Bonjour Anne, 2010
Un article de Bernard Pivot - JDD du 13 mars 2010
Anne Philippe femme accomplie
"Vous étiez la première femme parfaitement accomplie que j’ai rencontrée." Qu’il est beau, cet adjectif, "accomplie", qui résume et qualifie la personnalité d’une femme exceptionnelle (peut-être l’adverbe "parfaitement" est-il de trop?).
Elle s’appelait Anne Philipe. Oui, celle qui portait le nom du magnifique acteur de théâtre et de cinéma, Gérard Philipe, qu’elle épousa en 1951 et qui mourut huit ans après, à l’âge de 37 ans. Mais Anne Philipe ne fut pas seulement la femme puis la veuve d’une gloire de l’époque. Ethnologue, cinéaste, elle fut première femme à traverser le désert du Sinkiang. Elle en a rapporté et publié des récits. Puis, quatre ans après la mort de Gérard, Le Temps d’un soupir, livre dans lequel elle relatait avec une bouleversante pudeur leurs terribles et derniers bonheurs, remporta un succès considérable.
Un écrivain était né. On ne disait pas encore une écrivaine. Elle publia ensuite une demi-douzaine de romans et récits que j’ai lus –pour l’avoir invitée à Apostrophes– et dont je me rappelle la grâce à la fois ensoleillée et mélancolique, l’écriture économe, subtile. On sentait bien qu’elle y mettait beaucoup d’elle-même et de ses proches, mais elle possédait l’art du décalage, de la mutation littéraire. Le Rendez-vous de la colline, Ici, là-bas, ailleurs, Un été près de la mer… Ses livres ne méritaient pas l’oubli dans lequel ils sont tombés.
Pardon pour ces présentations un peu longues. Mais il fallait bien prouver que professionnellement Anne Philipe était une femme "accomplie". Le mot est de Pierrette Fleutiaux. A la première page de son livre Bonjour, Anne. Elle s’adresse à Anne Philipe et lui rappelle ou lui révèle le rôle essentiel qu’elle a joué, il y a trente-cinq ans, dans sa vie d’écrivaine et de femme.
Pardon pour ces présentations un peu longues. Mais il fallait bien prouver que professionnellement Anne Philipe était une femme "accomplie". Le mot est de Pierrette Fleutiaux. A la première page de son livre Bonjour, Anne. Elle s’adresse à Anne Philipe et lui rappelle ou lui révèle le rôle essentiel qu’elle a joué, il y a trente-cinq ans, dans sa vie d’écrivaine et de femme.
Un jour de 1974, à New York, Pierrette Fleutiaux a reçu une lettre des éditions Julliard, où elle avait déposé un manuscrit. Juste quelques mots, mais inoubliables: "J’aime, je ferai tout pour le faire prendre." Signé: Anne Philipe. Ses talents décidément multiples en avaient fait aussi une éditrice. Elle s’est si bien battue que le roman est sorti l’année suivante (Histoire de la chauve-souris, 1975). La carrière littéraire de Pierrette Fleutiaux était lancée.
De 1974 à 1990, année de la disparition d’Anne Philipe, Pierrette Fleutiaux a été de ses amies. Non, pas des copines ni des complices. Ce n’était pas le genre. Vingt-quatre ans les séparaient. Elles ne se tutoyaient pas. Bonjour, Anne est beaucoup plus qu’un affectueux témoignage de reconnaissance. C’est une recherche passionnée de leurs affinités, de tous les liens visibles et secrets qui unissent deux êtres par la parole, le geste, l’écriture et la pensée. Livre très original, fascinant d’intelligence et de sensibilité, sorte d’autobiographie de l’auteur à travers la vagabonde biographie de son modèle. Pierrette Fleutiaux se demande pourquoi et comment Anne Philipe a exercé sur elle une influence aussi déterminante. Et de quoi était donc faite une amitié qui avait dépassé le cadre habituel des relations d’un éditeur avec son auteur.
Nous voici justement dans son bureau. Puis, chez elle, rue de Tournon, à Paris. Ensuite, à Ramatuelle, dans la "célèbre maison" de Gérard Philipe, où Pierrette Fleutiaux arrive pour la première fois, accompagnée de son amant, de quatorze ans plus jeune qu’elle, à peine plus âgé que les enfants d’Anne, Olivier et la belle Anne-Marie. Calme et silence. Récit des baignades, certains invités nus, d’autres pas. On est libre, on est heureux. Et voici que Pierrette Fleutiaux clôt ces pages lumineuses, d’une discrète sensualité, par cette phrase: "L’harmonie est en elle, tranquille, ferme."
