Initiation au Jardin et Initiation dans la Cité
Initiation au Jardin et Initiation dans la Cité[1]
J’aimerais renouveler le dialogue entre deux modalités de l’initiation qu’on oppose parfois, et toujours à torts, mais qui fonde la queste initiatique depuis la rumeur dualiste jusqu’à la libre conscience non-duelle.
La Rose-Croix est le prototype même de l’Initiation au Jardin, qui se distingue de l’Initiation dans la Cité dont la Franc-maçonnerie est l’expression la plus visible et la plus envahissante. Il est pour le moins paradoxal, et même à contre-sens que nombre de sociétés initiatiques construites sur le modèle hiérarchisé de la Franc-maçonnerie depuis deux siècles se revendiquent de la Rose-Croix.
Cette distinction, Initiation au Jardin, Initiation dans la Cité, n’est pas sans évoquer l’opposition classique entre la philosophie au jardin, dont la principale figure reste Epicure et la philosophie dans la cité, incarnée par Platon, mais elle ne saurait s’y réduire. Souvenons-nous aussi que Descartes, il ne fut pas le seul, voulut nier que la Nature soit une déesse. L’Initiation au Jardin n’est pas cartésienne. Elle n’affirme pas non plus que la Nature est une déesse, elle en fait le choix par libre volonté d’enchantement.
L’Initiation dans la Cité est fondée sur le pavage, le travail de la pierre, la construction, pierre après pierre, la répétition de la forme, son épure, son ajustement, sa rectification en vue d’édifier.
L’Initiation au Jardin est un art du tissage, du maillage, de la trame, de la créativité, de la mutation et de la traversée des formes.
La réplication est au coeur de l’Initiation dans la Cité qui vise la permanence des formes, leur durée, leur prolongement, leur reproduction à l’identique. Une telle initiation relève de l’imitation, nous y reviendrons. Ce qui est ancien est célébré. Ce processus initiatique est inscrit dans la mémoire, dans la culture, dans la temporalité. Le processus initiatique mis en oeuvre au Jardin est, tout au contraire, une célébration de l’instant, de l’immédiat, une reconnaissance de l’éphémère, de l’impermanence, de l’intemporel.
Le modèle d’organisation initiatique dans la Cité est la Loge. Remarquons que les initiés se rendent à la Loge. Ils se déplacent vers un lieu fixe qui incarne l’objet de leur désir spirituel. La Loge accueille ce que Louis-Claude de Saint-Martin désignera comme « les hommes de désir[2] », ceux en qui le désir de se connaître s’est levé.
L’organisation de la Loge est fortement hiérarchisée autour de l’autorité artificielle des fonctions. La transmission au sein de la Loge est pyramidale. La Loge est le lieu où les savoirs traditionnels sont offerts. La Loge est le lieu du savoir et de l’Expérience. La parole « logée » circule de haut en bas et de bas en haut. Le déplacement de Loge en Loge, de forme traditionnelle en forme traditionnelle, est soumis au contrôle hiérarchique. Les mécanismes de satisfaction des besoins d’appartenance et de reconnaissance sont constitutifs de la vie de la Loge et de ses membres. La référence externe est dominante, elle s’exprime par la règle. Le langage est imprégné d’opérateurs modaux de nécessité. Le savoir est attendu de l’autre, du dehors, même si c’est parfois « du dehors en soi-même ». Cette tendance est telle que les dysfonctionnements courants de la Loge se traduisent occasionnellement par la recherche de l’arbitrage ou de la reconnaissance profane. Cette organisation rend finalement impossible le Compagnonnage traditionnel qui justifie pourtant l’Initiation dans la Cité. La réalisation du Chef d’oeuvre est trop souvent oubliée pour se contenter du seul concept du chef d’oeuvre, de son idée.
L’organisation au Jardin est une désorganisation qui laisse émerger une harmonie naturelle basée sur une hiérarchie mouvante de compétences, en perpétuelle transformation pour s’adapter au caractère éphémères des phénomènes. Le Jardin se trouve là où est l’initié. Les habitants du Jardin portent le Jardin en eux-mêmes. Ils sont le Jardin, sans le constituer. La rencontre est le lieu du partage de la Connaissance et de l’Impérience. La transmission est non hiérarchique et silencieuse. La primauté du Compagnonnage est affirmée. Le Chef d’oeuvre est réalisé. L’alternative nomade et la circulation des élites constituent une modalité fondamentale de l’Initiation au Jardin. Par « élite », il ne faut pas entendre une « méritocratie » établie par le faire et l’avoir mais plutôt ceux qui ont connu l’élection mystérique que confère le suffrage du Silence. Les besoins d’appartenance et de reconnaissance sont absents, seule la réalisation de sa propre nature, originelle et ultime, importe.
