SHALAGRAMA         
                                                                                    SATELLITE N° 13
PAR PIERRE ETEVENON
 
 
La station météo connut ce matin-là une agitation frénétique qui se mua bientôt en un affolement général. Les zones anticycloniques prévues par l'O.N.M. se modifiaient sans cesse, tandis que des tourbillons d'air apparaissaient au-dessus des grandes villes, bouleversant toutes les prévisions. Les météorologistes s'inquiétèrent de ces phénomènes anormaux mais le public, habitué aux caprices du temps, s'en prit une fois de plus aux expériences nucléaires, qui selon lui perturbaient toute l'atmosphère. Seuls les chapeliers se réjouirent de ces trombes soudaines qui enlevaient chapeaux et casquettes, sans avoir la politesse de les rendre à leurs possesseurs.
 
Une semaine après, d'autres faits inexplicables défrayèrent la chronique. Les escargots sortirent de leurs retraites verdoyantes pour envahir les routes. Leur vitesse s'était accrue jusqu'à près de vingt centimètres par seconde et ils avançaient jusqu'à l'épuisement de leurs forces. Des milliers moururent écrasés sous les autos, ce qui provoqua des accidents par dérapage. La Société Protectrice des Animaux porta plainte contre les chauffards qui tuaient sans vergogne les innocentes petites bêtes à cornes rétractiles. Une mission scientifique parla d'épidémie de vitesse se propageant parmi les mollusques à coquille, et due il un virus analogue à celui de la myxomatose des lapins, qui avait fait rage quelques années auparavant. Mais elle ne put isoler le virus, et encore moins en éviter la propagation. D'aucuns prétendirent que des escargots avaient remonté les Champs-Élysées vers une heure du matin en passant par les égouts, mais l'on ne prit pas au sérieux ces affirmations, attribuées à de trop copieuses libations.
 
L'on commença à s'inquiéter sérieusement lorsque les parapets en calcaire grossier des bords de la Seine s'effritèrent et tombèrent en poussières, ne laissant que des amas de fossiles. Les bouquinistes furent forcés d'étaler leurs occasions sur le trottoir.
 
D'invisibles termites rongeaient les roches anciennes, riches en cérithes et nummulites. Bientôt des maisons entières croulèrent et des falaises s'effondrèrent, faisant place aux fossiles; même la Maison Blanche et le Kremlin durent être soutenus par des échafaudages tubulaires. Une voyante révéla que le chancre des pare-brise de voitures avait été un signe avant-coureur du cancer des vieilles pierres qui ravageait le globe. L'économie fut bouleversée. Seuls les esquimaux dans leurs igloos de glace,les nordiques et les montagnards dans leurs maisons de bois, les Japonais dans leurs maisons de papier et les gens qui logeaient dans de modernes buildings échappèrent à la catastrophe. Le prix du bois augmenta; les journaux, les livres et même les allu­mettes s'en ressentirent.
 
La mesure fut comble lorsque les disques et les cors de chasse se détraquèrent. Des sons plaintifs et aigus comme des cris de souris agrémentaient les enregistrements 45 et 78 tours; des sons plus graves, lugubres, endeuillaient les auditions des 33 tours. Les orchestres durent éliminer les cuivres du genre hélicon et cors par souci de haute-fidélité. C'était la mort des fanfares, des orphéons de village et de l'industrie des juke-boxes de cafés comme de celle des producteurs et marchands de disques.
 
