Du scientisme en esthétique post-moderne
Du scientisme en esthétique post-moderne
Autour de Van Gogh, un paradigme, de Roger Laporte[1]
L’art, la mimesis : nous autres, post-modernes, savons que le réel est inaccessible. Nous n’en percevons que ce que nous en faisons ; biologiquement comme culturellement. Nos catégories de perception ne peuvent que découper dans le réel une réalité : dans les ondulations de la matière, nous instaurons l’ordre du son et renvoyons le reste (infra sons, ultrasons) à d’autres registres, ou au néant. De même, nous attribuons un sens, ou un non sens, à chaque événement psychologique ou social.
En art, on peut mettre l’accent sur le réel ou la réalité (c'est-à-dire notre activité corporelle-mentale, difficile de faire une distinction). On suppose (à tort) que la peinture figurative fait dans le comme-si du réel ; comme si le peintre n’y était pour rien — à tel point que la photo aurait ruiné le fantasme de la mimesis en peinture, l’obligeant alors à chercher d’autres voies.
Ainsi le tableau fluctue entre ses deux dimensions de pur reflet et de mise en forme, avers et revers indissociables. A tel point qu’un peintre soi disant abstrait est en position d’affirmer, comme il le fait parfois, que lui aussi figure… Le juste milieu (s’il existait) étant tenu par l’abstrait lyrique, à qui l’on devrait réserver le qualificatif d’impressionniste — puisqu’il cherche à capter le moment même du passage du réel à la réalité : l’impression sur la rétine mentale, du moins ce qu’elle en rend.
Pour Roger Laporte, le peintre Albert Ayme travaille du côté de la réalité : ce qu’il appelle le calcul de la toile[2]. Au travers de son propos, il montre (ce n’est sans doute pas son intention) comment un mythe moderne travaille l’artiste : le scientisme et les idéaux qu’il soutient, principalement le phallocentrique. Suivant les voies indiquées par Albert Ayme lui-même, et sans doute aussi par goût du paradoxe, il va en chercher le paradigme chez Van Gogh, le peintre le plus éloigné d’une démarche qu’il qualifie ainsi : le calcul sec, le travail abstrait. Il lui suffit pour cela de confondre, à la mode scientiste, penser et calculer. Amalgame qui apparaît avec la naissance des sciences modernes. Pour Hobbes, déjà, la raison n’était « rien que calcul ».
Cette méthode, selon Roger Laporte, serait portée à sa perfection par Albert Ayme[3]. Avec lui, la création deviendrait fabrication. En fait, le refoulement de la référence théologique n’est là, on le verra, que pour assurer son retour sur terre, sous une forme consolidée par son masque « scientifique ».
La fabrication, nous dit Roger Laporte, est un processus en trois étapes — où sans doute l’intelligence de l’artiste s’identifie à celle du divin géomètre de Descartes. Clarté de la volonté, logique, méthode : telles sont les qualités du peintre déroulant ce que les organisateurs industriels appellent le process : pure conception d’un programme, construction d’un diagramme, mise en oeuvre de ce dispositif ou peinture.
1 – Pure conception d’un programme : par conception faut-il sans doute entendre ici « concept », lequel renvoie à l’intelligence, plutôt que « conception », qui évoque les basses œuvres de la génération et de la parturition. C’est dire que la conception ici envisagée est celle d’un esprit, à l’image d’un dieu biblique concevant seul et par la parole, hors sexualité, sans l’aide d’une quelconque déesse maternelle. D’où l’insistance sur la pureté, évidemment phallique.
Quant au programme, il est, si l’on en croit l’étymologie, ce qui est avant même la lettre. C’est la pureté d’un projet avant même qu’il soit jeté sur papier. Pureté du sans chair, obsession masculine (qui se distingue de la féminine, qui la trouve dans la chair) portant la marque de la phobie du viscère maternel incestueux.
Le programme, c’est aussi le code qui va générer des objets concrets. Le programme connote un sérieux technique détenant une puissance virile générative, génétique ou informatique, selon les modes du jour.
2 – Construction d’un diagramme : c’est l’incarnation de l’esprit, le moment il passe dans le concret d’une lettre tracée. C’est le plan, le dessin dans lequel l’architecte vient consigner l’idée, qui quitte alors son ciel. Hélas, il le faut bien…
3 – Reste la mise en oeuvre du dispositif ou peinture. C’est, commente Roger Laporte, la phase la moins importante, la moins créatrice, dans la mesure où elle est seulement la stricte conséquence, l’application pratique des phases antérieures. Cette phase est réalisable par n’importe qui, elle n’est que l’exécution du programme. C’est en ce dernier seulement qu’on trouve la marque de l’auteur, c'est-à-dire de celui qui donne le jour.
Il est étonnant de voir combien cet exposé manifeste le mythe phallocratique, selon lequel un pur esprit concepteur (bien sûr masculin) confie les taches matérielles de la mise au monde à un exécutant sans qualité. Tout est dans la graine, l’utérus est une terre qui fait le sale boulot…
Tel est le plaisir de l’artiste : celui qu’éprouve l’intellect lorsqu’il comprend, lorsqu’il voit tous les rouages de la machine, lorsqu’il saisit tellement bien tout le fonctionnement de l’horloge sérielle que rien ne reste dans l’ombre. Le plaisir d’une parfaite maîtrise, dit Roger Laporte. En effet, il décrit bien ici la tentation totalitaire, qui ne peut s’exercer qu’en transformant le réel en calculateur (modèle des sciences du XXème siècle), en machine (modèle des sciences du XIXème siècle), ou en horloge (modèle des sciences du XVIIIème siècle). Il manifeste ainsi la collusion existant entre la volonté de toute-puissance et le projet des technosciences.