L’Initiation dans la Cité est établie autour de contraintes. La doctrine sera privilégiée comme objet du savoir. La Cité établit d’ailleurs des listes d’objets initiatiques et d’objets non-initiatiques (la nourriture, la technologie, la sexualité...) tout comme elle distingue le profane et le sacré dans les espaces extérieurs comme dans les espaces intérieurs. La Cité crée des espaces fermés, des règles de passage, des portes et des impasses. Nous sommes dans le monde des antinomies où règne l’usage aristotélicien du langage[3].
L’Initiation dans la Cité suscite le désir mimétique. L’objet initiatique est désiré par imitation. Le frère aîné, ou la sœur aînée, apparaît dans sa puissance médiatrice. L’initiateur est un médiateur. L’Initiation au Jardin ne rejette aucunement le désir. Elle l’axialise. C’est un désir en soi, un désir sans objet. L’initiateur est éveilleur. Il éveille à ce qui Est, c’est-à-dire au Soi. Dans les deux cas, il n’y a pas de transmission, en tout cas dans le sens courant de « transfert » temporel, voire spatial, d’un dépôt initiatique. Le concept de « transmission traditionnelle » est trop souvent un attachement de la « personne », du « moi », de l’ego, qui veut lier et se lier plutôt que délier. Ce biais perceptuel secondaire peut être utile temporairement mais ne mérite pas l’hypertrophie que lui confèrent de nombreux courants traditionnels englués dans une forme dualiste.
Le Jardin est ouvert mais tandis que l’initié de la Cité se montre et se démontre, l’initié du Jardin se cache. « Pour vivre libres, vivons cachés » dit le Maître Jardinier. Nul ne sait exactement où commence et où s’arrête le Jardin. Il manifeste la Libertéqui caractérise l’Etre en soi. L’errance y est encouragée. Au Jardin, il n’y a pas d’objet initiatique en soi et d’objet non initiatique. Toute situation peut bénéficier d’un traitement initiatique. Ce n’est pas la situation, externe et interne, qui importe, mais le rapport de conscience entretenu avec elle qui fait de cette situation la matière même de l’oeuvre. La pratique est privilégiée. « Si la doctrine te gène, rejette la doctrine, mais approfondit la pratique. » suggère encore le Maître Jardinier.
La Cité fait la promotion des organisations initiatiques, créations humaines, véhicules imparfaits et échos souvent lointains des voies initiatiques, par essence « non humaines », entendons « non conditionnées ».
Au Jardin, l’enseignement est comme le battement d’aile de l’Aigle. Un mot, un regard, une allusion, un silence, une présence, une absence, un geste, une immobilité éveillent au Grand Réel. Dans la Loge, l’enseignement est chargé de procédures, de démonstrations, de formes, de constructions symboliques, toutes nécessaires. La Loge est un lieu de mémoire, un espace contenant en lequel tout compte, tout symbolise, tout signifie, parfois jusqu’à l’excès, pouvant faire oublier par la contraction de l’identité, de la nominalisation, du « moi », que l’être est son propre sens.
Dans la Loge, la praxis, ce que nous faisons sans en connaître clairement la finalité et dans l’ignorance des conséquences réelles – une pratique en cache bien souvent une autre, inaudible, irrecevable pour l’ego - est de première importance. Au Jardin, la praxis laisse place à la poiésis[4], l’action qui fait coïncider l’origine et la fin dans le non-faire. Avec Lucian Blaga[5], nous pourrions encore dire que l’Initiation dans la Cité est « modélatrice ». Elle enseigne par imitation. L’injonction est : « Sois comme moi ! Conforme-toi au modèle. ». L’Initiation dans la Cité est, tout au contraire, « catalytique ». Elle enseigne : « Sois seulement toi-même ! Laisse advenir ce que tu es. ».
Ces quelques traits rapides sont suffisants pour pressentir la nature dualiste et gradualiste de l’Initiation dans la Cité, et la nature non-dualiste et subitiste de l’Initiation au Jardin.
