Mars 2015
Pour une critique de la raison cybernétique (3)
La demande de vérité
Disons maintenant la question qui naît de cette certitude anti-théologique de la première sociologie : que signifie cette certitude, inconnue de la philosophie politique, attachée, elle, à la définition du souverain légitime, donc de la source et non du sujet de l’autorité légitime ? Pourquoi cette nouveauté dans le ciel de la pensée du politique ? La question inaugurale de la sociologie annonce-t-elle une méthode nouvelle pour un objet déjà connu, ou bien découvre-t-elle un nouvel objet appelant d’autres types d’interprétation de la relation d’autorité que ceux, antérieurs, de la philosophie et de la théologie politiques ? Que change-t-on à la question de l’autorité quand on envisage non plus son destinateur, mais son destinataire ? Quand on la considère non plus comme le fait de son auteur (le Prince), mais comme celui de son récepteur (le Citoyen) ? Change-t-on véritablement le sens et la nature de cette question, ou l’enrichit-on simplement, et dans l’esprit authentique de ceux qui l’avaient posée la première fois ? La sujétion (la « servitude »), s’était demandé La Boétie, l’ami de Montaigne, ne pourrait-elle être « volontaire » ? Provocante, la question l’était de par sa note protestataire, c’est-à-dire, à l’époque, protestante. Mais si, comme Auguste Comte, vous posez cette question en catholique (ou, comme Dostoïevski à travers la bouche du Grand Inquisiteur, en orthodoxe), elle prend une tout autre valeur : vous l’adressez, cette question, au dogme et à ses médiateurs (juristes, théologiens, philosophes), en leur remontrant qu’il ne satisfait pas la demande d’obéissance qui lui est adressée. C’est dans cette optique que saint Paul fonde le christianisme : vous voulez obéir ? demande-t-il. Obéissez au moins au vrai Dieu. La demande d’un vrai Dieu est une demande de vérité, portant sur la vérité de la vérité, et prolongeant l’incertitude originaire : comment distinguer une certitude, vérité construite, d’une conviction, d’une foi, d’une intuition, vérités révélées ? Il faut que l’offre suive une telle demande, une demande si pressante, si infatigable. Et se montre digne d’elle. Elle n’a pas le choix. La demande ne la laissera pas en repos tant qu’elle ne sera pas assouvie.
Pour une critique de la raison cybernétique (4)
Feinte du Retour
Quand ils ont conquis leur position et compris comment en déloger les théologiens, les découvreurs de la sociologie ont fait coup double. Ils ont, d’une part, produit une science nouvelle, ils ont par ailleurs refondé aussi un métier, celui de clerc. Preuve en est l’innovation linguistique des saint-simoniens auxquels on doit d’avoir détourné l’adjectif « intellectuel » en un substantif, « l’intellectuel », qu’attend la carrière que l’on sait. Ce détail de langue n’échappe pas à Stendhal : quand monsieur Leuwen veut taquiner son polytechnicien de fils, Lucien, il le traite d’« intellectuel ». « Le Nouveau Christianisme », « l’intellectuel », « la sociologie », « le socialisme » : c’est dans leur constellation, ce n’est que dans cette constellation que ces termes règlent leur signification première, dessinent la matrice de leur future tradition. (C ‘est à Saint-Simon « qu’il faut en bonne justice reporter l’honneur que l’on attribue couramment à Comte : d’avoir fondé une nouvelle science, la sociologie [1] ».) L’épisode se répète un siècle plus tard, avec « l’Intelligence » : « Depuis quelques années, ce mot, déjà embarrassé de plusieurs idées assez différentes, a contracté, par une contagion très fréquente dans les langues, une valeur nouvelle et tout étrangère. Je ne crois pas qu’il faille se féliciter de voir étendre le nom d’Intelligence à une classe sociale d’individus, et de traduire ainsi le russe Intelligentsia » (Valéry). Or, ce qui se constelle là, par-delà l’alliance saint-simonienne de l’ingénieur, créature nouvelle, et du clerc, créature antérieure, c’est la convergence d’une méthode (de définition des faits sociaux) et d’une pratique normative (assimilant le gouvernement des choses et le gouvernement des hommes). Le modèle remonte à l’Antiquité, ce sont les instruments envisagés pour sa réalisation qui surprennent.