Elle veut en apprendre davantage. Elle ira consulter les archives de ses éditeurs, le fonds Anne Philipe à la Bibliothèque de la rue de Richelieu, elle enquêtera, elle questionnera. Elle apprendra mille choses qu’elle ignorait. Et pourra compléter son portrait de "femme accomplie". Sa gravité qui en imposait, son quant-à-soi, la difficulté à la cerner, son charme, son autorité morale, "son attention aux choses douces, son art d’y trouver bonheur et beauté, et de leur donner du temps". Et ceci encore: "Elle est la première qui m’ait donné envie d’être plus vieille." Pierrette Fleutiaux a bien vieilli. En atteste ce livre beau et généreux.
Bonjour, Anne, de Pierrette Fleutiaux, Actes Sud, 240 pages, 20 euros.
www.bibliobs.com
Bog de Dominique Godfard, mars 2010
Bog de Dominique Godfard, mars 2010
La belle personne !
Aurait pu écrire Pierrette Fleutiaux d’Anne Philipe qui fut son éditrice et amie proche, et à qui elle consacre un ouvrage intitulé Bonjour, Anne, véritable hymne à l’amitié.
Jusqu’à présent, peu d’auteurs se sont penchés sur le sujet comme si l’amitié perdait toute noblesse ou grandeur dans l’univers féminin par essence réducteur ou, tout du moins, « inabouti » dans la mesure où un homme ne rode pas dans les parages : par définition, des femmes entre elles sont des « femmes seules » ! Réflexion banale mais nécessaire pour dire la détermination d’une femme écrivain qui vient réparer la lacune et l’affirme au travers du sous titre « Chronique d’une amitié », ô combien peu vendeur par les temps qui courent, d’autant que les premières lignes de la quatrième de couverture viennent confirmer son audace : une femme, deux femmes… . Mais qu’on se rassure, l’histoire de cette amitié, comporte bien des figures masculines parmi lesquelles celle d’un acteur célébrissime.
A leur rencontre, Anne Philipe a 57 ans, Pierrette Fleutiaux, 33 ans. Cette différence d’âge importante (l’une pourrait être la mère de l’autre) mérite qu’on s’y arrête. D’abord, elle inspire à l’auteur du livre une belle trouvaille : à la manière de Gérard Philipe qui dote la femme qu’il vient d’épouser du prénom d’Anne – au lieu de celui de Nicole –, Pierrette va chercher dans les prénoms inscrits sur son acte de naissance et choisit « Marguerite » pour désigner la jeune femme qu’elle fut, qu’elle « ne reconnais[t] presque plus » et qu’elle examine alors de l’extérieur, sans bienveillance particulière. Ainsi, l’ouvrage porte sur deux personnes disparues, vues par une sexagénaire aussi lucide qu’impartiale puisque d’un bout à l’autre de sa chronique, elle a pris le parti d’une sincérité absolue.
Ensuite, la différence d’âge constitue le terreau idéal d’une amitié réussie car elle interdit la familiarité (le vouvoiement reste de mise) et ses éventuels dérapages comme tout risque de rivalité. Chacune occupe une place bien définie, pour Anne, le piédestal d’une femme qui vit « dans une aura de succès, d’engagement intellectuel et politique, d’amour et de tragédie », pour Marguerite, celle d’une jeune femme écrivain au talent prometteur à qui la première écrit : « J’aime [votre manuscrit], je ferai tout pour le faire prendre. » Dans sa correspondance avec Georges Perros, Anne Philipe confirme combien elle apprécie le travail de Marguerite, « Je m’occupe d’elle depuis son premier livre (…) » dit-elle, un brin maternelle (ou pygmalionesque ?) ; elle espère le Médicis pour sa protégée qui aura le Femina plus tard et, par un de ces hasards cruels et irrémédiables, l’année de sa mort (Nous sommes éternels, 1990). Admiration partagée, estime réciproque, et voici planté le décor qui va nourrir cette belle amitié avec pour dénominateur commun, la littérature : « La littérature était au cœur de notre relation, une sorte d’aimant baladeur qui orientait tout ce qui se passait entre nous. »
Aujourd’hui Pierrette Fleutiaux éprouve le besoin de retrouver Anne Philipe et c’est à pas feutrés qu’elle va vers elle, doutant parfois d’une date, d’une parole ou d’un lieu, mais résolue à mener l’enquête s’il le faut, pour mieux se rapprocher de celle qui finalement n’a jamais cessé de l’habiter. C’est une affaire personnelle : « A moi seule de vous chercher, avec les outils que je peux trouver dans ma tête, dans mon bureau, entourée de vos livres. » C’est ainsi que les ouvrages d’Anne Philipe (récit de voyages, entretiens, romans) sont passés au peigne fin d’une nouvelle lecture : « Il m’a donc fallu toutes ces années pour vous lire vraiment, pour être touchée si fort (…) », que certaines critiques sont réfutées (sur l’expression ‘littérature cachemire’ attribuée aux livres d’A. Philipe), des archives compulsées et des personnes qui l’ont connue, rencontrées.