L’initié dans la Cité est un conquérant, inscrit dans l’effort, parfois le sur-effort, il veut progresser, évoluer, atteindre, étape après étape, le divin. C’est une vision prométhéenne caractéristique de la « personne », fascinée par le devenir. L’initié dans la Cité reste sous l’influence de la « personne ». Le Soi est encore masqué. Perdu dans la double contrainte de la Cité de Dieu et de la Cité des hommes, l’initié dans la Cité tombe parfois dans le pacte faustien.
L’Initiation dans la Cité est artisanale, guerrière et sacerdotale. Elle porte la possibilité d’une corruption totalitaire pour peu que l’imposture de l’ego l’emporte sur la royauté de l’Être. Elle peut se révéler porteuse d’une addiction.
L’Initiation au Jardin est « impréméditée » tandis que l’initiation dans la Cité est « postméditée » particulièrement dans sa mise en oeuvre des symboles vivants activés par le rituel. La première ne laisse aucune trace, la seconde s’inscrit dans la trace et la prolonge. L’initié au Jardin avance face au Soleil sans qu’une ombre soit projetée sur le sol. Il n’y a personne.
L’initié au Jardin est un poète, un « faiseur », mot qui caractérise l’alchimiste, un prophète du non-temps, un théosophe. Il sait que tout est déjà réalisé. Qu’il n’a pas à devenir. Il est l’Absolu. Il Est. L’initiation au Jardin n’est pas conquérante, elle est libertaire, un « Ressouvenir », selon Hermès, une « Réintégration », selon Martines de Pasqually, une « Reconnaissance » de sa Liberté Absolue pour maître Eckhart comme pour Abhinavagupta. L’initié au Jardin est démasqué et même acéphale. En ce sens, l’initié au Jardin s’oppose au prophète. Il est un hypophète, mot forgé par Rabelais pour désigner celui qui se souvient de ce qui est passé, de l’ancien. Mais cet « ancien » là est plus ancien que l’ancien, il est originel, c’est pourquoi il est aussi totalement nouveau et avant-gardiste dans son expression comme dans son impression.
Sur les voies d’Eveil, nous distinguons couramment quatre rapports au Réel[6]. Rappelons-les brièvement. Si le questeur saisit immédiatement qu’il est l’Absolu, la queste est achevée, ici et maintenant, à jamais, elle n’a nullement commencé. Tout est accompli. S’il ne saisit pas l’Absolu, mais perçoit le jeu de la Conscience et de l’Energie, Shiva/Shakti, Absoluité/Etreté, il joue au lieu d’être joué. Si le jeu de la Conscience et de l’Energie reste étranger à l’initié alors il respecte les rites et les règles (la Règle absolue étant l’absence de règle et l’infinie liberté). S’il ne comprend pas les rites alors il se met au service de l’altérité, il sert son prochain qu’il croit autre, alors que le véritable « prochain », encore une fois, est celui qui jaillit en soi-même, le Soi.
Remarquons que sous ces quatre rapports apparaissent quatre niveaux de compassion, valeur fondamentale dans toutes les expressions des traditions Rose-Croix. La véritable compassion, la seule compassion, est non-duelle. Aucune séparation, seul l’Un. Le concept même de « compassion », tout concept, est absent de la conscience non-duelle. Il y a plénitude. Ni objet, ni sujet. La compassion duelle - non-duelle est amour libre, immédiat, non conditionné, manifesté sans intention dans la dualité non vécue comme telle. Il y a connaissance par l’esprit et non savoir. L’objet et le sujet sont perçus à l’intérieur de la conscience. La compassion duelle consciente s’appuie sur le jeu de la conscience et de l’énergie. La vision du jeu énergétique des compensations au sein de la conscience duelle est claire et la racine de la souffrance apparaît dans la relation factice entre le sujet et l’objet. Il y a cependant intention et adhérence de la « personne ». Enfin, la forme la plus relative de la compassion réside dans la conscience duelle identifiée à l’objet. Cette compassion relative naît d’une « personne » vers une autre « personne » et non d’« Être » à « Être ». C’est une compassion sociétale et citoyenne.
Nous avons eu l’occasion de développer de différentes manières ce quadrant, qui ne doit pas être représenté par une échelle mais plutôt par un labyrinthe multidimensionnel et mutable. Altruisme – rites – jeu de la Conscience et de l’Energie – Absolu peut s’exprimer sous d’autres termes. Ainsi : forme – symbole – méthode – Eveil ou, dans le domaine de la thérapie : médicamentation et chirurgie – spagyrie et médecine par les plantes - alchimie et thérapie énergétique – Eveil, qui est l’ultime guérison. Enfin, de manière plus provocante, la bêtise qui est le fait de croire comprendre et de passer à l’acte, l’idiotie, antidote à la bêtise qui consiste à ne rien comprendre, blocage de la pensée, prélude au silence, puis la folie contrôlée et enfin l’Eveil. Dans tous les cas, la Liberté ou la Mort.