Réglage d’une méthode (de traitement des « faits sociaux »), instauration d’un corps d’experts de cette méthode (l’intellectuel) : il faut distinguer les deux démarches, mais elles ne se séparent pas plus que l’ouvrage et l’ouvrier. En proclamant l’âge positif et en disqualifiant les théologiens, l’entendement sociologique rappelle aux philosophes leur vocation phénoménologique des débuts : toute méthode de perception, leur dit-il, ne progresse qu’à mesure qu’elle serre mieux la factualité des faits et y respecte, au lieu de l’appauvrir, la multiplicité des attentes dans lesquelles je vise mon monde environnant (grâce auxquelles j’y insère une pluralité de mondes). Mais s’est-on demandé si la légitimation sociologique ainsi inventée au nom d’une plus haute science n’a pas abouti à un résultat exactement contraire à son intention programmatique ? S’est-on demandé si, au nom de la vérité des choses, le gouvernement sociologique des hommes n’est pas devenu dramatiquement plus aléatoire et plus imprédictible qu’il ne l’était jusqu’à l’époque du Nouveau Christianisme d’où sortirent le positivisme et la sociologie ?
Brève histoire du grand espace
Le cas grec
En janvier 1976, les accords de la Jamaïque ne mirent pas seulement fin à la carrière de l’or dans l’histoire des systèmes monétaires : en répudiant leur obligation de « couverture » en métal précieux, ceux-ci en finissaient aussi, mais sans intention directe, avec le numéraire en général puisque cette forme de monnaie (métal et papier) ne tenait sa propre puissance efficace que de sa fonction de titre – de sa valeur déclarée par référence pondérable à un quantum d’or, once ou lingot, unité de compte universelle de toute monnaie définie et frappée comme telle sur le marché des devises. L’or, en réalité, avait commencé de perdre sa majesté de grand Référent métallique et fétiche à l’occasion de la Première Guerre mondiale, les techniques de crédit adoptées sous son régime d’exception prolongée ayant fini par tarer les règles convenues du Gold Exchange Standard, en multipliant l’émission de signes monétaires scripturaires (crédit, escompte…) dont, à la longue, pour cause de sur-inflation préméditée, la valeur ne pouvait plus du tout s’exprimer en métal précieux. La question de plus en plus scabreuse des « réparations » exigées de l’Allemagne par le Traité de Versailles ne fit que mettre cette nouveauté sous un jour cru : forcément insolvable devant le montant des sommes calculées par les vainqueurs, l’Allemagne résiste et réagit en laissant le reichsmark se dévaluer, tantôt par brèves crises violentes, tantôt sur le long terme – jusqu’à ce que, de révision en révision, on prononçât l’inévitable annulation finale du solde encore dû (1932, conférence de Lausanne). Pour la première fois dans l’histoire internationale des systèmes monétaires, une devise avait ainsi explicitement servi d’outil à une politique de rétorsion en règle, d’États à État, l’insolvabilité allemande exerçant à la longue, sur le marché intérieur et sur le système productif, des effets économiques et institutionnels analogues à ceux d’un blocus en bonne et due forme.
Mais laissons plutôt ces circonstances critiques pour n’en retenir que la raison et la constante systémiques : la dysfonction avait été sciemment engendrée par le système monétaire international lui-même, que détraquait le conflit mondial. Au-delà du cas allemand (situation à la fois typique et extrême d’où la droite völkisch et hitlérienne tirera toute sa force de frappe politique), retenons que la clause bancaire de la couverture-or (elle avait passé depuis au moins trois siècles pour la pré-condition évidente de toute logique financière) n’aura pas survécu à la diffusion institutionnelle, extensive et intensive, de l’instrument du crédit. (Non aeres sed fides : « non point le métal, mais la foi et la bonne foi », disait par jeu de mots l’ordre de Malte, grand banquier chrétien du grand espace méditerranéen né des croisades – mais l’adage à double sens n’a pas survécu au naufrage du métallisme.)