Parallèlement, un constat sur les points communs de leurs parcours respectifs s’opère tout naturellement comme un rapprochement supplémentaire entre elles deux : la même gravité, leur air « (…) de jeune fille qui n’ose entrer dans la pièce » (Claude Roy), des villes qui les impressionnent (pour l’une, c’est Paris et New York pour l’autre), les voyages en Chine, etc. Et puis, la Camille de Les Amants imparfaits ne ressemble-t-elle pas à Anne-Marie, la fille d’Anne et de Gérard Philipe? Et puis les souvenirs de Ramatuelle où c’est beaucoup plus que des baignades ou un aimable farniente : « Ramatuelle, ce n’était pas seulement l’été, le soleil, les vacances. C’étaient aussi nos lectures, et parfois des gouffres sombres qui s’ouvraient, et la voix calme d’Anne, et la pensée qui jamais ne désertait la maison, la tonnelle, la table de pierre, les rochers d’où nous allions nous baigner ou contempler la mer. » Et puis, et puis…
A la différence de l’amour, les histoires d’amitié ne finissent pas mal en général. Mais l’écriture chronophage, une rupture amoureuse, l’espace qui se dilate et d’autres intérêts – voire d’autres séductions – peuvent créer l’éloignement physique… Pour quelque temps, pour une vingtaine d’années peut-être, n’en demeurent pas moins les enseignements : « Vous avez changé ma perception de la vie, grâce à vous des horizons que je croyais fermés se sont ouverts, vous m’avez fait un don prodigieux. »
Cet ouvrage foisonnant en raison du contexte de l’époque souvent revisité avec les souvenirs qui s’y associent, est dominé par la littérature vue sous l’angle du travail même de l’écrivain (de la page blanche… à l’émission de télé) et de sa production sur laquelle Pierrette Fleutiaux lance un coup œil quelque peu désenchanté. En effet, l’article du Monde sur le premier roman de Marguerite (1975) ne produit qu’un « vide effaré en elle », quant à ce qu’il faut bien appeler « la postérité », ne rigolons pas puisqu’Anne Philipe est passé dans l’oubli malgré des millions de lecteurs ! Et d’émettre un souhait : « Je voudrais que ses éditeurs, comme je le fais aujourd’hui, fassent revenir à la surface ces petits joyaux d’écriture et de sensibilité, et que de nouveaux lecteurs puissent y avoir accès. » Car maintenant, c’est Pierrette qui « s’occupe d’Anne… » Et tellement bien !
Dominique Godfard
Bibliobs, semaine du début mars 2010-03-07
Aurait pu écrire Pierrette Fleutiaux d’Anne Philipe qui fut son éditrice et amie proche, et à qui elle consacre un ouvrage intitulé Bonjour, Anne, véritable hymne à l’amitié.
Jusqu’à présent, peu d’auteurs se sont penchés sur le sujet comme si l’amitié perdait toute noblesse ou grandeur dans l’univers féminin par essence réducteur ou, tout du moins, « inabouti » dans la mesure où un homme ne rode pas dans les parages : par définition, des femmes entre elles sont des « femmes seules » ! Réflexion banale mais nécessaire pour dire la détermination d’une femme écrivain qui vient réparer la lacune et l’affirme au travers du sous titre « Chronique d’une amitié », ô combien peu vendeur par les temps qui courent, d’autant que les premières lignes de la quatrième de couverture viennent confirmer son audace : une femme, deux femmes… . Mais qu’on se rassure, l’histoire de cette amitié, comporte bien des figures masculines parmi lesquelles celle d’un acteur célébrissime.