Chez Louis-Claude de Saint-Martin, nous parlerons de l’homme (ou la femme) du torrent, qui devient un homme de désir, pour engendrer le nouvel homme et, finalement, par une redéification, manifester sa nature originelle et ultime d’homme-esprit et en assumer le ministère ultime. C’est le même quadrant qui est représenté dans la Tradition arthurienne par les trois Chevaleries du Graal. L’homme (ou la femme) vulgaire qui, à force de préparation et de mérite, devient Chevalier, est introduit dans une Chevalerie terrestre, puis dans une Chevalerie spirituelle, enfin dans une Chevalerie céleste. A ces trois Chevaleries correspondent trois contenus alchimiques différents du Graal[7]. Fernando Pessoa exprime la même ascension à travers trois morts et trois sorties du tombeau. L’homme conditionné, l’homme vécu, le « cadavre ajourné », découvre la Loi de la Nature. Il est Hiram, mort au monde profane, relevé du tombeau par la découverte des trois assassins qui représentent le triangle archaïque pouvoir - territoire - reproduction[8]. Hiram part à la recherche de la Parole Perdue dont il a le pressentiment. Il devient Christian Rosenkreutz à l’ouverture de son tombeau, tenant le Livre T., complément du Livre du Monde. Christian Rosenkreutz connaît la Parole mais seulement à travers son Symbole. Il en a l’intuition. C’est la deuxième mort, la mort au monde sacré conditionné. S’ouvre alors un troisième tombeau, vide celui-ci. Le questeur, par le mariage divin, devient Christ. Il est la Parole Libre.
Tout comme le quadrant détermine quatre modalités de la compassion, il indique quatre rapports au dragon, en qui il faut reconnaître l’ange du retournement. Philippe Lavastine considère que la lance de saint Georges représente le rayon solaire, symbole du rayon divin de compassion[9].
Pour l’homme conditionné, jouet de forces qui le dépassent, le dragon est l’ennemi, le mal. Il projette sur le dragon ce qui est en lui, l’ignorance et la grossièreté. Il nie la déesse et, souvent, l’être humain mâle humilie la femme pour lui interdire de l’incarner. Sa liberté l’effraie. Quand le désir se verticalise, cesse d’être mimétique, tend vers le sommet de soi-même, le dragon s’éveille et apparaît dans sa véritable nature incorruptible. Ni bien, ni mal. Mais le dragon est encore un autre redouté. Ce n’est que par l’acquisition de la vision du jeu de l’énergie et de la conscience que le dragon devient véritablement un allié et un allié en soi qui révèle le secret de l’ambroisie dans l’intervalle de la conscience non-duelle.
Pour chaque dragon éveillé, une déesse animée.
Retrouver l’énergie du dragon.
L’orienter hors de l’œuf.
Chevaucher le dragon.[10]
Alors la déesse apparaît dans le coeur du dragon, c’est-à-dire dans le coeur de l’adepte. L’ambroisie peut accomplir son oeuvre de liberté et fixer les noces alchimiques.
Nous pouvons également penser d’une toute autre manière ce processus qui conduit à un non-processus. L’être humain est englué dans le « conformisme » qu’il faut entendre non dans le sens courant mais comme toute identification et adhérence à la forme. Sous l’impulsion du Soi, l’être humain se révolte contre l’aliénation. Cette révolte va l’amener à entrer en dissidence. Nous distinguerons la dissidence personnelle, horizontale, de la dissidence initiatique, verticale. La première opère une révolution au sein de la « personne », elle reste « moïque » et temporelle. La seconde opère une « dévolution », soit la sortie de toute évolution. L’évolution est en effet un autre mot pour la temporalité. Si la révolution « moïque » conduit invariablement à un nouveau conformisme, et de nouvelles identifications qui recyclent les conditionnements, la dévolution conduit à la liberté absolue de l’être, à la réalisation du Soi.
L’initiation dans la Cité est génératrice de changements favorables à la « personne », changements de comportements, de critères, de valeurs, de croyances. L’initiation au Jardin comporte un changement de changement radical, puisque l’idée de changement disparaît dans l’expérience de l’Etreté. Si l’initiation dans la Cité peut être appréhendée comme un changement de paradigme, l’initiation au Jardin instaure un état sans paradigme.