Pour une critique de la raison cybernétique (5)
Les hommes comme les choses ?
Si, depuis toujours, la sociologie s’est adressé à elle-même un double langage, il faut croire qu’elle-même n’avait pas suffisamment pourpensé son retournement de la question philosophique du pouvoir légitime. Des fragments de son impensé philosophique reviennent la tracasser et la parasiter. De fait, les expressions d’une animosité réciproque peu banale émaillent les annales de leurs relations, comme, après un schisme, entre les fractions d’une même tradition dogmatique : la hargne de Nietzsche à l’égard de Spencer, la dent marquée de Hannah Arendt pour les sciences sociales, ou, en sens inverse, celle de Bourdieu à l’égard de la rivale Philosophie [1], autant de cas d’espèce qui d’ailleurs appellent leur contraire : la glose de Karl Mannheim par Ricœur attentif à la « sociologie de la connaissance », l’aggiornamento proposé par Merleau-Ponty [2].
Le règne des choses et le règne des hommes sont assimilables, dit le positivisme sociologique, que l’on peut donc définir ici comme une cybernétique avant la lettre du lien social — comme la charte et la procédure d’une technique du gouvernement, celle-là même qu’allude par ironie la « technique du coup d’État » de Malaparte. L’étymologie et la métaphore du gouvernail se nourrissent l’une l’autre depuis que le « char » et le « vaisseau » de l’État entrèrent dans la littérature, autant vaut dire : depuis l’apparition, d’ailleurs simultanée, de l’écriture et de l’État. C’est, précisément, sous les dehors de la fidélité à la tradition des métaphores cybernétiques que la sociologie décide l’infidélité maximale : jeter le gant aux philosophes. Il y eut donc bien quelque chose de nouveau sous le Soleil, une cosa nuova. Toujours, le pathos du Retour met en musique le geste de la rupture. Qu’est-ce donc qui se rompt, dans la tradition du Gouvernail métaphorique, au moment où le mot nouveau, la parole nuova « sociologie », entre en circulation ?
Retours sur la Grande Guerre (21)
De la ligne au faisceau de communication
Quand Marc Bloch rédige, en juillet 1940, les deux cents pages de L’Étrange Défaite, il y développe un maître-argument stratégique : l’armée française, devant l’armée allemande, vient de perdre, dit-il, la « guerre de la vitesse », celle du transport des troupes, celle des armements et celle des transmissions [1]. Du 10 mai à la signature de l’armistice, bien des épisodes du choc entre les deux armées justifient cette analyse, à commencer par l’avantage marqué en mobilité et vitesse de pénétration par la Luftwaffe et par les blindés de Guderian. Rien n’interdit de l’enrichir ou de la nuancer, puisque, cinq ans à peine avant l’épreuve, Hitler n’avait fait avancer ses troupes dans la zone démilitarisée du Rhin que contre l’avis de ses généraux, en majorité convaincus de l’écrasante supériorité des armes françaises.
La thèse stratégique de Marc Bloch appelle d’autant plus la réflexion et l’examen que l’état-major français n’avait pas attendu la fin de la Grande Guerre pour adapter, sur le terrain, sa doctrine aux principaux traits distinctifs de la guerre – comme le montre la lecture méthodique de l’abondante littérature de « leçons de la guerre » dues dès 1919-20 aux écrivains militaires, stratégistes, techniciens ou historiens. Certains se sont même fait, dès 1’immédiat après-guerre, une spécialité notoire de leurs recherches systématiques sur les conditions nouvelles du conflit armé entre unités politiques. La qualité de leurs textes ne s’appuyant sur aucune réelle tradition nationale, elle doit s’expliquer, d’abord, par les effets de l’enseignement dispensé aux jeunes officiers par l’École Supérieure de Guerre. Entre autres raisons précises d’insister aujourd’hui sur la genèse de ce milieu porteur et transmetteur d’une pensée militaire organisée, dès avant la Grande Guerre, comme une véritable discipline de pensée, il y a justement la contradiction apportée à la thèse de Marc Bloch par certaines des archives de cette pensée.