A leur rencontre, Anne Philipe a 57 ans, Pierrette Fleutiaux, 33 ans. Cette différence d’âge importante (l’une pourrait être la mère de l’autre) mérite qu’on s’y arrête. D’abord, elle inspire à l’auteur du livre une belle trouvaille : à la manière de Gérard Philipe qui dote la femme qu’il vient d’épouser du prénom d’Anne – au lieu de celui de Nicole –, Pierrette va chercher dans les prénoms inscrits sur son acte de naissance et choisit « Marguerite » pour désigner la jeune femme qu’elle fut, qu’elle « ne reconnais[t] presque plus » et qu’elle examine alors de l’extérieur, sans bienveillance particulière. Ainsi, l’ouvrage porte sur deux personnes disparues, vues par une sexagénaire aussi lucide qu’impartiale puisque d’un bout à l’autre de sa chronique, elle a pris le parti d’une sincérité absolue.
Ensuite, la différence d’âge constitue le terreau idéal d’une amitié réussie car elle interdit la familiarité (le vouvoiement reste de mise) et ses éventuels dérapages comme tout risque de rivalité. Chacune occupe une place bien définie, pour Anne, le piédestal d’une femme qui vit « dans une aura de succès, d’engagement intellectuel et politique, d’amour et de tragédie », pour Marguerite, celle d’une jeune femme écrivain au talent prometteur à qui la première écrit : « J’aime [votre manuscrit], je ferai tout pour le faire prendre. » Dans sa correspondance avec Georges Perros, Anne Philipe confirme combien elle apprécie le travail de Marguerite, « Je m’occupe d’elle depuis son premier livre (…) » dit-elle, un brin maternelle (ou pygmalionesque ?) ; elle espère le Médicis pour sa protégée qui aura le Femina plus tard et, par un de ces hasards cruels et irrémédiables, l’année de sa mort (Nous sommes éternels, 1990). Admiration partagée, estime réciproque, et voici planté le décor qui va nourrir cette belle amitié avec pour dénominateur commun, la littérature : « La littérature était au cœur de notre relation, une sorte d’aimant baladeur qui orientait tout ce qui se passait entre nous. »
Aujourd’hui Pierrette Fleutiaux éprouve le besoin de retrouver Anne Philipe et c’est à pas feutrés qu’elle va vers elle, doutant parfois d’une date, d’une parole ou d’un lieu, mais résolue à mener l’enquête s’il le faut, pour mieux se rapprocher de celle qui finalement n’a jamais cessé de l’habiter. C’est une affaire personnelle : « A moi seule de vous chercher, avec les outils que je peux trouver dans ma tête, dans mon bureau, entourée de vos livres. » C’est ainsi que les ouvrages d’Anne Philipe (récit de voyages, entretiens, romans) sont passés au peigne fin d’une nouvelle lecture : « Il m’a donc fallu toutes ces années pour vous lire vraiment, pour être touchée si fort (…) », que certaines critiques sont réfutées (sur l’expression ‘littérature cachemire’ attribuée aux livres d’A. Philipe), des archives compulsées et des personnes qui l’ont connue, rencontrées.
Parallèlement, un constat sur les points communs de leurs parcours respectifs s’opère tout naturellement comme un rapprochement supplémentaire entre elles deux : la même gravité, leur air « (…) de jeune fille qui n’ose entrer dans la pièce » (Claude Roy), des villes qui les impressionnent (pour l’une, c’est Paris et New York pour l’autre), les voyages en Chine, etc. Et puis, la Camille de Les Amants imparfaits ne ressemble-t-elle pas à Anne-Marie, la fille d’Anne et de Gérard Philipe? Et puis les souvenirs de Ramatuelle où c’est beaucoup plus que des baignades ou un aimable farniente : « Ramatuelle, ce n’était pas seulement l’été, le soleil, les vacances. C’étaient aussi nos lectures, et parfois des gouffres sombres qui s’ouvraient, et la voix calme d’Anne, et la pensée qui jamais ne désertait la maison, la tonnelle, la table de pierre, les rochers d’où nous allions nous baigner ou contempler la mer. » Et puis, et puis…
A la différence de l’amour, les histoires d’amitié ne finissent pas mal en général. Mais l’écriture chronophage, une rupture amoureuse, l’espace qui se dilate et d’autres intérêts – voire d’autres séductions – peuvent créer l’éloignement physique… Pour quelque temps, pour une vingtaine d’années peut-être, n’en demeurent pas moins les enseignements : « Vous avez changé ma perception de la vie, grâce à vous des horizons que je croyais fermés se sont ouverts, vous m’avez fait un don prodigieux. »
Cet ouvrage foisonnant en raison du contexte de l’époque souvent revisité avec les souvenirs qui s’y associent, est dominé par la littérature vue sous l’angle du travail même de l’écrivain (de la page blanche… à l’émission de télé) et de sa production sur laquelle Pierrette Fleutiaux lance un coup œil quelque peu désenchanté. En effet, l’article du Monde sur le premier roman de Marguerite (1975) ne produit qu’un « vide effaré en elle », quant à ce qu’il faut bien appeler « la postérité », ne rigolons pas puisqu’Anne Philipe est passé dans l’oubli malgré des millions de lecteurs ! Et d’émettre un souhait : « Je voudrais que ses éditeurs, comme je le fais aujourd’hui, fassent revenir à la surface ces petits joyaux d’écriture et de sensibilité, et que de nouveaux lecteurs puissent y avoir accès. » Car maintenant, c’est Pierrette qui « s’occupe d’Anne… » Et tellement bien !
