Du Prisonnier à Matrix
DU PRISONNIER ([1]) A MATRIX*
Quelques métaphores contemporaines
pour les voies d'éveil
" -Où suis-je ?
-Au village.
-Qu’est ce que vous voulez ?
-Des renseignements.
-Dans quel camp êtes-vous ?
-Vous le saurez en temps utile. Nous voulons des renseignements, des renseignements, des renseignements.
-Vous n'en aurez pas !
-De gré ou de force, vous parlerez.
-Qui êtes-vous ?
-Je suis le nouveau Numéro deux.
-Qui est le Numéro un ?
-Vous êtes le Numéro six.
-Je ne suis pas un numéro,
JE SUIS UN HOMME LIBRE ! "
Une série télévisée chef d'œuvre télévisionnaire et visionnaire a joué un rôle considérable dans la vie de centaines de personnes qui ont retrouvé dans la personnalité complexe du Prisonnier, une manifestation de leur propre esprit rebelle, et de leur aspiration à la liberté.
Cette oeuvre considérable, due à Patrick Mac Goohan (1928-2009), créateur et interprète du Prisonnier, maître d'œuvre absolu de cette série culte, déclencha des réactions inhabituelles, passionnées, d'adhésion ou d'hostilité. Nombreuses sont les personnalités, connues ou anonymes, qui tentèrent d'expliciter l’œuvre, sans jamais épuiser le sujet. Le Prisonnier est une métaphore opérante idéale, génératrice de changement chez le téléspectateur qui, s'il n'est pas totalement ahuri par la médiocrité télévisuelle ambiante, se sent nécessairement concerné voir impliqué. Le Prisonnier réveille en lui le rebelle, le questeur, et l'invite à reprendre les armes, à ne jamais abandonner le combat, à de nouveau tenter cette aventure ultime qu'est la quête de l'individualité totale et complète, la quête de l'être.
La série propose des paraphrases symboliques à la fois du microprosope, l'homme, et du macroprosope, le monde, "prosope" indiquant dans l'antiquité grecque le masque des acteurs de théâtre. En dévoilant les dérives névrotiques ou schizophrènes de nos mondes, le Prisonnier met au jour nos propres dysfonctionnements, et en particulier ceux qui naissent de nos renoncements, renoncement à la lutte, renoncement même à la fuite, renoncement à se conquérir, renoncement à soi-même. Il nous débusque et nous démasque dans une folle parabole dont on n'échappe que par un violent retour au conformisme ou au contraire en relevant le défi. Dès lors, on peut lire le Prisonnier comme une magnifique métaphore de la Voie d'Éveil. C'est pourquoi le dernier épisode de la série, proposant une fin non ordinaire et totalement inattendue, quoique annoncée et sans doute inévitable, suscita des réactions de rejet sans égales dans le monde du feuilleton télévisuel. Une majorité de téléspectateurs s'insurgea contre le scénario final, blessés sans doute, que l'espace d'un éclair, ils se soient trouvés dans l'obligation de se regarder eux-mêmes sans fard et sans mensonge. Le mystérieux n°1, personnification du mal absolu, dans leur vision manichéenne du monde, ne pouvait être qu'un sombre et implacable personnage, sorte de "robot humanoïde aux cheveux courts, dénué de tout sentiment d'amour et d'humour" ([2]). Au lieu de cette version rassurante, ils découvrirent, ébahis, derrière les masques à la variété infinie du n°1, dans une scène totalement surréaliste, mais ô combien réelle, l'alter ego du n°6. Ultime combat, ultime retour, seul combat possible, contre soi-même, seul retour possible, à soi-même. Ce jeu de miroir, violent, devint de fait insupportable pour beaucoup. Patrick Mac Goohan dut même quitter la Grande-Bretagne.