Pour sortir du labyrinthe, c’est-à-dire de l’organisation, de la représentation, de l’histoire, de l’évolution et de la temporalité, pour échapper au conditionné et au phénoménal, aux rapports entre les objets extérieurs de Spinoza, il nous faut trouver le passage, la « mancha » de Don Quichotte.
La clef de l’initiation, la Ligne de Silence qu’il lui convient de franchir par un abandon, un saut dans le vide, se situe dans ce passage sans porte entre les rites et le jeu divin, de l’imitation à l’invention, dans ce bond « quantique » entre le duel et le non-duel, entre la Cité et le Jardin.
L’opposition apparente entre la Cité et le Jardin est le fruit de l’erreur perceptuelle dualiste. Il convient de lui substituer le principe d’une articulation induite par l’étymologie même du mot « initiation » et d’instaurer ainsi une dialectique entre praxis et poiésis. Le mot nous vient du latin initiatio qui lui-même, à l’époque gréco-romaine, traduisait le mot grec telete. Tandis que le mot initiatio exprime l’idée de passage, telete véhicule l’idée d’achèvement, d’accomplissement. Alors que l’initiatio est basée sur l’imitation et la répétition, qui font les rites, telete est fondé sur « la libération même de la libération » selon Nikos Kazantzaki. Toute voie initiatique commence là où cesse l’imitation et la répétition, où s’efface l’organisation initiatique. Elle est bien un abandon des formes, y compris des formes sacrées que sont les rites pour pénétrer le Grand Réel.
La démarche initiatique prévoit un unique renversement dans le Pays du Silence où le langage, la mémoire, les conditionnements, les temps, les formes, le multiple, le faire et l’avoir, le règne du triangle pouvoir – territoire - reproduction, laissent toute la place à l’Etre, à l’intemporel, à l’indicible, à l’Un, à la plénitude du Grand Rien. Ce passage renversant marque le renoncement à l’imitatio, pour emprunter la voie de l’inventio, où chaque geste, chaque souffle, chaque instant sont à la fois totalement nouveaux, totalement accomplis, totalement uniques. L’initié accompli, « achevé » en lui-même et par lui-même, est un être nu et libre, dénué et libéré de toutes les surimpositions culturelles et cultuelles, de tous les conditionnements humains, un être en silence, dégagé du langage, véhicule privilégié des conditionnements. L’initié n’a aucun besoin de nommer la chose. Il est la Chose elle-même. Il est le jeu même de l’énergie et de la conscience, le jeu sans « je », le jeu sans mot et sans maux puisque l’opposition obsessionnelle entre le « bien » et le « mal », caractéristique de la Cité et de ses lois liberticides, s’est dissoute dans l’Impérience de la Liberté Absolue.
Remarquons qu’il s’agit de passer d’un labyrinthe à un autre, du labyrinthe de la Cité, dont il convient de sortir, au labyrinthe du Jardin qui se déploie dans la Conscience libre[11]. Ces deux labyrinthes ne se différencient que du point de vue de la « personne » piégée dans le dualisme.
Au sein de la conscience non-duelle, ces deux labyrinthes sont identiques et reconnus comme de la nature du vide. Ils sont et ne sont pas, à la périphérie de la conscience.
La séparation, illusoire, qui peut s’exacerber jusqu’à l’opposition, entre l’Initiation dans la Cité et l’Initiation au Jardin n’apparaît que dans l’expérience duelle de la Cité qui, par construction, sépare, constitue un dehors et un dedans. Toutefois, la Cité crée des jardins en son sein. Publics, privés ou secrets, ces jardins, évocations du jardin originel comme du jardin ultime, sont bien des lieux de l’intime, de l’interne, où le passant peut se rapprocher sa propre essence libre. Remarquons que certaines bibliothèques assument pleinement la fonction de jardins initiatiques. Pensons notamment à l’extraordinaire Bibliothèque Nationale Marciana de Venise et à l’étonnante bibliothèque du Palais de Mafra, véritables parenthèses sacrées dans la rumeur dualiste.
La Cité demeure un espace clôt qui confine la conscience, la réduit, par identification, à la « personne ». Le Jardin est un état de conscience sans lieu. Pour l’initié de la Cité, dans la perspective de la « personne », de l’ego, ces deux mondes, Cité et Jardin, sont distincts, radicalement. Pour l’initié au Jardin, au coeur de l’Etre, au cœur de la plénitude du Vide, ces deux mêmes mondes sont un et ne sont pas. L’Un est l’Autre. L’Autre est l’Un. Ni l’Un ni l’Autre. L’illusion et le Réel, le relatif et l’Absolu, sont un.