Un grave accident de chemin de fer eut lieu à Paris, près de la gare Saint-Lazare: un télescopage de deux trains de banlieue dû à une erreur de signalisation, l'horloge électrique de la station de contrôle s'étant brusquement déréglée. Le temps était devenu élastique, montres et pendules avançaient et retardaient sans causes, mais non sans effets apparents. Bon nombre d'appareils de mesure tels que galvanomètres, dynamomètres, baromètres, se déréglèrent de la même manière. Les seules horloges à poids et bascules ne variant pas, les antiquaires liquidèrent en quelques jours leurs vieux stocks de ces antiquités. Il y eut reconversion de l'industrie horlogère suisse qui s'allia aux fabriques de chocolat, produit encore heureusement stable, donc monnayable. Les riches revinrent aux horloges à eau, aux clepsydres des musées, tandis que des camelots vendaient des sabliers pour toutes les bourses. Et c'est ainsi que la mode parisienne lança le bracelet-cadran -solaire, qui fit fureur sur les plages pendant l'été qui suivit.
 
Tant de bouleversements imprévus ne firent qu'accroître la tension entre les deux grands blocs, chacun accusant l'autre d'essayer là une nouvelle arme secrète. La guerre froide s'échauffa. On ne sut jamais lequel avait pressé le premier le bouton qui déclencha la troisième guerre mondiale. Tout de suite les radars de l'autre détectèrent les lancements de missiles et de fusées téléguidées. En une nuit toutes les réserves de bombes A, de bombes H et autres armes meurtrières furent vidées et déversées sur le territoire ennemi. Lorsque l'aube se leva,chaque parti annonça la victoire, car il ne déplorait aucune victime, et tous deux se glorifièrent de leurs parfaites défenses.
Puis l'on sut que rien n'avait explosé, les délicats mécanismes d'horlogerie des engins n'ayant pas fonctionné. Comme toutes les réserves d'armes totales étaient vides, la guerre-éclair cessa faute de foudres, et pour échapper au ridicule les deux Blocs se soudèrent. Ce fut là le fondement du Gouvernement Mondial.
 
Mais la Suisse fut occupée par les forces pacifiques de l'O.M.U. (Organisation du Monde Uni) car tous ces décevants mécanismes de déclenchement étaient estampillés « Made in Switzerland ». On ne put que constater les faits: le spiral d'échappement de chaque dispositif s'était bloqué pour une cause inconnue.
 
C'est alors qu'un savant français, M. Horace Volnet - membre ­correspondant de nombreuses sociétés scientifiques et professeur de Sciences Naturelles des classes terminales d'un lycée parisien - fit à la presse, pour expliquer l'ensemble des phénomènes que nous venons de relater, la déclaration suivante:
 
« Je poursuis en tant que zoologiste des recherches sur l'origine des mollusques. Au cours de ces travaux, j'ai été amené à faire une découverte hallucinante que je ne peux plus taire aujourd'hui. J'en ai déjà fait part dans une communication à l'Académie des Sciences, mais elle m'a été retournée sans même que l'on étudie les preuves indiscutables que j'avais fournies à l'appui de ma thèse. Elle n'a pas donné lieu à un débat public. On m'a même demandé de garder le secret; les événements actuels me forcent à tout divulguer.
 
« Depuis plus de dix ans, je me penchais avec passion sur les mollusques qui sécrètent des tests calcaires, c'est-à-dire des coquilles spiralées. Au départ, il faut faire une distinction entre gastéropodes et céphalopodes. C'est-à-dire les mollusques terrestres qui possèdent un pied et des poumons, comme l'escargot et la planorbe, et ceux qui vivent dans les mers et possèdent des branchies, dont il ne subsiste plus actuellement que le nautile flambé, qui cabote aux environs des grandes Indes et des Moluques ainsi que des côtes de l'île de Nicobar. J'étudiais l'évolution de ces animaux à partir de leurs fossiles. Aux ères primaire et secondaire" les céphalopodes tels que les ammonites, réparties en plus de quatre mille espèces dans tous les océans, atteignaient jusqu'à deux mètres cinquante de diamètre. L'ère tertiaire connut des gastéropodes tels que les cérithes, qui pullulaient en si grand nombre que des roches comme le calcaire grossier en sont presque entièrement constituées. Il est donc évident que ces mollusques se placent à la base de la vie terrestre, dont ils sont l'une des constantes. À tel point que les géologues arrivent à dater des terrains grâce aux différences d'aspect des ammonites fossiles. Je rassemblais toute la documentation possible sur ces ancêtres de la vie animale. Ce n'est pas une simple légende qui casque d'escargots la tête du Bouddha lorsqu'il reçoit l'illumination et la divine connaissance du monde sous le figuier de Bodh Gaya. Les escargots n'étaient-ils pas possesseurs des secrets de la vie primitive et de l'ultime sagesse? Si bien que ma joie fut grande lorsque j'appris qu'il existait un village hindou, au Sud du Népal, où les indigènes adoraient des ammonites fossiles sous le nom de Shâlagrâma, incarnation de Vishnou le dieu conservateur de la trilogie brahmanique.
 