Si l'humour habite en permanence la série, c'est bien parce que le Village (le monde) est une farce, à la fois dramatique et grotesque. Le n°6, à la fois Don Quichotte et Arlequin est le prototype du questeur inconditionnel. Dans cette quête, il n'est nullement question de réussite, le combat se justifie par lui-même, et la fin (heureuse ?) de la série n'est nullement un achèvement. En effet, la dernière séquence est exactement identique à celle qui introduit la série, rappel peut-être qu'il n'y a aucune différence entre mouvement et immobilité, entre matière et esprit, entre illusion et réalité. Seul le spectateur, également auteur, metteur en scène et acteur de son propre monde, a changé.
« Je suis un homme libre ET je suis un prisonnier... qui combat avec beaucoup de bonheur. Et cela est sans fin. Chaque jour est un commencement et, comme on dit, be seeing you. »
Patrick Mac Goohan ([3])
Confronté au champ de bataille de son propre ego, l'aventurier, cherchant à se rappeler lui-même, est submergé par les nombreux "moi" qui l'habitent et l'épuisent, par des luttes perpétuelles, des alliances complexes, toujours trahies. L'être humain ne peut dès lors conquérir sa liberté et son individualité propre, pour vivre et ne plus être vécu, qu'en identifiant et reconnaissant ce qui génère ces multiples "moi" qui l'envahissent et l'occupent. Lent dépouillement, ou au contraire fulgurance totale, rappel d'un soi à jamais présent qui à la fois crée et dissout toutes les images qui le hantent.
Au fil des épisodes, défilent tous ces "moi", le "moi" cultivé, le "moi" politique, le "moi" amoureux, le "moi" vulgaire... à travers les personnages du n°2, chacun reflet d'un aspect de la psyché, à la fois réel et illusoire émanation d'un réel kaléidoscopique. Un épisode de la série nous met sur la piste, quand le n°6 est confronté à un autre lui-même, autre n°6 en apparence seulement, sorte de "dopplegänger" ([4]) qu'il devra vaincre pour continuer la Quête.
Ce voyage en Paradoxe, remarquablement mis en scène dans Le Prisonnier, voyage sans lequel aucun accès au Réel n’est envisageable - souvenons-nous d’Ulysse -, est de moins en moins étranger au cinéma et à la télévision. Est-ce que l’un et l’autre génèrent leurs propres antidotes ou bien s’agit-il de l’action intelligente de quelques hors-la-loi qui se servent au mieux de ce qui asservit pour libérer ? Il est sans doute trop tôt pour émettre une hypothèse. C’est et ce n’est certes point un hasard, grâce à l’univers du jeu, qui envahit insensiblement le monde médiatique, qu’une possible métamorphose nous apparaît à travers des métaphores puissantes qui touchent un nombre croissant de gens. Rappelons que Schiller considérait que « L’homme n’est lui-même que lorsqu’il joue. ». L’évolution rapide des technologies du jeu, la création d’univers virtuels de plus en plus sophistiqués, laissent présager un bouleversement du rapport culturel entre la réalité et le rêve. En effet, le cerveau n’est pas appareillé pour distinguer l’un de l’autre, cette distinction est culturelle et s’avère fort variable d’un coin du globe à l’autre malgré l’uniformisation culturelle actuelle. Traditionnellement, les philosophies de l’éveil affirment, et la pratique le confirme, que le rêve et la réalité sont de même nature et que le Réel est autre.
Un certain nombre d’œuvres télévisées, tout particulièrement des mangas, et quelques films, puisent dans l’univers du jeu, dans cette possible impossible osmose entre l’homme et la machine pour, de nouveau, interroger des domaines que l’on croit à tort réservés à la philosophie ou à la métaphysique :
- Quelle est ma propre nature ? Quelle distinction entre l’humain et la machine ?
- Suis-je en train de rêver ? Suis-je dans un jeu ? Dans ce cas, quel en est le créateur ? Quel est le sens du jeu ?
- Que sont le Réel, la réalité, le virtuel, le rêve ?
- Qui suis-je ? ou mieux : Qu’est-ce que « Je suis » ?
- Qu’est-ce que la conscience ?