Dominique Godfard
Bibliobs, semaine du début mars 2010-03-07
Mme Figaro le 20 mars 2010
Article d'Alexandre Fillon
BONJOUR, ANNE DE PIERREITE FLEUTIAUX
EN FORME DE MISSIVE, HOMMAGE À ANNE PHIUPE, DISPARUE EN 1990.
Elles se sont connues en 1974. Trentenaire timide, Pierrette Fleutiaux commençait à batailler avec les mots, à bâtir une oeuvre singulière. Anne Philipe était alors âgée de cinquante-sept ans. Celle qui avait été l'épouse du comédien le plus célèbre de son temps ne tarda pas s'enflammer pour le manuscrit de Pierrette Fleutiaux, l'apprentie romancière et nouvelliste. Toutes deux allaient ensuite devenir amies, se fréquenter régulièrement jusqu'en 1990, où la maladie viendrait briser leur. Anne Philipe a laissé derrière elle "une trace lumineuse que ne doit pas oublier la littérature" a représenté rien de moins que « la première femme accomplie », Constitué non seulement un « jalon capital» dans son histoire personnelle, mais un « trait à marquer dans l'histoire des femmes ». Aussi touchant qu'original, ce superbe texte parle magnifiquement de la transmission. Vibrante lettre à une amie perdue, « Bonjour, Anne» émeut par sa justesse, sa nécessité. Pierrette Fleutiaux donne à la fois envie de replonger dans la bibliographie d'Anne Philipe et fait regretter de n'avoir pas eu la chance de la rencontrer.
ALEXANDRE FILLON Éditions Actes Sud. 236 p •• 20 €
Autour du dernier livre de Pierrette Fleutiaux
Antoinette Bois de Chesne
« Vous n’étiez pas une personne du petit cercle de soi-même, vous ne pouviez pas, vous ne vouliez pas oublier le grand cercle, je le sentais à chaque instant passé auprès de vous ».
Chronique, récit, enquête. Tout cela dans le dernier livre de Pierrette Fleutiaux. Et plus encore, un parcours, de cercle en cercle, qui tisse le vivant d’une transmission.
Ce vivant là, quel autre nom lui donner ? Pierrette Fleutiaux, souligne combien dans le féminin, la question du maître est peu mise en avant. « Maître » à penser, oui, cette figure se tient du côté du masculin et pour les femmes ? On ne peut pas dire « maîtresse » bien trop lourdement connotée, alors passeuse ? Pas seulement. Initiatrice… Y résonne la racine du verbe, initier initium le commencement, le début. Dans ce verbe se tient quelque chose qui fait de ce livre, certes une chronique - il existe un semblant d’ordre chronologique dans cette remontée du temps -, mais aussi l’exploration de trouées, d’autres commencements offert par les prises de conscience. Des relectures en quelques sortes, de la relation et du chemin parcouru à la lumière de cette présence initiale.
Ainsi, peu à peu, émerge la cartographie d’une narration singulière : la relation de ce voyage vers et avec Anne.
De prime à bord, le propos semble simple : « « Comment m’y prendre avec vous, là, tout de suite ? » pour que vous reveniez vivante parmi nous. »
pour que vous reveniez vivante parmi nous. C’est une prière. Un mantra. Une invocation. Il ne s’agit pas seulement de revenir dans le passé, à l’époque de la rencontre ou de remonter encore en arrière en menant l’enquête sur Anne, ethnologue et voyageuse ; ni d’interroger uniquement la mémoire, le passé, les archives. Il s’agit de faire place à la revenante en soi-même.
A celle qui revient. Ou peut-être à celles qui reviennent.
Double tension de l’écriture à la fois adressée et déployée.
