Critique d’Ainsi soit je – 4
Revue EUROPE n°1043, mars 2016
Mathias Lair : Ainsi soit je (La rumeur libre, 15 €)
« Le sujet meurt avant d’atteindre le verbe », écrivait Samuel Beckett, et il semble bien que ce soit le propos du recueil et de son auteur de s’approcher du verbe alors que rien, apparemment, ne les y prédisposait. C’est là que l’originalité du titre - Ainsi soit je - et la dérision qu’il soulève, prennent tout leur sens, tentant d’incarner, de faire advenir le « connais-toi toi-même », et de dépasser son acception religieuse originelle pour l’intégrer aux investigations psychiques. Matthias Lair, poète, va aux zones d’inconfort du langage et l’intégralité du livre en rend compte, dans sa thématique comme dans sa formulation.
Dès l’abord, l’Ainsi soit il de référence et de détournement, décale judicieusement le pronom personnel, le mesure à la fragilité de l’Enfance – troisième section du recueil – de la dépendance au il, en l’occurrence au elle maternel, avant de pouvoir doucement glisser au je, l’achoppe aussi à la mort, « l’arcane sans nom », souvenons-nous de l’Ainsi soit il conclusif de la prière après son « et à l’heure de notre mort ». Et « Les yeux blancs de la morte » qu’évoque M. L., que représentent-ils si ce n’est à la fois l’enfance, la mère, la langue maternelle et enfin la page blanche ? Peut-être est-ce pour cette raison que l’auteur nomme progressivement le « végétant », le « végétal », auxquels aurait pu s’adjoindre le vagi(ssa)n(t), toutes formes de vie sans existence et parole propres ni même simplement reconnues ; dans cette optique encore qu’il narre une naissance strictement sexuelle – « sous-jet », note-t-il – la naissance réelle du sujet ne se produisant que lors du passage du « cri » à « l’é / cri », disposé sur deux vers, à la page 73, presque la dernière du recueil. « On écrit de ne pas posséder la langue qui donne identité », précise-t-il. Et qu’est-ce que serait cette langue d’identité ? Il semblerait qu’elle se construise de la spécificité du langage poétique, premier quelle que soit la forme littéraire qui lui sera donnée par la suite. En quelque sorte, interrogeant la langue et ses effets sur le sujet, il enclenche le processus récitatif. A cet égard, les pages liminaires du recueil fonctionnent comme un prologue au cours duquel l’auteur-acteur s’avance masqué : « Je marche je comprends, je sens, marcher consiste à déployer ce qui monte », mais qui, pour une part, reste encore dans l’indicible, dans la formation embryonnaire, dans, néanmoins, ce qui « n’a de raison que d’être ».
Le rythme saccadé de l’écriture, suivant celui de la marche, comme en témoignent successivement « respir / expir », « entre l’ou- et le –bli » , « pour parler à mon pas », pour ne citer que ces extraits, rend compte de la double quête de la langue et de soi comme si la question fondamentale et complexe à poser était bien :
Où suis-je ?
là bas ou là dedans […]
je vois d’où je vois »,
Interrogation qui serait incomplète sans la spatialisation du texte, sans les blancs de l’ « expir » et du tâtonnement. Dans quel détour de langue « Être ce lieu / aveugle du passage / d’une sève en soi » ?, dit avec pertinence M. L. Il est alors intéressant de noter aussi la brèche qui apparaît visuellement parlant entre les deux colonnes de textes : si elle induit le silence voire le vide, elle permet tout autant un double jeu (je) de lecture, une verticale, celle de l’origine, de la « plainte » et de la « douleur », ce « nom arraché » ; une horizontale, celle de l’«expansion ». Cependant, en dépit de la brèche, du blanc, peu à peu des ramifications adviennent que les tirets matérialisent, qu’un vers plus long dessine, qu’un emboitement de colonnes confirme, comme si, effectivement, ce ne pouvait être que de tels jeux (je) de construction, que l’équilibre du langage s’érigeait et que dans « les lombes / attend le signe » permettant au sujet de se tenir debout. Dès lors le recueil a agi contre la castration de la parole et en écho à l’ironie du titre, la vision de la mère et de « son ridicule sourire d’édentée » rend tout pouvoir de profération au poète, donne identité poétique au langage contre la langue maternelle et contre tout usage utilitaire voire sépare du « bavardage romanesque ».
Chantal Danjou