Parmi les mangas les plus intéressants qui explorent ces dimensions, il convient d’insister sur la série Evangélion ([5]). Crée par l’otaku Hideaki Anno, elle connut un engouement rare au Japon et passionne de plus en plus d’occidentaux. Proprement inclassable, comme le fut en son temps et le demeure Le Prisonnier, cette série a marqué les années 90. Les références traditionnelles, bibliques ou kabbalistiques, les éléments scientifiques et religieux, se multiplient tout au long de la série pour conduire les personnages auxquels s’identifient aisément les téléspectateurs, à une fin tout aussi inattendue que celle du Prisonnier. Les deux derniers épisodes, loin de répondre aux questions que se posent les téléspectateurs - Que sont les Anges ? Que sont les Evas ? Pourquoi ce combat ? Quel est le sens ? - renvoient chacun à lui-même, personnage ou téléspectateur, en une improbable catharsis mentale – certains parlent de psychanalyse – exploration incertaine de l’âme humaine. Cette fin inattendue provoqua des réactions aussi violentes que dans le cas du Prisonnier. Anno reçut des menaces de mort, des lettres d’injures, et fut à l’origine de véritables polémiques. Ceci le conduisit à proposer une fin alternative au cinéma. Il ne fut pas ainsi contraint, comme Mac Goohan de s’exiler loin de son pays.
L’univers manga est aujourd’hui d’une grande richesse et d’une qualité notable. Il assume la fonction autrefois dédiée aux contes. La plupart de ces mangas, Nazca qui même avec bonheur bushido et traditions sud-américaines, Sol Bianca qui met en scène un équipage de pirates exclusivement féminin qui vogue sur Némésis à la recherche de l’origine et de l’identité humaines, et encore Nadia, le secret de l’eau bleue ([6]) ou Wolf'rain possèdent un caractère initiatique marqué, et structurent l’imaginaire de manière tout à fait intéressante. Ces mangas renvoient les personnages à leurs propres ressources, à leur propre créativité, à leur propre pouvoir de résilience et les invitent à « grandir » et « se grandir » par eux-mêmes.
Dans l’univers du manga, nous devons accorder une place à part à Mamoru Oshii, réalisateur d’un manga long métrage magnifique, Ghost in the shell ([7]). Cinéaste de génie et précurseur, Oshii explore les fractures entre matière et spirituel, entre esprit et corps. Ghost in the shell, à partir d’une réflexion très structurée sur l’intelligence artificielle et sur l’évolution humaine aborde le thème de la conscience et du jeu de la conscience et de l’énergie. Nous dépassons donc les aspects de la ritualisation sociale, les mondes formels, pour explorer un niveau à la fois plus subtil et plus angoissant de l’expérience humaine qui exige un langage fait de métaphores emboîtées. Ceci explique les multiples niveaux de lecture des mangas les plus élaborés et tout particulièrement des œuvres de Oshii. Ghost in the shell influençanotamment les frères Wachowski qui empruntèrent plusieurs idées à Oshii pour réaliser Matrix, non seulement sur le plan du style et sur le plan cinématographique mais aussi dans les thèmes mêmes qui constituent les axes de Matrix, particulièrement la question de la nature du Réel et du lien entre celui-ci avec le conscient. Souvenons-nous que pour Gilles Deleuze, l’inconscient dont nous parlons n’est pas l’inconscient, l’inconscient véritable étant le réel.
Matrix révolutionne le cinéma grand public en introduisant de nouvelles formes de traitement de l’image inspirées de la B.D. mais l’intérêt de Matrix est ailleurs, dans la métaphore proposée pour penser le monde d’aujourd’hui et plus encore, le monde qui vient. La question des rapports entre Réel, réalité et virtualité, et surtout celle de la reconnaissance de l’état de confusion entre réalité et virtualité, état courant, normalisé, de l’être humain, est au cœur de l’intrigue :
« Tu es dans la Matrice , tu voudrais savoir ce quelle est, alors je peux t'indiquer la porte, mais toi et toi seul pourras décider de la franchir. Alors, que décides-tu ?
Prends la pilule bleue et tout s'arrête. Après tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux.
Choisis la pilule rouge et tu restes au pays des merveilles et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre.
