Mathias Lair
Il y a poésie (40)
 
Le corps du poète
 
Des corps, il en est de toutes sortes. L’habituel, l’anatomo-médical, fait de tendons, de viande fraîche et d’hémoglobine ; le corps astral, cher aux adeptes de l’au-delà… nous le leur laisserons pour nous arrêter un instant au corps imaginaire, celui que nous le ressentons : tel se voit pachyderme avec jambes hydropiques, tel autre se sent poulet, avec de grandes pattes, des esquisses d’épaules équipées de moignons (impossible de voler !)… Sans compter le corps de langage, commencé dès avant la naissance dans le prénom qui nous désigna ; créé par la maternelle verbigération dans laquelle nous baignâmes dès notre naissance, et même avant, laquelle commenta chacun de nos gestes, donnant un sens à ce qui n’en avait pas encore… Notre moi est une infusion de ces verbiages en quoi nous voulons bien nous reconnaître : nous voilà identifiés !

Mais il arrive que ça ne marche pas. Ce corps est troué, mal fait, voire inexistant. Nous avons le sentiment de ne pas être, pas assez…  voilà le motif d’écrire ! Se refaire le corps, le doter d’une chair nouvelle, d’une histoire, d’un style, lui donner du sens afin de l’irriguer… Telle fut la recherche d’Antonin Artaud. Bernard Noël dit quelque part qu’on écrit pour se donner un nom ; je dirais le corps d’un nom qu’on n’avait pas, pas tout à fait.

Dès lors, pourquoi ne pas considérer le poème comme le corps de son auteur ? Certains l’ont incisif, ou évanescent, rythmé, bien balancé, atone, bavard, elliptique, exhibé ou pudique, essentiel…

Le corps du poème
 
Le poème est affaire de tagada : le rythme, d’abord le rythme ! D’abord celui de la primordiale cavalcade de la conception (effrénée, on espère), puis celui du cœur maternel (goûter les variations dans la permanence, padoum, padaboum), puis celui du pas de la porteuse sur le trottoir (le fœtus à chaque fois caressant la paroi), sans compter les clapotis de la digestion (glissements, arrêts, reprises), juste à deux pas… L’environnement aussi y contribue : est-ce un hasard si le galop de l’alexandrin disparait avec le cheval ? Le vers libre apparait au temps de la machine à vapeur, du moteur à explosion – dont il est plus difficile de distinguer le tempo. Ainsi s’inscrit le rythme – les rythmes qui prennent le poème au corps.

Un poème sans rythme est une idée de poème, pas plus. Car l’idée ne fait pas un poème, mais un discours. Il ne suffit pas d’aller à la ligne avant le bout de page : cette manière peut avoir un effet sur le sens, elle ne fait pas danser le vers ; ce qu’on peut encore appeler ainsi quand rythme il y a.
On parle en musique de pulsation, ce n’est pas pour rien ! Dans le jazz, le rythme musical se répète, mesure après mesure, comme faisait le vers classique. Le saxophoniste que j’essaie d’être doit non seulement marquer le rythme, mais aussi se situer dans les mesures.

Dans la poésie dite en vers « libres » (mais pas libérée de tout !), l’enjeu est de taille et souvent mal perçu. Il faut réinventer un rythme souvent fait de variations, ce qui rend l’exercice difficile. Dès qu’on perd la pulsation, on retombe dans une prose découpée en morceaux, selon les retours à la ligne. On est alors réduit aux jeux de signification. C’est beaucoup mais, pour moi, cela ne suffit pas à faire un poème. 

Paru dans la revue Décharge n°162