Le potrait de Libération
Soeur de. Femme de. Fille de. Exister sans eux. Hors d'eux. Avant et après eux. Ni aux côtés, ni en retrait, ni dans l'ombre. Exister comme eux. Noëlle Châtelet est la soeur de Lionel Jospin, Premier ministre. Elle est aussi la veuve de François Châtelet, philosophe. Mais elle est avant tout écrivain, universitaire, moraliste. Elle travaille sur la pesanteur des corps, la tyrannie des apparences ou le plaisir de vieillir. Elle appartient à des jurys littéraires, préside la Maison des écrivains, anime des ateliers d'écriture. Elle a sa notoriété solitaire et son aura propre dans le monde intellectuel. Avant, elle fut aussi actrice pour Marguerite Duras, amie lesbienne de Romy Schneider dans le film la Banquière ou préfacière de Justine ou les Malheurs de la vertu, oeuvre du charmant marquis de Sade. «Pendant vingt et un ans, j'ai été la femme de Châtelet. Maintenant, je suis la soeur de Jospin.» C'est dit sans agressivité, sans rien céder de ses tendresses, mais en s'interrogeant honnêtement sur l'ambiguïté de l'intérêt porté à son oeuvre. François avait dix-neuf ans de plus qu'elle et était son prof en hypokhâgne. Lionel est de sept ans plus vieux et est l'aîné des garçons. Malgré l'importance de ses mandats dans la république des lettres, malgré l'autorité de ses avis sur la beauté standardisée ou le tabou de la sexualité des vieux, Noëlle, 53 ans, garde des anxiétés de jeune étudiante tôt épousée, des admirations de petite dernière exaltée par les réussites des grands.
Son visage inentamé témoigne de ce temps arrêté. Dans ses derniers romans, la dame-fille à la crinière de lionne timide et à l'étonnant chemisier léopard met en scène des femmes qui, pour s'opposer au culte de la performance et à l'obligation de la séduction, accélèrent leur renoncement, revendiquent leur fatigue, touillent leur mansuétude envers elles-mêmes et envers les autres. Ces fictions sociologiques qui veulent réinventer les contes philosophiques du XVIIIe siècle semblent être les talismans qui, façon Dorian Gray, la préservent des rides et des dérélictions. Plus elle écrit «contre l'impérialisme de la beauté et de la jeunesse» et plus elle semble bénéficier de leur magnanimité. Elle explique cela par le deuil accompli. Ce mari mort qui lui disait: «J'aime ce que tu vas devenir» lui aurait légué «le droit à une deuxième vie», à une seconde jeunesse. On peut y voir aussi un refus des temps de lui permettre de «déserter», de «déposer les armes», une rouerie du destin qui l'obligerait à continuer à plaire, une farce de la fatalité qui l'empêcherait de grandir quand elle voudrait vieillir.
Adolescente, avec Lionel, elle vit à distance. Elle est pensionnaire. Dortoir de 120 filles, levée aux aurores, études derrière les pupitres encaustiqués, assise dos bien droit. Depuis, elle écrit dans son lit, «dans la chaleur, dans l'inconvenance, dans le prolongement de la nuit». Châles, bouillottes, thé, porte fermée mais fenêtre ouverte et téléphones qui sonnent sans perturber. En classe, elle se débrouille en rédaction, est première en gymnastique (athlétisme, natation) et surtout en récitation. Ensuite, l'enfant docile échappe à sa famille et change de maître. 1970. Lionel devient un des sabras du PS. Elle élève son fils, tourne pour la télé les Buddenbrook d'après Thomas Mann, enseigne, soutient sa thèse (mention très bien) devant Roland Barthes et Gilles Deleuze. «Je n'étais nulle part. Personne ne me prenait au sérieux. J'avais besoin de passer d'une activité à l'autre», explique celle qui avoue pourtant: «Je n'aime pas flirter avec les choses. Ni avec les gens.» 1980. Lionel prend la direction du PS. Leurs relations sont proches mais sans excès. Un permanent du PS: «Lionel cherchait la respectabilité et ne savait biaiser avec son puritanisme. Noëlle, elle, avait une réputation un tant soit peu sulfureuse.» 1990. Le deuil de Noëlle et l'hyperthyroïdie de Jospin fendent les armures. Le même permanent: «Parfois, on la voit qui vient se lover contre lui. Comme si elle cherchait sa protection. Et désormais, il l'accepte. Comme si sa maladie lui avait permis de prendre les choses plus naturellement, plus simplement.» La présidentielle de 1995 les rapproche. Elle dit: «Tu sais, je connais du monde. Si tu as besoin de moi...» Elle lui ouvre son carnet d'adresses et participe à la constitution du comité de soutien. Elle appelle ses amis intellectuels, artistes. Et tombe parfois de haut devant les esquives ou les affronts. Un proche: «Elle en chialait.» Elle découvre les duretés de la politique: «Très difficile, très ingrate, très violente. On y est parfois dépossédé de soi.» Elle n'en boude pas les exaltations: «C'était un moment étrange. Je n'étais plus moi-même. Il y avait de l'affectivité mais aussi de la solennité. L'enjeu était grave et terrible.» Mais elle tâche de garder intacte cette émotion de petite regardant le grand frère postuler à des fonctions majeures. Elle craint les gaffes, tente de parler de lui sans lever trop le voile. Il salue ses efforts d'un: «Merci pour tes travaux d'humanisation.»