Mais n'oublie pas, je ne t'offre que la vérité, rien de plus... »
Les frères Wachowski ne sont pas les seuls réalisateurs à traiter le sujet. Pensons au remarquable eXistenZ de David Cronenberg. Nous retrouvons les thèmes de la queste, de l’identité, celui, conjoint, de la solitude, auxquels viennent s’ajouter ceux du compagnonnage et du couple. Le choix des mots, dans Ghost in th shell comme dans Matrix, n’est pas innocent, Néo, Némo, Trinity, Néotechnologie, Matrix, en appellent à la fois à des éléments anciens des imaginaires collectifs et à des éléments contemporains d’un nouvel imaginaire en construction nés de la technologie informatique. Le vocabulaire employé est-il une référence explicite au mouvement de pensée Néotech ou bien s’agit-il d’une simple coïncidence ? Un certain nombre d’éléments du film Matrix peuvent faire penser à ce mouvement très particulier qui ne manque pas d’intérêt et qui finira probablement par être dénoncé en France, terre de l’étroitesse d’esprit, comme trop subversif. On ne saurait toutefois parler d’influence.
Les frères Wachowski ont maintenu la réflexion en arrière plan de l’action dans le premier volet de leur triptyque. Ils avaient annoncé pour les deux autres volets des appuis et des références beaucoup plus marqués dans les champs de la philosophie et de la psychologie. Matrix Reloaded et Matrix Revolution sont seulement incisés à certains moments par les champs philosophiques. Pour prendre la mesure philosophique de l’œuvre, il faut revoir dans cet ordre Matrix, Animatrix, Matrix Reloaded, le jeu Matrix et Matrix Revolution. Beaucoup de clés se trouvent en effet dispersées dans les mangas d'Animatrix et dans le jeu. Il faut conquérir les pièces d'un puzzle volontairement inachevé et, qui plus est, en plusieurs dimensions! Une authentique invitation à la Pensée.
Après la sortie du premier Matrix, qui rendait en quelque sorte hommage à Ghost in the shell, Oshii a réalisé sans doute son œuvre la plus aboutie, Avalon ([8]), dont quelques plans constituent un clin d’œil à Matrix. D’une certaine manière, ces trois productions constituent les unes pour les autres des miroirs grossissants de certains aspects particuliers mis en scène mais Avalon, en ne concédant rien au marché est une œuvre beaucoup plus profonde que ne l’est la trilogie de Matrix. Tout comme Jean Paulhan qui faisait fonctionner ensemble Breton et Claudel, Gide et Artaud… nous pouvons faire le choix délibéré d’explorer Matrix et Avalon comme un unique système qui endormira les uns, éveillera les autres.
Avalon est une nouvelle élaboration autour des thèmes intemporels de la queste du Graal. Contrairement à Ghost in the shell dans lequel les dialogues explicitent les thèmes, Avalon ne livre aucune clé par les mots, ce sont les images, et une extraordinaire bande-son de Kenji Kawaï, qui font « signes et accords » pour conduire le spectateur dans un labyrinthe à plusieurs dimensions, reflet de l’imbrication et de l’hypercomplexité des niveaux de réalité. Mais c’est avec la suite de Ghost in the shell, intitulée Innocence qu’Oshi livre de manière plus explicite les fondamentaux de cette trilogie, Ghost in the shell, Avalon, Innocence ([9]). Les références aux philosophies de l’éveil, à l’initiation, à la poésie, à la littérature se multiplient à la fois dans les propos des personnages et dans l’image. Oshi a créé pour ce film de véritables tableaux symboliques particulièrement sophistiqués dans lesquels circulent les personnages. La troublante et cybernétique Major Kusanagi, la très humaine Ash et le cyborg Batou, assument dans chacun de ces films la même fonction du questeur inconditionnel qui veut conquérir à la fois le Réel et sa propre liberté. Très clairement, Innocence propose d’utiliser l’abolition de la différence entre la machine et l’homme pour interroger la nature de ce qui est et d’en identifier la source.