Plaisir seulement. Quelque chose échappe à cette maîtrise organisée, dont on a reconnu le caractère masculin. C’est la jouissance, dit Roger Laporte, qu’il repère également dans le travail d’Albert Ayme, et décrit dans un vocabulaire cette fois féminin : le peintre ferait des trois couleurs primaires une matrice qui génère une monstrueuse prolifération… Il s’agirait du triomphe de l’irrationalisme (bien sûr !), d’une jouissance qui est une sorte d’extase, qui donne donc du plaisir, mais un plaisir inquiétant car le sujet, attiré par un abîme vertigineux, se perd ou du moins un instant s’évanouit.
Il n’est pas question d’en rester à cette perte de soi. S’il faut en passer par l’abîme inquiétant de la matrice, c’est en le contrôlant. En maîtrisant le matériel de base (les trois couleurs justement appelées primaires) grâce à un programme et un diagramme, comme nous avons vu ; en limitant ses formes verbales, dit Roger Laporte (propre également à la démarche scientifique) ; en intégrant l’aléatoire pour l’empêcher de produire ce n’importe quoi, n’importe comment, qui rend le hasard haïssable — donc en abolissant le hasard par le calcul d’une martingale, cernant ainsi tous les coups de dés probables.
Jean-François Lyotard trouve dans l’œuvre d’Albert Ayme une nouvelle légitimation de l’art. En effet, la tradition a décliné : l’art n’est plus la voix du maître divin, il n’est plus la vérité révélée par un prophète (Baudelaire, fin du XIXème). Deux guerres et quelque génocides ont eu raison de cette posture. Abandonnant le mythe théologique, l’art tend à trouver une nouvelle légitimation dans le mythe scientifique, comme Roger Laporte nous le montre à propos d’Albert Ayme. Est-ce souhaitable ?
Le mythe scientifique a une origine lointaine que Dany-Robert Dufour décèle dans le pythagorisme[4]. La formule pourrait en être la suivante : devenir immortel par la science des nombres. Ainsi la rationalité qui fonde toutes nos sciences est-elle nouée dès l’origine à un voeu de toute puissance ; un refus de toutes les castrations où l’on peut déceler la marque du narcissisme primaire dont la formule pourrait être l’énoncé divin : « je suis ce qui est » ; tautologie de l’autofondation que l’on peut qualifier avec Dany-Robert Dufour de folie unaire.
Devenir un dieu, au-delà des castrations de la mort et de la différence sexuelle, tel est le fantasme qui travaille la science, régulièrement énoncé depuis la naissance des temps modernes :
- Chez Thomas Hobbes, pour qui l’homme peut devenir comme dieu grâce à son génie technicien : « la nature, qui est l’art pratiqué par Dieu pour fabriquer le monde et le gouverner, est imitée par l’art de l’homme, qui peut, ici comme en beaucoup d’autres domaines, fabriquer un animal artificiel » écrit-il dans son Léviathan.
- Chez Newton, ce « nouveau Moïse » à qui furent montrées les tables modernes de la loi, désormais scientifique : « il n’est de processus naturel, qui ne soit produit par ces puissances actives, attraction et répulsion, qui règlent le cours des astres et des choses » écrit-il dans l’Optique.
- Dans l’économie scientifique qui régira (bientôt) le marché, et dans notre biologie moderne qui (bientôt) reproduira la vie…
Partout ce plaisir absolu de la maîtrise totale par le pur esprit que nous décrit Roger Laporte. Projet de vie, ou projet de mort ?
Si le rôle de l’art fut longtemps de rendre sensibles le dieu et la loi du Un, si sa mission fut de théâtraliser le symbolique pour qu’il marque les chairs, comme le suggère Pierre Legendre, peut-être son rôle aujourd’hui est-il de marquer l’insistance du Réel ; de rappeler que la loi (dont la loi scientifique) rate toujours quand elle a comme projet de devenir la totalité ; que par elle, alors, se profile la figure obscène et féroce de l’omnipotence ; que ses impasses doivent être identifiées, sous peine d’une innocence mortelle : celle même de l’artiste perdu dans la postmodernité, trouvant dans les promesses des technosciences la béquille qui lui permet, au fait d’une maîtrise calculée, de développer un geste virilement et industriellement créateur.
Tâche impossible mais nécessaire de l’artiste : faire résonner le Réel. Non pour jouir de sa cécité ou de ses déchaînements, mais pour laisser entendre le besoin d’une loi symbolique qui ne soit pas le tout, mais constitue plutôt les filets d’une réalité construite : ses mailles trop lâches pour capter le Réel le rendent néanmoins vivable — plutôt que de reconduire à pas couvert la pulsion de mort, comme le font le phallocentrisme et le scientisme, ces deux alliés.
Mathias Lair
Publié dans la revue Passage d’encres n°26
[1] Publié dans le n° 11 de la revue il particolare
[2] Les mots en italique sont de Roger Laporte
[3] Précisons que, pour notre part, l’évidente beauté des toiles d’Albert Ayme échappe aux théories de Roger Laporte comme à celles du peintre. Les toiles sont autres que ce qu’il a voulu en programmer. Une leçon apportée, comme toujours, par un Autre dont on ne saura rien dire — que l’on pourra seulement commenter.
[4] Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes, Denoël, 2005