Secrets de Pulcinella, un emblème de Naples
Mais qui est vraiment Pulcinella? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le Polichinelle de la Commedia dell’arte, et même la marionnette française, n’ont en commun avec le Pulcinella napolitain que le nom. Pulcinella sommeille en tout Napolitain et, comme lui, a l’art de concilier les contraires. C’est un personnage clé, un emblème de la culture parthénopéenne.
Les théories foisonnent autour des origines de Pulcinella (Pullecenella, en napolitain), mais il reste mystérieux ce personnage qui est le plus «imité» au monde, en ce sens qu’à partir du XVIIIe siècle, on voit apparaître Punch en Angleterre, Polichinelle en France, Karagoz en Turquie, don Cristobal en Espagne, Hanswurst en Allemagne, Kasperle en Autriche, Toneelgek en Hollande, Petruska en Russie et j’en passe…, toutes des contrefaçons, puisqu’ils ne lui ressemblent que dans la forme.
- Pulcinella à la mandoline
Pour revenir à l’original, nombre de chercheurs le font remonter aux personnages des Atellanes (pour en savoir + voir 1er encadré en bas de page). Vers 1620, c’est un acteur de Capoue, Silvio Fiorillo, qui le rend célèbre, en l’introduisant dans la naissante Commedia dell’arte. Mais avant de brûler les planches, Pulcinella appartenait depuis la nuit des temps au peuple, qui en avait fait un catalyseur de symboles qui se sont superposés et entremêlés au fil des siècles.
Né probablement en milieu rural avant de devenir citadin, il serait une synthèse de Maccus et Kikiricus, deux personnages des atellanes, comédies paillardes inventées par les Osques [1], qui les représentaient au cours des fêtes agricoles. Sur une peinture retrouvée à Pompéi, une des figures ressemble en effet beaucoup à Pulcinella.
- Peinture à Pompéi. On reconnaît le masque noir de Pulcinella en bas.
Cette «maschera» est l’objet d’une foule d’interprétations très disparates. La plus fiable, à mon modeste avis, appartient à Roberto De Simone, une sommité en matière de traditions campaniennes. Ce chercheur génial, auteur d’ouvrages uniques en leur genre, affirme que Pulcinella représente en tout point le monde populaire napolitain qui, depuis des millénaires, exorcise ses angoisses existentielles en inventant des symboles, des danses et, en l’occurrence, un personnage.
Pulcinella, parmi ses mille facettes, en possède aussi une qui est loin d’être drôle: son masque noir au nez crochu d’oiseau, son teint spectral, ses difformités et sa casaque aussi blanche qu’un linceul se rattachent à l’au-delà, tout comme sa voix nasillarde, caquetante, qui n’est pas humaine. Et c’est justement d’une voix non humaine que l’on pouvait communiquer avec les morts…
- Pulcinella sortant de l’œuf des frères Scuotto
Par ailleurs, son nom si ressemblant à pulcino (poussin) confirme son origine, et comme un poussin, il est représenté en train de sortir d’un œuf; c’est ainsi que se referme le cercle puisque la poule est l’animal sacré de Perséphone, reine des Enfers.
L’œuf est un symbole très fort à Naples, c’est une sorte de Palladium, un “totem” auquel le destin de la ville serait lié. La légende raconte que Virgile aurait caché un œuf dans les souterrains du Château de l’Œuf (Castel dell’Uovo) à Santa Lucia (quartier de Naples où le corps de la sirène Parthénope aurait été trouvé). Ainsi Pulcinella qui sort de l’œuf représente également la naissance du peuple napolitain de l’œuf originel que la sirène, femme-oiseau, aurait laissé avant de mourir.
Pulcinella incarne par son aspect la mort et les malheurs de l’humanité, mais il les conjure par son bonnet en forme de corne d’abondance et ses pitreries.
Les rôles qu’il joue sont aussi nombreux que les défauts et les qualités d’un peuple, car Pulcinella est la contradiction personnifiée, à la fois drôle et tragique, naïf et malin, gentil et méchant, riche et pauvre, lâche et courageux, désespérément stupide et étonnamment débrouillard. Il n’en reste pas moins qu’il réussit toujours à renaître de ses cendres, à l’instar de tout bon Napolitain, capable d’exercer n’importe quel métier, d’en inventer même pour survivre aux invasions étrangères, aux guerres incessantes, aux colères du Vésuve...Comme disait à juste titre Benedetto Croce, «Pulcinella n’est pas un personnage, mais une collection de personnages».