« Une expédition s'organisa avec le concours du grand hindouiste français Charles Férou et du très savant moine hindou le Swami Bodha­nanda. Le village était situé au nord-ouest du Bengale, sur la rivière Gandaki qui s'écoule dans le Gandak, un des affluents du Gange. C'est donc par bateau que nous atteignîmes le lieu de nos recherches, perdu dans la jungle étouffante qui masque tant de ruines millénaires. Le Swami Bodhananda réussit à obtenir la confiance du Grand-Prêtre des Vishnou istes, qui nous conduisit en grand secret jusqu'au cimetière des ammonites sacrées.
 
Depuis longtemps, on connaissait des cimetières d'éléphants ainsi que les cimetières sacrés de chats, de crocodiles, de bœufs-apis chers à l'Égypte pré pharaonique. Mais c'était la première fois que l'on découvrait un cimetière d'ammonites géantes. Quelques splendides spécimens de très grand diamètre furent ramenés en F rance et ornent encore les salles de minéralogie de notre Muséum d'Histoire Naturelle. Le résultat de nos fouilles fructueuses fut décrit en détail dans le Bulletin de la Société Géologique de l'époque, et chacun peut en consulter la collection.
 
« Mais notre plus grande découverte fut tenue secrète. C'était une inscription en vieux sanskrit, gravée sur une table de pierre et plus ancienne que la civilisation de la vallée de l'Indus. On la fit remonter à près de 6 000 ans avant Jésus-Christ. Elle relatait l'origine du culte de Shâlagrâma. Après deux ans d'études incessantes et de recherches comparées, Charles Férou et le Swami m'envoyèrent la traduction définitive du plus vieux texte sanskrit connu, le « Shalagrâma-Purana », qui devait m'apporter une étonnante révélation.
 
Voici les versets importants de ce texte ésotérique, suivis d'une interprétation selon la Science contemporaine.
 
Dès que le feu fut éteint Shâlagrâma animé du souffle de Vishnou vint habiter l'Indus.
 
Sa descendance mortelle s'enferma dans les roches sacrées des temples et par de multiples réincarnations amena la venue de l'homme-sannyâsin.
 
Shâlagrâma porté loin de l'Indus par la divine lumière alla éveiller à la vie les autres mondes perdus dans la Maya universelle.
 
Une part de lui-même enfermée dans des nuages de soleils s'en fut aux limites de la création de Brahma pour l'accroître sans cesse.
 
Lorsque les temps seront accomplis, les êtres de lumière reviendront dans l'Indus avant de se réunir et il y aura de grands bouleversements.
 
Vishnou qui dort sur le serpent Cesha se réveillera.
 
Çiva détruira. l'ancien monde et un nouveau cycle naîtra de Brahma.
 
« Cette antique prophétie s'éclaire à la lueur des événements actuels.
 
