Le Grand Œuvre de Michel Philippart

 

Nombreux sont les artistes et les auteurs dont l’œuvre demeure dans l’ombre ou ne trouve la lumière que trop tardivement. C’est le cas du grand-œuvre de Michel Philippart, né en 1946, souvent précurseur dans le champ de l’art contemporain, largement ignoré, faute d’avoir été au bon endroit au bon moment, d’avoir fait les bonnes rencontres, bref de ne pas avoir sacrifié à la mondanité, souvent parisienne.

C’est pourtant une œuvre considérable que nous offre ce peintre discret et érudit qui a souvent bousculé les codes avant d’autres qui, depuis, font salon.

Michel Philippart distingue trois grandes périodes dans sa peinture, se chevauchant souvent, chaque période présentant des phases parfois imbriquées subtilement[1].

La première période, celle des débuts, commence en 1963 pour se terminer en 1984. C’est la période granuleuse-réaliste, mais aussi la période « Mondes ». Travailleur infatigable, autodidacte, porté par un imaginaire pétillant et créatif, une curiosité quasi vampirique, la peinture de Michel Philippart deviendra pourtant, nous dit-il, dès 1967, « cérébrale, réfléchie avant d’être réalisée, précédée de croquis sur cahier d’écolier et laissant peu de place à l’improvisation, ni au jugement objectif devant le tableau terminé ». Michel Philippart est souvent, comme tout véritable artiste, sévère avec ses œuvres, allant même jusqu’à nier son talent, pourtant évident. Peintre prolixe, plus de cinq cents œuvres, Michel Philippart, insatisfait, aura aussi détruit beaucoup. Sa peinture se nourrit bien sûr de multiples sources, pointillisme, fauvisme, surréalisme… sans que nous puissions toutefois parler d’influences marquées. Michel Philippart reste un inclassable. Le cubisme le laisse distant et Picasso l’invite à une totale liberté. Plus que tout, il rejette la réplication, même celle du talent. L’innovation ne peut être que permanente, l’élégance créatrice est toujours clandestine.

La période granuleuse-réaliste fait référence à la matière utilisée, un mélange de sable et de peinture et au sujet « toujours identifiable, bien que très modifié, stylisé ou symbolisé. Michel Philippart explore le chaos, met en évidence le morcellement du réel, la discontinuité des temps.

 

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Passage à Venise, 1972

 

         La peinture de Michel Philippart explore nos rapports avec le monde, la nature, l’être et interroge la relation souvent aliénée entre le sujet et l’objet, l’observateur et l’observé.

         En 1975, il entre dans la période « Mondes ». En 56 œuvres, toutes intitulées « Monde », Michel Philippart développe une unique aventure. La réalité, cet artifice du moi, se déchire, se déforme, se déplie, se liquéfie. Les temps s’interpénètrent, les espaces fusionnent contre nature. Cette période, plutôt visionnaire, fait voler en éclat les certitudes de l’expérience quotidienne. L’approche pourrait être qualifiée de déconstructiviste. Déconstruire la représentation pour traquer le réel.

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Monde 17, 1976

 

         La deuxième période de 1984 à 1995 est dite « géométrique ». Elle comporte deux phases, l’une, pré-géométrique, marquée par la présence absolue de l’un des volumes de Platon, le cube, l’autre, géométrique, aboutissement de la précédente qui constitue une magistrale étude des deux dimensions de la géométrie, celle du tracé et celle de l’intervalle. La phase pré-géométrique comporte une série rouge très intéressante. Si Michel Philippart ne cherche pas à faire de ses peintures « carrés rouges » un discours symbolique, elle n’en porte pas moins une puissance intrinsèque qui suscite émotion et pensée.

Le poids du passé, chute d’un chêne, 1988

 

         Les séries, ou suites, géométriques apparaissent comme un continuum en mutation. Elles deviennent vivantes. Des ruptures apparentes se révèlent des liens précieux. Des monotonies cachent des abîmes. Ces peintures exigent un double regard, phanique, sur ce qui se donne à voir, et critique, sur ce qui se voile. La présence de cadres dans le cadre, les mises en abîme, donnent le vertige mais obligent aussi à déployer les ailes de la pensée pour traverser l’apparaître. En janvier 2007, la médiathèque de Nevers présenta les peintures de ces séries géométriques juxtaposées sur le sol, sans cadre, comme un pavage contemporain, pavé mosaïque d’un temple détruit, ou à venir, en tous les cas invisible.

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Peinture n° 113, 1992

 

         La troisième période, très singulière, de 1995 à 2007, est celle des auto-portraits et tableaux-téléviseurs. Toujours marquée par la géométrie et le cube, cette série laisse les intervalles, ouvrant sur l’infini, devenir fenêtres sur le fini. C’est bien une fin de l’être, repris dans le faire et l’avoir du monde. Les « trous » donnent sur de véritables objets, parfois fétiches, une montre, un tube de peinture, un circuit électronique, un miroir, une photographie et une prolifération de petits soldats. Une vingtaine des quarante-neuf peintures de cette série, comportent un portrait de Michel Philippart, qui regarde, souvent avec insistance, l’observateur attentif ou non, inversant les rôles et mettant en doute la réalité. Ne suis-je pas moi-même un simple objet dans une peinture que je crois vivante ?

