Mathias Lair
Il y a poésie (45)
 
extase et poésie
 
La lecture du livre de Jean-Claude Bologne, « Une mystique sans dieu »[1], m'amène à cette question : et si l'expérience dite mystique était au fondement de la poésie – du moins de la poésie que j'aime, que je qualifierai volontiers de contemplative ? Par ce mot de mystique (débarrassé de ses consonances religieuses), Bologne entend une expérience abrupte de dépossession de soi, qui peut s'emparer de n'importe qui. Soudain, et très physiquement, le monde disparaît, on pourrait aussi bien dire qu'il apparaît sous une autre lumière, on bascule au néant, dans un mélange de jouissance et d'effroi. Cela peut durer quelques instants seulement, se répéter ou non, l'évidence est là : dans cette expérience d'une présence vide, qu'on pourrait appeler instase plutôt qu'extase, une certitude informulable a été posée, elle est fondatrice d'une nouvelle vie où la mort de l'animal que nous sommes ne fait plus peur. Elle peut être provoquée par la lecture d'un poème, de Mallarmé pour Bologne, mais aussi par la nature, le désir amoureux, une musique… à chacun son illumination ! C'est une heureuse dévastation qui laisse sans mot pour la formuler comme pour se reconstruire. Pour combler cet abîme, celui qui a traversé ce que Georges Bataille appelle une « expérience intérieure » a souvent recours aux dogmes établis, le plus souvent le religieux, associant alors celle-ci (à tort) à une transcendance. Bricoler avec les discours prêts-à-porter, voilà une faiblesse que l'on peut comprendre. Car il est urgent, parfois vital, de mettre des mots sur ce qui ne peut en avoir. L'écriture, et la poétique par excellence, peut avoir aussi cette vocation.
 
Cette expérience où, un bref instant, on est absolument, intransitivement (mais on pourrait aussi bien dire qu'on n'est plus), survient selon des modalités propres à chacun. Pour Rimbaud c'est une aube d'été, pour Baudelaire cela s'appelle l'ivresse, pour Marcel Proust le temps retrouvé dans la saveur d'une madeleine, pour Romain Rolland le sentiment océanique, pour Breton l'explosante fixe, pour le Roquentin de Sartre la nausée, pour Ionesco une lumière, pour Jaccottet les dieux…
 
On ne s'étonnera donc pas du caractère énigmatique que l'on reproche parfois au poème, puisque sa visée est de dire le mystère de l'évidence éprouvée. Il ne faut pas moins que le temps d'une vie pour tenter d'approcher la chose, sans y parvenir vraiment.  
 
J'avais déjà évoqué cette question dans le n°8 de cette chronique, en 2006, sous le titre "Tentation". Je craignais alors que cette expérience, pour moi du voir-et-sentir absolument, me fasse dériver vers le religieux, que je considère comme une folie dangereuse (cf croisades, inquisition et autres persécutions passées et présentes). Jean-Claude Bologne aide à sortir de cette impasse.   
 
 
Paru dans la revue Décharge


[1] Chez Albin Michel.