« Qu'on pense à un être (un « Spiral ») dont la vie nécessite un support matériel spiralé.une coquille d'ammonite par exemple, et qui peut en rentrant à l'intérieur de la coquille détruire la partie qu'il n'occupe plus, et devenir aussi petit qu'il le faut pour se faire véhiculer par une onde lumineuse. On conçoit que s'il puise l'énergie suffisante directement dans l'espace qui l'entoure, il peut devenir de plus en plus grand et accroître sans cesse sa vitesse selon les prévisions de la relativité, jusqu'à être semblable aux nébuleuses spirales qui s'enfuient de plus en plus aux bords de notre univers fermé. Ces propriétés de masse, de volume et de vitesse variables lui permettent aussi de voyager dans le temps, qui se ralentit lorsque sa vitesse se rapproche de celle de la lumière et s'accélère lorsqu'elle diminue.
 
« Ce« Spiral» et l' « être de lumière » adoré dans l'ammonite géante sous le nom de Shâlagrâma ne font qu'un. Les Spi rals sont venus porter la vie sur la terre, puis sur les autres planètes. Certains d'entre eux se sont espacés pour partir en éclaireurs aux limites de l'univers. Maintenant ils envahissent à nouveau la terre pour se regrouper. Ils se sont insérés dans les tourbillons du vent, les coquilles des escargots actuels, puis des cérithes du calcaire. Ils ont occupé les sillons des disques, les volutes des cors de chasse. Ils ont enfin pris possession des ressorts spiralés contenus dans les mécanismes d'horlogerie et les instruments de mesure.
 
« Que nous réservent les jours à venir? Ne peut-on communiquer avec ces êtres dont nous sommes issus et qui sont immortels? Que les hommes restent vigilants et attentifs; les Spirals peuvent être cause de notre mort comme de notre renaissance! »
 
Les explications d'Horace Volnet furent acceptées faute d'une meil­leure théorie, le monde attendait dans l'angoisse la suite des boulever­sements imprévisibles qui l’avait si durement atteint et transformé. Il fut impossible de communiquer avec les Spirals, leurs manifestations étaient trop étrangères à toute culture humaine. Ils se contentaient d'envahir toutes les formes spiralées existant sur terre. Leur dernière manifestation fut la plus spectaculaire: elle s'attaqua à l'homme.
 
Un beau matin les hommes se retrouvèrent tête en bas, essayant de marcher sur les mains pour rétablir leur habituelle vision des choses. Les Snirals s'étaient logés dans le labyrinthe osseux de l'oreille interne, perturbant gravement le siège de l'équilibre. Cette situation extrêmement désagréable paralysa toute activité. Aucune machine n'était conçue pour être manœuvrée la tête en bas. manger était tout un problème. le sang descendait à la tête ... Heureusement le casque à lunettes prismatiques permit de redresser la situation: mais lourd, disgracieux et très gênant ce n'était qu'un dérisoire palliatif. Le salut vint encore une fois du sexe faible, pour qui fut créé le chapeau en hélice. Le Spiral déserta le labyrinthe humain pour se loger à l'étage au-dessus, dans le bibi hélicoïdal plus vaste. et tellement plus esthétique.
 
Un Congrès extraordinaire de tous les savants se réunit à Genève, avec la participation des anciens chefs d'armée et généraux qui s'occupaient à présent de vovages intersidéraux et d'immigration sur les autres planètes. Après avoir entendu les diverses communications, le Comité Scientifique Mondial de l'Organisation du Monde Uni vota à l'unanimité la motion de clôture suivante:
 
« Le C.S.M. de l'O.M.U. réuni à Genève en Congrès extraordinaire et considérant l'urgence de la situation présente,
 
« Étant donné que les Spirals sont considérés comme indésirables et qu'aucun contact valable n'a pu être établi avec ces êtres inconnus,
 
« Vu qu'ils recherchent des résidences épousant leur forme et de préférence spacieuses et agréables, où ils puissent se réunir.
 
« Propose la construction d'un immense labyrinthe spiralé dans le cratère lunaire de Tycho-Brahé par le Service Mondial du Relogement Intergalactique qui dispose des anciennes armées et des budgets de guerre reconvertis. »

Copyrigth 1958 Satellite and Pierre Etevenon