Ces métaphores déstabilisent nécessairement la personne qui doit accepter de ce mettre en danger, de sortir du sens commun, pour simplement approcher la sage folie et l’inconcevable beauté du Réel, sans la moindre garantie car la queste ne promet rien, elle ne concerne pas l’individu à l’esprit bourgeois, c’est-à-dire selon Emmanuel Mounier, celui qui a peur de perdre quelque chose. Hors, toute personne est bourgeoise, toute personne a peur de perdre la face, toute personne a peur de l’acéphalité de la queste. D’où le rejet violent que ces œuvres engendrent parfois, d’où l’indifférence comme moyen de défense, d’où, aussi, la fascination qu’elles exercent sur de nombreux individus qui pourtant, ni ne se l’expliquent, ni ne savent qu’en faire. Pourtant, Cela chemine insensiblement, quelque part, en eux.
Pour conclure, laissons Oshii parler lui-même d’Avalon, chef d’œuvre incontestable du cinéma :
« Le fantasme du virtuel existe depuis la nuit des temps, il s’est simplement transformé selon les civilisations. Le monde naturel était, au départ, une part importante de la réalité qui, elle, était surnaturelle. Aujourd’hui, l’artificiel prolonge le naturel mais le virtuel conserve une autonomie indéniable dans ce nouveau réseau de relations. En fait on assiste à un systématique désenchantement du monde de la préhistoire jusqu’à l’époque moderne. Mais, ce phénomène inéluctable ne signifie pas que toute spiritualité, en tant qu’aspiration intérieure et profonde, soit vouée à la disparition. Franchement, la plupart des films sur les mondes artificiels me font marrer. Ils sont tous enrobés dans une jolie morale judéo-chrétienne qui détient toutes les vertus, sauf celle d’engager le débat et de mener une réflexion honnête, libérée des préjugés réactionnaires, clamant sans autre forme de procès que la virtualité c’est le mal. Personnellement, comprendre pourquoi l’apport du virtuel est nécessaire pour améliorer le réel est une question qui m’angoisse et me passionne. Le français André Breton disait que l’intensité des images allait engendrer les nouvelles révolutions. Je crois que les jeux de rôles, les jeux vidéo et le multimédia sont les faiseurs de monde du nouveau siècle. Souvent, j’entends dire qu’il est dangereux de laisser les enfants jouer avec des vidéo-games. Je pense qu’il ne faut pas crier au loup. La réalité s’est, de tout temps, nourrie de l’imaginaire et de l’illusion. Elle est donc enrichie par des activités telles que la lecture, la vision d’œuvres cinématographiques ou la pratique de jeux vidéo. Au fond, je pense que le problème est essentiellement humain. Si la représentation de la réalité ne doit pas prendre le dessus sur la réalité elle-même, c’est à l’individu d’en faire l’expérience et de choisir sa voie. » ([10])
Ces œuvres de l’image, et quelques autres, se prêtent à une lecture symptômale, à une traque de l’indécelé, non plus dans le sens où l’entendait Louis Althusser, le symptôme indiquant ici l’état actuel de l’humain, entre aliénation et réalisation de la queste.
D’une certaine manière, c’est la technologie elle-même que nous pouvons comprendre comme métaphore. Incapables d’explorer directement notre internité, nous projetons à l’extérieur de nous-même, par les avancées techniques, notre problématique interne et surtout l’état d’aveuglement et la posture instable qui nous sont coutumiers. Capables de créer des réalités virtuelles, capables bientôt de créer un cerveau humain et de recréer l’homme, mais incapables de distinguer entre nous-mêmes et notre propre création, les nouveaux golems nous obligeront à retourner à cette internité perdue, à faire le choix de la folie contrôlée, sagesse véritable, pour échapper à notre fuite en avant par le temps et conquérir, à l’ultime bout de la course, notre propre liberté.
Bonjour chez vous !
Rémi Boyer
* Cet article a été publié en 2006 dans la revue Pris de Peur, revue de la Maison des Surréalistes de Cordes-sur-Ciel. Cette version a été légèrement modifiée pour mise à jour.