Adressée : de l’inaugurale Bonjour, Anne à la dernière phrase, la chronique est ponctuée des apartés tenus avec Anne, ou de ces questions en chute de paragraphes : « n’est-ce pas Anne ? ». Une douceur, une interrogation, une pause.
Déployée : accepter toutes sortes de signes, mêmes les plus ténus car il y a dans cette quête, mêlé à l’amour, une inquiétude. Le souci d’une justesse à trouver. D’un tempo à faire vibrer. Des berges à relier. Ici quelque chose ne cesse d’écouter avec une extrême vigilance, le sillage d’une présence – chuchotement d’une voix, pieds nus sur le sol, mouvement d’une branche. Et cette ténacité de l’oreille permet peu à peu d’accueillir l’errance et ainsi de traverser les résistances.
Cherchant des informations sur Internet, on trouve cette réflexion, qui dépasse les « taillis » du net : « Peut-être faut-il toutes ces heures apparemment gaspillées, toutes ces errances et tous ces chemins de traverses, pour que vous ayez le temps de reprendre consistance, pour ne pas effaroucher votre fantôme. Pour que je gagne le droit de vous retrouver. »
La retrouver, elle, qui depuis des années se tient prête, ni loin ni proche, à la façon du rouge-gorge, invisible dans le jardin tant qu’on n’y prête pas attention. Une fois repéré le tacheté orange de sa gorge est toujours un signal. Une revenante oui, sans doute, mais, voyez, une revenante qui n’est plus seulement de ce pays des morts mais de celui des mots, bien du pays de chair : celui des femmes, des choix qu’elles y font, des postures qu’elles y tiennent. De leur intelligence et de leur force. Ce regard là, convoqué, se tient penché par-dessus l’épaule de la narratrice.
Une chronique, la relation d’un voyage où le sens s’ajuste à une autre définition, plus proche de la sensation :
« Grâce à vous, Anne, je reprends possession de ces voyages, de ces moments qui ont bien dû être les miens, je trace un dessin dans ma vie, comme ces calligraphes que vous aimiez tant.
Je ne peux en déchiffrer les caractères, mais ils semblent faire sens, et pour un moment, je suis apaisée. »
Il ne faudrait pas s’y tromper : ni tout à fait une biographie ni un hommage au sens strict et pas seulement un récit documenté mais bien des étapes vers des retrouvailles. Ce qui bat sous la peau des mots, ce qui émeut au détour d’une phrase, ce qui suspend la lecture se tient là : la densification progressive d’une présence vivante.
Ce vivant là, quel autre nom lui donner ? Pierrette Fleutiaux, souligne combien dans le féminin, la question du maître est peu mise en avant. « Maître » à penser, oui, cette figure se tient du côté du masculin et pour les femmes ? On ne peut pas dire « maîtresse » bien trop lourdement connotée, alors passeuse ? Pas seulement. Initiatrice… Y résonne la racine du verbe, initier initium le commencement, le début. Dans ce verbe se tient quelque chose qui fait de ce livre, certes une chronique - il existe un semblant d’ordre chronologique dans cette remontée du temps -, mais aussi l’exploration de trouées, d’autres commencements offert par les prises de conscience. Des relectures en quelques sortes, de la relation et du chemin parcouru à la lumière de cette présence initiale.
Ainsi, peu à peu, émerge la cartographie d’une narration singulière : la relation de ce voyage vers et avec Anne.
De prime à bord, le propos semble simple : « « Comment m’y prendre avec vous, là, tout de suite ? » pour que vous reveniez vivante parmi nous. »
pour que vous reveniez vivante parmi nous. C’est une prière. Un mantra. Une invocation. Il ne s’agit pas seulement de revenir dans le passé, à l’époque de la rencontre ou de remonter encore en arrière en menant l’enquête sur Anne, ethnologue et voyageuse ; ni d’interroger uniquement la mémoire, le passé, les archives. Il s’agit de faire place à la revenante en soi-même.
A celle qui revient. Ou peut-être à celles qui reviennent.
Double tension de l’écriture à la fois adressée et déployée.
Adressée : de l’inaugurale Bonjour, Anne à la dernière phrase, la chronique est ponctuée des apartés tenus avec Anne, ou de ces questions en chute de paragraphes : « n’est-ce pas Anne ? ». Une douceur, une interrogation, une pause.
Déployée : accepter toutes sortes de signes, mêmes les plus ténus car il y a dans cette quête, mêlé à l’amour, une inquiétude. Le souci d’une justesse à trouver. D’un tempo à faire vibrer. Des berges à relier. Ici quelque chose ne cesse d’écouter avec une extrême vigilance, le sillage d’une présence – chuchotement d’une voix, pieds nus sur le sol, mouvement d’une branche. Et cette ténacité de l’oreille permet peu à peu d’accueillir l’errance et ainsi de traverser les résistances.