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Peinture n° 189, 1995

 

         En 1998, débute la série des tableaux-téléviseurs. Pour Michel Philippart, cette série constitue « une forme de synthèse des dizaines d’années précédentes, tout en ouvrant d’autres horizons. Les périodes granuleuses-réalistes, « Mondes », cubes, géométriques, et autoportraits ont laissé leurs influences, en intégrant de nouveaux apports, le tout rassemblé dans des cadres provenant du démontage de postes de télévision. » On retrouve dans cette série le thème de la conquête de l’espace qui passionne l’artiste depuis son enfance. Là encore, le renversement fait son office. Le cadre télévisuel sépare et unit deux espaces, un extérieur supposé, un intérieur pressenti, mais seule une convention permet de distinguer l’un de l’autre. Avons-nous conscience d’un monde extérieur ? Le monde, et le corps, ne sont-ils pas plutôt à l’intérieur de la conscience ? Cette série dérange, pas seulement par l’association entre la peinture et cet objet si usuel qu’est la télévision mais par sa double dimension sociologique et philosophique. Il n’y a pas d’objet philosophique et d’objet non philosophique. Nous pouvons établir un rapport philosophique avec n’importe quel objet. Les tableaux-téléviseurs de Michel Philippart nous laissent « intranquilles », nous font sortir de notre torpeur. Ils éveillent quand la télévision endort.

 

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Tableau-téléviseur n° N245TV32, 2005

 

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Tableau-téléviseur n° N242TV29, 2004

 

         En 1999, Jacqueline et Michel Philippart font l’acquisition de la Chapelle Saint Sylvain à Nevers à laquelle nul ne s’intéresse. Une nouvelle aventure, exceptionnelle commence.

         Cette chapelle du XIIIe siècle, alors dans un triste état, va progressivement révéler ses trésors. Au XVIe et XVIIe siècles, sous la férule des Contes puis Ducs de Nevers, alors puissants et proches du Roi, elle bénéficia de l’apport d’artistes italiens. Des années d’un travail acharné permirent de rendre à la chapelle son faste et de son rayonnement passé, non plus dans le domaine religieux mais cette fois dans le domaine de l’art. Jacqueline et Michel Philippart mirent au jour les décors médiévaux et deux fresques religieuses dont la restauration minutieuse prit des années, après six siècles de dissimulation[2].

         Les décors géométriques de la chapelle et les personnages des fresques furent classés Monument historique en 2001. Jacqueline et Michel Philippart eurent alors une idée géniale, au sens ancien du terme, même si elle leur paraît encore aujourd’hui évidente, celle de faire appel à des artistes contemporains connus pour poursuivre l’aventure picturale de la chapelle, commencée au XIIIe siècle.

         François Morellet fut le premier à répondre à l’invitation en reprenant le thème des décors géométriques médiévaux. Sa réputation mondiale, sa spécificité, ouvrirent la voie et d’autres artistes rejoignirent le mouvement. Chacun de ces artistes créa une œuvre spécialement pour la chapelle et en fit don. « Tous les artistes présents ont été choisis par nous, précise Michel Philippart, ils sont tous sincères et authentiques, même si beaucoup d’entre eux ne se fréquentent pas et évitent d’exposer ensemble ailleurs tant leurs voies et voix artistiques divergent et s’opposent. » C’est dire l’importance qu’a pris ce site absolument unique au fil des années.

Aujourd’hui, outre François Morellet, la chapelle accueille des œuvres de François Boisron, Dominique Gauthier, Ernest T., Taroop & Glabel , Jean Le Gac, Bernard Rancillac, Claude Parent, Claude Viallat, l’un des artistes qui participa à la restauration des vitraux de la Cathédrale de Nevers, dotant celle-ci de vitraux contemporains relevant pourtant pleinement d’une théologie traditionnelle de la lumière. Ils furent rejoints de 2011à 2015 par Lem, Carole Georges et Jean-François Dumont, Gisèle Didi, Thierry Vasseur, Catherine Chion, Richard di Rosa, Laurent Bonté, PLMC, Rosario La Malfra, Claude Lévêque, Patrice Warnant, Serge Dessault, Marc Vérat, Ivan Messac, Michel Philippart, qui enfin, accepta d’investir l’espace sacré, Jacqueline Sirjean, Lucien Verdenet, Colette Deble, Gérard Guyomard, Erro, Nicolas Boon[3].