Son ambivalence intrinsèque et totale s’inscrit à merveille dans la culture napolitaine où la dualité règne. Il a une amoureuse et se montre parfois lubrique, mais son nom se terminant par un A sonne féminin. De plus l’iconographie le représente parfois en train d’accoucher de petits “clones” qui sortent de sa bosse: il résume ainsi le mythe de l’hermaphrodite, une constante dans la culture napolitaine. D’ailleurs, pour les alchimistes, l’hermaphrodite est l’être parfait, étant la synthétise du masculin et du féminin, et donc de l’univers.
- Pulcinella éternellement affamé
Il a un gros ventre, allégorie de la maternité mais de la famine aussi, car Pulcinella est éternellement affamé. Il ne rêve que de macaronis, histoire d’affirmer ses origines rigoureusement napolitaines. Puis, soudain, son ventre se transforme en signe d’opulence et on le voit se gaver de longues pâtes fumantes qu’il attrape à pleines mains pour les enfourner dans sa bouche: c’est ce que faisaient les pauvres d’autrefois quand, dans les rues de Naples, on vendait des macaronis bouillis saupoudrés de fromage râpé.
Malgré cette marque identitaire indélébile, pour le grand réalisateur romain, Maurizio Scaparro, Pulcinella est «le masque du monde… Toutes les trouvailles futuristes, dadaïstes, surréalistes, ont été anticipées par Pulcinella, personnage avant la lettre de l’avant-garde, de l’extrémisme, de la révolution antiacadémique…». Quant à Roberto Rossellini, il fait dire à son Pulcinella «Je suis un comique, et non un pitre», car pour le célèbre cinéaste, Pulcinella sait toujours garder sa dignité, et j’ajouterais, on rit toujours de l’autre même quand il est roué de coups.
À Naples, un théâtre, le San Carlino, démoli en 1884, était consacré exclusivement à des comédies burlesques dites «Pulcinellate» interprétées par des acteurs spécialisés qui se transmettaient cet art de père en fils. Ce “passage de pouvoir” se produisait souvent sur scène en présence du public. Inégalé même par ses descendants, le plus grand Pulcinella s’appelait Antonio Petito (1822-1872) et il est resté gravé dans l’histoire du théâtre napolitain.
D’autres salles étaient consacrées exclusivement aux «guarattelle», un terme remontant au XVIe s., qui indique les spectacles de marionnettes sans fils, dans lesquels Pulcinella ne manquait jamais. A ce propos, il est intéressant de noter qu’en tant que marionnette, il n’est plus serviteur mais une sorte de fou rebelle et irrévérencieux qui n’hésite pas à défier les plus forts que lui.
Une dernière curiosité: Pulcinella est bavard et ne sait pas tenir sa langue, d’où la locution «secret de Polichinelle» qui existe également en italien.
Si les personnages de la Commedia dell’arte sont désormais figés dans le temps et n’apparaissent que pendant la période de Carnaval ou dans les pièces de Goldoni, à Naples, Pulcinella est partout et en toute saison: dans les magasins de souvenirs et dans les boutiques d’art, au théâtre où tous les plus grands comédiens (tels que Eduardo De Filippo, Massimo Troisi, Massimo Ranieri…) ont endossé avec panache le masque noir à bec d’oiseau. (Vidéo: Un hommage à Pulcinella par les plus grands: Eduardo, Troisi e Pino Daniele
L’immense Eduardo De Filippo explique la théâtralité de Pulcinella
Un monument vient de lui être consacré par Lello Esposito, un sculpteur contemporain très célèbre qui ne sculpte que des Pulcinella (vidéo de l’inauguration du buste de Pulcinella dans le centre historique de Naples).
Dans les rues, on recommence à voir les «guarattelle», ainsi que des artistes de rue habillés de son costume.
Même dans le langage courant, il se rend indispensable en passant sans cesse par l’esprit des Napolitains qui prononcent souvent son nom présent dans de nombreux proverbes locutions et aphorismes (voir exemples dans le 2ème encadré en bas de page).
En fait, Pulcinella est immortel. Mais chut…, c’est un secret!
Maria Franchini
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