Le Jardin des Hespérides – peinture de Lima de Freitas
C’est pourquoi la Rose-Croix est une voie monacale, solitaire. Si Hély, ou Elie, qui engendra l’Elias Artista, l’ange tutélaire des Rose-Croix, est connu dans la tradition orale par son manteau, c’est que l’initié, dissimulé dans les plis du manteau, dans l’immédiateté, dans l’immobilité, dans la verticalité de l’axe de l’Être, est le méditant parfait, le Soi, immuable déployé à l’ombre du « moi » changeant, le Jardin au coeur de la Cité, qui évoque le Jardin infini de la Nature.
La Confrérie des Jardiniers de la Rose désigne une axiocratie composée de tous ceux qui ont traversé l’Apparence des apparences et se sont reconnus comme l’Absolu, le Seigneur lui-même.
RB
[1] Ce texte est extrait de Soulever le voile d’Elias Artista, la rose-croix comme voie d’éveil, une tradition orale aux Editions Rafael de Surtis, 2010. ISBN 978-2-84672-177-6.
[2] Remarquons que la nature même de la conscience dualiste est désir et que sa fonction est de produire indéfiniment ce que le philosophe Gilles Deleuze désigne par l’expression « machines désirantes » dont le programme premier est la réplication. Le « moi », la « Personne », est une machine désirante et répliquante. L’homme de désir sort du courant et oriente la puissance désirante et répliquante vers le centre, le coeur. Ce sont les premiers pas d’une voie du coeur, à ne pas confondre avec les voies dévotionnelles ou spiritualistes.
[3] Pour une approche non-aristotélicienne du langage, voir les travaux d’Alfred Kozybski, fondateur de la Sémantique générale.
[4] Il s’agit d’une conception non-aristotélicienne de la poiésis puisque pour Aristote, la poiésis, action de faire en fonction d'un savoir, conduit à la production d'un objet extérieur, une oeuvre, tandis que la praxis n'a pas d’objet hors d'elle-même, elle est sa propre finalité orientée vers le bien. Les Grecs anciens donnaient au mot poiésis, qui a donné son nom à la poésie, le sens de « travail », entendu comme un art de rendre plus vivante la matière. Elle désigne le travail de l’artisan ou de l’artiste. La poiésis est la libre création de l’être humain, une activité non conditionnée, non subordonnée. La poiésis suppose une tekne à ne pas confondre avec la simple technologie pour produire un objet extérieur. Ce n’est pas un « faire » mais un « non-faire » qui révèle l’Être et suppose une maîtrise de l’Art. Les compétences techniques sont mineures et au service d’une philosophie, d’une théosophie et d’une métaphysique.
[5] Sur Lucian Blaga, lire de Ioana Lipovanu, la grande spécialiste de Blaga, Un Menhir, În umbra minus-cunoa șterii (Un Menhir, à l’ombre de la moins-connaissance) paru à Bucarest aux Editions Herald en 2001. Une traduction française sera disponible prochainement.
[6] Ce point a été développé notamment dans Le Discours de Venise. Second manifeste incohériste, de Rémi Boyer aux Editions Rafael de Surtis, 2007. ISBN 978-2-84672-108-0.
[7] Lire L’Amour Courtois, les Cathares, le Graal, trois études de Claude Bruley, Editions Rafael de Surtis, ISBN 2-84672-068-1 et Editinter, ISBN 2-915228-93-0 et Le Grand Œuvre comme fondement d’une spiritualité laïque. Le chemin vers l’individuation de Claude Bruley, Editions Rafael de Surtis. ISBN 978-2-84672-139-4.
[8] Point développé dans La Franc-maçonnerie comme voie d’éveil. Co-édition Rafael de Surtis, 2006. ISBN 2-84672-067-3 et Editinter ISBN 2-915228-90-6.
[9] Des Védas au Christianisme. Hommage à Philippe Lavastine de Tara Michaël, Editions Signatura. ISBN 978-2-915369-13-7.
[10] Eveil & Absolu de Rémi Boyer, Editions Arma Artis, 2009. ISBN 978-2-87913-119-1.
[11] « O Labirinto » de Lima de Freitas, Editions Arcadia, Lisbonne, 1975.