Pour aller plus loin
Les Editions Ellipses ont publié un très bon livre collectif, Matrix, machine philosophique. Les auteurs, Alain Badiou, Thomas Benatouil, Elie During, Patrice Maniglier, David Rabouin, Jean-Pierre Zarader, multiplient les entrées philosophiques possibles dans l’univers de Matrix : Introduction : la matrice à philosophies d’Alain Badiou – La Voie du guerrier de David Rabouin – La Matrice ou la Caverne de Thomas Benatouil – Eloge de la contingence par Jean-Pierre Zarader – La liberté virtuelle de Patrice Maniglier - Le Tao de la Matrice de David Rabouin – La puissance de l’amour de Patrice Maniglier – Les dieux sont dans la Matrice par Elie During – Mécanopolis, cité de l’avenir de Patrice Maniglier – Sommes-nous dans la Matrice de Thomas Benatouil – Dialectiques de la fable par Alain Badiou – Trois figures de la simulation par Elie During – Matrix, machine mythologique de Patrice Maniglier.
Le livre est conçu comme un manuel à entrées multiples grâce à un glossaire des principaux symboles, concepts et personnages.
Le livre est riche de la diversité des approches. Un seul regret, l’absence de référence à l’univers manga dans lequel Matrix puise son inspiration, notamment son inspiration philosophique.
Dans son introduction, Alain Badiou pose plusieurs questions pertinentes :
« Ainsi, Matrix reformule une hypothèse sceptique radicale : le réel n’est-il qu’une gigantesque simulation ? C’est l’occasion, bien évidemment, de rappeler la manière dont la tradition philosophique a classiquement abordé cette question, et de montrer comment elle a jusqu’à un certain point informé le film lui-même, tout en le réfutant d’avance. Mais on peut aussi s’intéresser aux dispositifs concrets par lesquels Matrix construit son hypothèse d’une simulation totale, et remarquer, par exemple, qu’elle suppose non pas une matrice solipsiste, sur laquelle chacun serait branché individuellement, mais une matrice collective et interactive. Ce qui suggère déjà un exercice : déplacer les problèmes sceptiques du terrain épistémologique ou métaphysique où ils sont d’habitude formulés, vers le terrain moral et même politique où ils trouvent une nouvelle nécessité. Alors le problème n’est plus que le monde simulé soit « irréel », mais que la séparation de fait entre ceux qui restent branchés sur la Matrice et ceux qui se sont débranchés introduit une faille au sein de l’humanité quant à la possibilité d’une définition du réel commun que présuppose l’action collective. De même, il est clair que la Matrice marche à la liberté humaine : l’idée même de simulation reste une marotte de métaphysicien tant qu’elle n’est pas liée à l’idée d’un dispositif interactif. On verra comment les notions de réel et de virtuel s’en trouvent du même coup réarticulées… »
Liens
[1] La série Le Prisonnier apparut sur les écrans en 1968. Le prisonnier fit scandale. Ce chef d’œuvre, invocation de la liberté, incitation à la rébellion contre tous les esclavages, est l’œuvre d’un artiste étonnant, à qui nous nous devons de rendre hommage : Patrick Mac Goohan, qui fut à la fois l’auteur, le réalisateur et l’acteur de cette série mythique, qui est aujourd’hui l’objet d’un véritable culte.
[2] Définition du technocrate selon le journaliste et écrivain Michel Lancelot.
[3] Extrait de l’entretien accordé par Patrick Mac Goohan à Alain Carrazé publié dans le livre Le Prisonnier, chef d’œuvre télévisionnaire de Alain Carrazé et Hélène Oswald, aux Editions Huitième Art.
[4] Nom donné par Goethe au double obscur qui existerait en chaque homme.
[5] Feuilleton en 26 épisodes. La version française fut diffusée en France une première fois par Canal+. Les droits ont été acquis depuis par le groupe AB et la série est visible sur les chaînes satellites AB1 et Mangas.
[6] Pour en savoir plus sur les mangas, lire la revue Déclic Images, disponible en kiosque.
[7] Sorti en 1995.
[8] Sorti en 2001. Film live.
[9]Ghost in the Shell 2, Innocence. DVD DreamWorks.
[10] Extrait du livret du DVD Avalon, Edition collector, Studio Canal.