Cherchant des informations sur Internet, on trouve cette réflexion, qui dépasse les « taillis » du net : « Peut-être faut-il toutes ces heures apparemment gaspillées, toutes ces errances et tous ces chemins de traverses, pour que vous ayez le temps de reprendre consistance, pour ne pas effaroucher votre fantôme. Pour que je gagne le droit de vous retrouver. »
La retrouver, elle, qui depuis des années se tient prête, ni loin ni proche, à la façon du rouge-gorge, invisible dans le jardin tant qu’on n’y prête pas attention. Une fois repéré le tacheté orange de sa gorge est toujours un signal. Une revenante oui, sans doute, mais, voyez, une revenante qui n’est plus seulement de ce pays des morts mais de celui des mots, bien du pays de chair : celui des femmes, des choix qu’elles y font, des postures qu’elles y tiennent. De leur intelligence et de leur force. Ce regard là, convoqué, se tient penché par-dessus l’épaule de la narratrice.
Une chronique, la relation d’un voyage où le sens s’ajuste à une autre définition, plus proche de la sensation :
« Grâce à vous, Anne, je reprends possession de ces voyages, de ces moments qui ont bien dû être les miens, je trace un dessin dans ma vie, comme ces calligraphes que vous aimiez tant.
Je ne peux en déchiffrer les caractères, mais ils semblent faire sens, et pour un moment, je suis apaisée. »
Il ne faudrait pas s’y tromper : ni tout à fait une biographie ni un hommage au sens strict et pas seulement un récit documenté mais bien des étapes vers des retrouvailles. Ce qui bat sous la peau des mots, ce qui émeut au détour d’une phrase, ce qui suspend la lecture se tient là : la densification progressive d’une présence vivante.
Antoinette Bois de Chesne
Médiatrice de rencontre littéraire, formatrice en écriture à Aleph-Ecriture www.aleph-ecriture.fr
Pour la rencontre dont il est question dans l’article, il est possible d’en avoir un aperçu ici :
Médiatrice de rencontre littéraire, formatrice en écriture à Aleph-Ecriture www.aleph-ecriture.fr
Pour la rencontre dont il est question dans l’article, il est possible d’en avoir un aperçu ici :
http://www.aleph-ecriture.fr/Inedits-retour-sur-la-rencontre
Bonjour Anne – Chronique d’une amitié Actes Sud Mars 2010
p.64
Lors d’une rencontre publique à propos de cet ouvrage non encore publié- Les Inédits Aleph-Ecriture Paris 15 fév. 10
p.7
P.115
En Chine, où Anne Philipe a voyagé et pays sur lequel elle a écrit, et où Pierrette Fleutiaux s’est également rendue.
p. 102
www. bonjour-docteur.com
Livres de chevet et coups de coeur littéraires...
Blog de Marina Carrère d’Encausse
Préambule : l’avantage qu’il y a à lire vite (je le dis en toute modestie puisque je n’y suis pour rien, on m’a appris, ainsi, à lire) est qu’évidemment on lit beaucoup. Et c’est comme cela que l’on peut, au milieu de publications plus ou moins intéressantes, tomber sur un livre dont la sonorité vous touche. Un livre dont les mots forment une musique qui continue à résonner, une fois les pages refermées.
Bonjour, Anne, écrit par Pierrette Fleutiaux qui vient de paraître aux éditions Actes Sud est de ces livres-là.
Il est d’un genre difficile à définir : pour son éditeur, ce n’est ni une biographie, ni une autobiographie, mais une entreprise d’écriture en forme d’exercice de connaissance de soi par l’Autre ; pour son auteur, ce n’est pas une commémoration mais une intimité intérieure avec une présence.
De quoi s’agit-il ? De ce qu’une femme a apporté à une autre par sa seule existence.
Celle qui reçoit c’est l’auteur, Pierrette Fleutiaux, écrivain féministe, prix Fémina 1990 pour son roman Nous sommes éternels. Dans le livre elle est Elle, aujourd’hui, et Marguerite, elle dans les années 1980, si éloignée dans le temps qu’elle s’est donnée un autre prénom.