Été 1996. L'affaire des sans-papiers la met en porte à faux. Il lui faut justifier la prudence de son frère quand elle aurait bien haché menu les Pasqua-Debré. Un conseiller de Jospin: «Elle en est sortie meurtrie.» Aujourd'hui, voix commençant dans l'assurance professorale et le déroulé argumenté et découvrant parfois des «attention, fragile» inattendus, elle refuse de commenter les lois sur l'immigration ou le budget de la Culture. Elle sourit: «Je suis interdite de politique.» Elle qui dirigea sporadiquement l'Institut français à Florence («J'étais une princesse dans une prison dorée») vit l'exercice du pouvoir comme une perte de liberté. Elle dit: «Le seul pouvoir que j'ambitionne, c'est d'émouvoir les lecteurs.»
Sa prise de distance actuelle envers Matignon tient plus à un refus du mélange des genres qu'à un désaccord politique. Noëlle Châtelet ne sera pas la soeur abusive du Premier ministre, la parente sans gêne qui met son grain de sel partout, qui fait et défait les coteries et qui réclame sa dîme. Parce que c'est elle, parce que c'est lui. Et parce que les femmes-emblèmes des hommes de pouvoir les racontent parfois autant que leurs épouses. Mitterrand-le-secret avait Mazarine qu'il cachait. Chirac-l'indécis a Claude qui le cornaque et le protège. Jospin-le-rigoriste a Noëlle qui est aussi jalouse de son indépendance qu'il s'applique à faire assaut de vertu citoyenne. Il boucle le budget de l'Etat, il réfléchit sur le passage aux 35 heures, il tente de prouver que l'équilibrisme de gauche n'est pas un pragmatisme ambidextre. Elle écrit, elle enseigne, elle colloque. Et dans sa maison gothique près de Pigalle, elle tente de deviner quelle sorte de vieille dame elle sera. Elle dit qu'elle est ébahie de se voir vieillir aussi lentement mais que «la souffrance que cause la société du paraître» la met en colère. On oublie de lui demander si elle s'inquiète de devenir une femme fanée en une nuit, comme certains se réveillent avec des cheveux blancs. Elle avoue qu'elle aurait aimé tourner avec Renoir ou avec Losey. Elle chérit les femmes-fantômes blondes et vides que peint Delvaux mais sait que sa chevelure-casque la renvoie aux préraphaélites, à Klimt. Elle se souvient que, dans l'enfance, tout le monde faisait la vaisselle. Les frères comme les soeurs.
Noëlle Châtelet en 8 dates 16 octobre 1944.Naissance à Meudon.
1979. Introduction et notes à Justine ou les Malheurs de la vertu de Sade.
1980. Actrice dans la Banquière, film de Francis Girod.
1987. Histoires de bouches (Mercure de France), Goncourt de la nouvelle.
1989-1992. Directrice de l'Institut français de Florence.
1995. Constitution du comité de soutien à son frère Lionel Jospin, candidat à la présidence de la République.
1996. La Dame en bleu (Stock), roman.
1997. La Femme coquelicot (Stock), roman.