les rythmes candombe[3] ou la habanera cubaine rencontrèrent les musiques venues d’Europe, le Tango s’édifia à la fois comme expression de sociétés déchiquetées et comme force de rapprochement de tous ceux venus d’ailleurs, issus de l’immigration. Un réflexe kunique[4] salutaire face à la barbarie des « maîtres » au pouvoir.
Il y a toujours dans le Tango argentin, au contraire du Tango-musette, une nostalgie plus ou moins présente. Nostalgie et non pas tristesse comme certains le croient à tort. La gravité de la danse s’accompagne d’une joie cachée, intimement partagée avec le partenaire. Elle est parfois bouleversante par sa puissance ou au contraire comme suspendue entre ciel et terre, écho lointain et timide. Il y a quelque chose de la Saudade dans le Tango. D’ailleurs, certains fados peuvent être sans difficultés danser en Tango. Certes, Saudade est essentiellement portugaise mais danser le Tango et écouter le Fado ont parfois ce même effet d’une indéfinissable mélancolie née du pressentiment de l’exil de soi-même dont l’exil géographique n’est que la métaphore.
Mais le Tango est aussi plein d’orgueil. Non de l’orgueil des personnes. Celles-ci s’effacent sans se perdre pour laisser la place, toute la place, à la danse, mais de l’orgueil de la beauté, la beauté du coeur qui se dresse contre la médiocrité de la condition humaine.
Le Tango. Une aristocratie populaire.


Tango
Dos


No fue sino años más tarde que debíamos hacer nuestros primeros pasos de Tango, contactando el misterio
        
         1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
         1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
         1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, infinito.

         Un paso de base. La salida. Relativamente simple.
         Y una infinidad de variaciones, de la simple a la extrema sofisticación, nacidas de la creatividad de los bailarines y de los obstáculos encontrados. El Tango permanece como la única actividad humana en la que hay siempre una solución, un pasaje, un intervalo, no sería más que inmovilidad aquí y ahora. El Tango es la viva excepción a la regla de las « terribles simplificaciones » de Paul Watzlawick[5]. El Tango, antídoto de la desesperación.

El tiempo es tenido en cuenta por nosotros, sin duda, en el Tango como en otro lugar, pero en el Tango menos que en otro lugar. El Tango está bien marcado rítmicamente. Inicialmente marcha en tiempos fuertes, el Tango se ha liberado de esta sujeción. El compás, tan característico del Tango ha seducido tanto a Stravinsky como a Chostakovitch o aún a Albéniz que han compuesto con él.
Si existen Tangos rápidos, los más frecuentes son lentos. Aceleraciones y ralentizaciones constituyen otra respiración en el corazón de este primer compás. El bailarín puede elegir el contratiempo o la pausa, intervalo en el cual la pareja se afirma como centro inmutable alrededor del cual gira el mundo. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, infinito.
En la trama del tiempo, los bailarines improvisan. Ellos cabalgan el tiempo, son la retaguardia o la vanguardia, juegan con él. Desafían la muerte.
         Thanatos frecuenta a Milonga que comparte su espacio con Eros, entre complicidad y enfrentamiento.
 Amor y Muerte. Posiblemente, la mejor definición del Tango. En todo caso, la indicación que el Tango puede ser aún más que un baile, más que cultura, un arte, un arte del ser que encierra lo sublime, cuando el bailarín y la bailarina se dejan enseñar por la carne, para volverse una joya pura de conciencia acrecentada, del que está allí, eternamente allí.
         El Tango, marcado por la impresión de la pobreza, de la desesperación, del miedo, inspira también la esperanza, la alegría, el combate, el estremecimiento de la vida. A pesar de todo. Venido de los muelles atestados o de los callejones sombríos, está bien en la calle, sus peligros y sus arrebatos lo engrandecen.        
Cuando a finales del siglo XIX, los ritmos candombe[6] o la habanera cubana encontraron las músicas llegadas de Europa, el Tango se edifica a la vez, como expresión de sociedades despedazadas y como fuerza de aproximación de todos aquellos llegados de otra parte, descendientes de la inmigración. Un reflejo kunique[7] saludable frente a la barbarie de los « dueños » del poder.
         Hay siempre en el Tango argentino, al contrario del Tango-musette, una nostalgia más o menos presente. Nostalgia y no tristeza, como algunos lo creen, sin razón. La gravedad del baile se acompaña de una alegría escondida, íntimamente compartida con la pareja. La nostalgia, es a veces, conmovedora por su potencia, o al contrario, como suspendida entre el Cielo y la Tierra, un eco lejano y tímido. Hay algo de saudade en el Tango. Además, algunos fados pueden sin dificultad, ser bailados en Tango. Por cierto, saudade es esencialmente portugués, pero bailar el Tango y escuchar fado tienen, a veces, el mismo efecto de una indefinible melancolía nacida del presentimiento del exilio de sí-mismo, cuyo exilio geográfico no es más que la metáfora.
Pero el Tango también está pleno de orgullo. No del orgullo de las personas. Mas del orgullo por la belleza, la belleza del corazón que se levanta contra la mediocridad de la condición humana ; las personas se desvanecen sin perderse, para dejar el lugar, todo el sitio al baile.
El Tango. Una aristocracia popular.
 


[1] Extrait de Mystérique du Tango, écrit avec Sylvie Boyer. Illustrations Nathalie Gouliart. Editions Rafael de Surtis, 2008. ISBN 978-2-84672-148-6.
[2] Paul Watzlawick met en garde contre les « terribles simplifications » qui sont : « Il n’y a pas de problème. » et « Il y a toujours une solution. », deux manières de dénier la réalité. En Tango, il y a toujours une solution à la situation.
[3] Danse rituelle africaine dans laquelle les percussions jouent un rôle essentiel pour induire des états modifiés de conscience. On rapprochera avec raison le mot « candombe » du « candomblé » brésilien qui désigne la forme brésilienne des traditions d’Afrique noire basées sur la possession par la divinité à travers la transe, le lien individuel entre la divinité et l’individu qui l’accueille, la mutabilité des divinités qui s’adaptent aux contextes culturels y compris au christianisme. Le mot « candomblé » s’est constitué à partir du mot bantou « candombe » et du mot yoruba « llé ».
[4] Le mot « kunisme » désigne le cynisme antique dont Diogène demeure la figure la plus marquante. Sur le kunisme, il faut absolument lire Critique de la raison cynique du philosophe Peter Sloterdijk, Christian Bourgois Editeur, Paris, 1987.
[5] Paul Watzlawick nos pone en guardia contra las « terribles simplificaciones » que son: « No hay problema. » y « Existe siempre una solución. », dos maneras de negar la realidad. En el Tango, siempre hay una solución a la situación.
[6] Danza ritual africana en la que las percusiones juegan un rol esencial para inducir los estados alterados de consciencia. Compararemos, con razón, la palabra « candombe » al  « candomblé » brasilero que designa la forma brasilera de las tradiciones del África negra, basadas en la posesión por la divinidad, a través del trance, el nexo individual entre la divinidad y el individuo que la alberga, la mutabilidad de las divinidades que se adaptan a los contextos culturales incluídas en el Cristianismo. La palabra « candomblé » se ha constituido a partir de la palabra bantú « candombe » y de la palabra yoruba « llé ».
[7] La palabra « kunismo » designa el Cinismo antiguo en que Diógenes permanece como la figura más destacada. En el kunismo, es necesario absolutamente leer la Critique de la raison cynique  del filósofo Peter Sloterdijk, Christian Bourgois Editeur, Paris, 1987.