         L’ensemble, improbable, hétéroclite, qui en tout autre lieu ne serait qu’une juxtaposition d’œuvres de valeur certes mais ne communiquant pas nécessairement entre elles, offre, dans l’écrin de la chapelle Saint Sylvain, une unité remarquable. A cette diversité des artistes répond une autre diversité, celle des visiteurs, étonnés, bousculés, fascinés, choqués, jamais indifférents, introduits à d’autres modalités de la pensée et comme rendus à eux-mêmes, libres de ce partage et libres par ce partage. « Cabinet de curiosité », « collection très particulière », aucune étiquette ne saurait qualifier ce « lieu de l’art », un Philipp-art peut-être, pour dire l’exclusivité et la singularité totales de ce lieu-aventure d’art. L’aventure, si riche d’émotions et de beautés révélées ou cachées, qui ne manque pas non plus d’étrangetés, a bouleversé aussi la vie du peintre Michel Philippart jusqu’à se demander si elle n’aurait pas parfois pris le pas sur sa recherche picturale personnelle. « Je peins moins, confie-t-il, mais autrement. »

L’espace de la chapelle, qui voit s’estomper l’opposition dualiste entre sacré et profane pour une unique célébration de l’art et de la vie, est propice aux synchronicités jungiennes. Ce dernier acte du parcours d’un artiste hors norme, Michel Philippart, confère à l’ensemble de ses œuvres, chapelle comprise bien sûr, un statut d’exception. Ce parcours, très initiatique, à la fois intime, interne et ouvert sur le monde ou les mondes, permet de parler de Grand-œuvre. Il y a une dimension quasi alchimique à ce long, très long travail, conduisant à une restauration rare de l’alliance entre traditions et avant-gardes.

         Dans la lignée d’un Georges Bataille et de son mouvement Acéphale, des surréalistes d’André Breton, du Grand Jeu de René Daumal, ou d’un Lima de Freitas, Jacqueline et Michel Philippart ont fait de cette chapelle un haut lieu, peut-être le seul à ce jour, de l’alliance, ancienne et sans cesse à renouveler, entre traditions et avant-gardes. L’œuvre d’Oxana Shachko accueillie dernièrement dans l’espace de la chapelle témoigne magnifiquement de cette alliance.

 

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Oxana devant une œuvre de François Morellet
Chapelle Saint Sylvain 17/09/2016

 

         Oxana Shachko, née en 1987 en Ukraine, est l’une des fondatrices du mouvement Femen. Garante de l’esprit originel libertaire du mouvement, elle s’est depuis éloignée. Elle est aussi une artiste douée, spécialisée dans les peintures d’icônes orthodoxes, diplômée de l’école de Nikosch dès l’âge de 13 ans. Aujourd’hui, elle poursuit son action militante à travers son art, avec la même intransigeance, en réalisant des icônes respectueuses de la technique traditionnelle mais dénonçant les dogmatismes religieux et toutes les formes d’enfermement. Ce serait une erreur de parler de détournement d’un art sacré, l’esprit est toujours libre et s’exprime uniquement dans une modalité libertaire, fut-elle transgressive. Tout au contraire, Oxana démontre que l’art de l’icône est profondément vivant. Du mouvement Femen à l’art de l’icône, elle interroge, que peut le corps en liberté ? Et de répondre : tout !

 

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         Pour la chapelle Saint Sylvain, elle a réalisé une double icône d’apparence traditionnelle, conforme aux codes du genre, un face à face évoquant les portraits des fresques murales. L’une des deux icônes cependant met en scène deux personnages à l’homophilie possible. Une transgression d’une grande élégance, à la fois discrète et prégnante, par une artiste étonnante, profonde, courageuse et attachante.

         La Chapelle Saint Sylvain, tout comme ceux qui l’ont révélée, Jacqueline et Michel Philippart, se fait modeste et discrète. Elle apparaît toutefois comme un fleuron de l’art contemporain et mérite la lumière. Lieu de tradition, et temple des avant-gardes, elle incarne ce début de millénaire, incertain, dangereux et néanmoins plein de promesses.

       

 

[1] Trois fascicules rendent compte dans le détail des trois grandes périodes de cet artiste : Michel Philippart. Les débuts. Peintures 1963 à 1984 – Période géométrique. Peintures 1984 à 1995 e- Périodes auto-portraits et tableaux-téléviseurs. Peintures 1995 à 2007. Éditions Les Amis de la Chapelle Saint-Sylvain, 52 rue Mlle Bourgeois, 58000 Nevers, France. ISBN 978-2-9530372-3-4, ISBN 978-2-9530372-0-3 et ISBN 978-2-9530372-1-0.

[2] Jacqueline et Michel Philippart racontent l’aventure des découvertes au sein de la chapelle et de la restauration dans un ouvrage intitulé La chapelle Saint-Sylvain à Nevers, Éditions Les Amis de la Chapelle Saint-Sylvain, 52 rue Mlle Bourgeois, 58000 Nevers, France. ISBN 978-2-9530372-9-6.

[3] Œuvres contemporaines dans la Chapelle Saint-Sylvain à Neveres de Jacqueline et Michel Philippart, tome 1 et 2,  Éditions Les Amis de la Chapelle Saint-Sylvain. ISBN 978-2-9530372-8-9 et ISBN 978-2-9530372-2-7.