Celle qui donne c’est Anne Philippe, la veuve du grand Gérard Philippe, une femme que l’on connaît mal, qui était pourtant d’une richesse rare. Philosophe, ethnologue, écrivain, reporter, éditrice, Anne Philippe a été mariée en premières noces à un sinologue, François Fourcade avec qui elle vécut à Nankin. Elle fut la première française à traverser le désert du Sin-Kiang en 1948 après avoir parcouru l’ancienne route de la soie. Un récit témoigne de ce voyage étonnant.
Puis, divorcée, elle épouse l’acteur en 1951 dont elle aura deux enfants. Et c’est en tant qu’éditrice qu’elle va rencontrer Pierrette Fleutiaux en 1974.
Ce sont les 16 ans qui séparent cette rencontre de la mort d’Anne Philippe en 1990 qui sont relatées dans ce livre. 16 ans « d’amitié respectueuse », de découverte.
Mais point de chronologie, point d’histoire construite. Il s’agit de bribes, de souvenirs, d’évocations, de moments de lumière. On circule des archives de la bibliothèque nationale aux maisons d’édition, de l’appartement d’Anne Philippe au TNP, de Paris à New-York. On rencontre… Claude Roy, Claude Gallimard, Jean Vilar, Ariane Mnouchkine, Montand, Jean Rouch…
Et il se dégage de cette lecture magnifique deux éléments :
Anne Philippe était une femme admirable, on est riche de la découvrir.
Pierrette Fleutiaux avait une dette envers elle, une dette fondamentale envers cette femme qui lui a permis de devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Ca s’appelle du compagnonnage amical, intellectuel, humain.
D’où sa gratitude et l’envie de transmettre à son tour ce qu’Anne Philippe a été « un jalon capital dans mon histoire personnelle, un trait à marquer dans l’histoire des femmes, une trace lumineuse que ne doit pas oublier la littérature ».
C’est peu de dire que j’ai aimé.
Bonjour, Anne, écrit par Pierrette Fleutiaux qui vient de paraître aux éditions Actes Sud est de ces livres-là.
Il est d’un genre difficile à définir : pour son éditeur, ce n’est ni une biographie, ni une autobiographie, mais une entreprise d’écriture en forme d’exercice de connaissance de soi par l’Autre ; pour son auteur, ce n’est pas une commémoration mais une intimité intérieure avec une présence.
De quoi s’agit-il ? De ce qu’une femme a apporté à une autre par sa seule existence.
Celle qui reçoit c’est l’auteur, Pierrette Fleutiaux, écrivain féministe, prix Fémina 1990 pour son roman Nous sommes éternels. Dans le livre elle est Elle, aujourd’hui, et Marguerite, elle dans les années 1980, si éloignée dans le temps qu’elle s’est donnée un autre prénom.
Celle qui donne c’est Anne Philippe, la veuve du grand Gérard Philippe, une femme que l’on connaît mal, qui était pourtant d’une richesse rare. Philosophe, ethnologue, écrivain, reporter, éditrice, Anne Philippe a été mariée en premières noces à un sinologue, François Fourcade avec qui elle vécut à Nankin. Elle fut la première française à traverser le désert du Sin-Kiang en 1948 après avoir parcouru l’ancienne route de la soie. Un récit témoigne de ce voyage étonnant.
Puis, divorcée, elle épouse l’acteur en 1951 dont elle aura deux enfants. Et c’est en tant qu’éditrice qu’elle va rencontrer Pierrette Fleutiaux en 1974.
Ce sont les 16 ans qui séparent cette rencontre de la mort d’Anne Philippe en 1990 qui sont relatées dans ce livre. 16 ans « d’amitié respectueuse », de découverte.
Mais point de chronologie, point d’histoire construite. Il s’agit de bribes, de souvenirs, d’évocations, de moments de lumière. On circule des archives de la bibliothèque nationale aux maisons d’édition, de l’appartement d’Anne Philippe au TNP, de Paris à New-York. On rencontre… Claude Roy, Claude Gallimard, Jean Vilar, Ariane Mnouchkine, Montand, Jean Rouch…
Et il se dégage de cette lecture magnifique deux éléments :
Anne Philippe était une femme admirable, on est riche de la découvrir.
Pierrette Fleutiaux avait une dette envers elle, une dette fondamentale envers cette femme qui lui a permis de devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Ca s’appelle du compagnonnage amical, intellectuel, humain.
D’où sa gratitude et l’envie de transmettre à son tour ce qu’Anne Philippe a été « un jalon capital dans mon histoire personnelle, un trait à marquer dans l’histoire des femmes, une trace lumineuse que ne doit pas oublier la littérature ».
C’est peu de dire que j’ai aimé.