Dénégations de la Grande Guerre
Nulle intelligence sincère n’en doute, et le bon sens non plus : nous appelons « circonstances » la part de notre vie qui échappe à la volonté et la montre le mieux désarmée, sans pourtant que, ces circonstances, nous les rabattions tout à fait dans l’ordre obtus et obscur des contingences. Ce qui revient à admettre et à présumer des degrés de réalité : du degré zéro de la contingence à son contraire extrême, le destin, degré du fatalisme massif, une large palette de valeurs intermédiaires nous permet de composer des modèles de rationalité partielle, abritant à lots variables et la force irréductible des faits qui nous résistent et l’énergie du désir passant aux actes. La figure flottante des « circonstances », dans ces rationalismes tempérés, offre toujours des solutions moralement satisfaisantes à leurs raisonnements mixtes : elle leur permet de ne nier ni la part de la volonté dans notre existence, ni celle de son impuissance. Elle leur donne ainsi la possibilité de tenir, sur le mode de la double négation, des raisonnements équivoques (du type « ni… ni »), réplique exacte, dans l’univers moral, du raisonnement hypothétique dans l’ordre conceptuel strict (construit sur la fiction du « comme si », sans laquelle nous ne pourrions, à la lettre, rien imaginer et percevrions notre monde à la manière unilatérale de nos frères animaux). Invoquant les « circonstances », par définition toujours « indépendantes de notre volonté », nous ménageons ainsi notre amour-propre, son insatiable demande narcissique, et nous nous préservons des délires de la toute-puissance. Nous satisfaisons aussi à une exigence de vérité non pas morale, mais intellectuelle : quand nous reconnaissons la « part des choses », inaccessible à la volonté, nous ne jugulons pas seulement notre ego, par définition vaniteux ou présomptueux, nous reconnaissons aussi que, passé un certain seuil de visibilité, les conséquences de nos actes même les mieux réfléchis et les plus prudents nous échappent du tout au tout – et que seuls de sinistres crétins prétendraient le contraire. Nos aïeux poétisaient la Fortune.
Pour une critique de la raison cybernétique (6)
II. L’emprise des appareils
Faust, le sosie de Prométhée
En nous parlant, la sociologie se parle aussi d’elle-même, et à elle-même. En bonne ventriloque, elle s’adresse le double langage caractéristique des appareils et des institutions : le roi qui a deux corps a aussi deux voix. Elle affirme, d’une part, que c’est aux ingénieurs et aux savants (les intellectuels), non plus aux théologiens (les clercs), de répondre de la demande de vérité. Elle affirme, d’autre part, que cette vérité procède d’une expertise et d’une compétence. Mais comment et par qui ces experts eux-mêmes seront-ils discernés, choisis et habilités, c’est ce qu’elle ne peut évidemment pas dire (et qu’elle doit même taire — et comme elle doit taire son incapacité à le dire, elle a motivé une révolte en règle, événement capital d’un conflit entre platoniciens et anti-platoniciens modernes : « Comme l’a remarquablement montré Terry Johnson dans un ouvrage majeur, Professions and Power, un professionnel n’est pas un homme qui résout un problème que la société se pose, mais un homme dont l’activité principale consiste à dissimuler les contradictions d’un système sous la forme d’oppositions scolastiques qui n’ont aucun rapport avec les faits [1] »). L’intronisation de l’expert promu « technicien de gouvernement » par les Lumières (Turgot, Necker, Carnot) aura déclenché du même coup la résistance à son emprise : à son discours « realpolitik » (l’idée d’une loi séculière puissante, l’idée bodinienne d’une potestas s’appuyant désormais sur les modes techniques de la puissance : statistique, logistique, accélération des transports) s’oppose la politique « romantique », le romantisme politique. De l’interaction de ces deux styles naîtront les grands archétypes et les grandes figures de l’Europe aux prises avec l’héritage de 1789. L’expert n’incarne pas simplement l’homme d’action muni des armes de la science et de la technique : il anticipe l’activiste, l’homme faustien, l’homme qui ne peut pas ne pas agir et que cette incontinence conduira dans les zones du nihilisme.
Le critère d’utilité invoqué par les saint-simoniens et leurs émules était, dirait Pascal, une « fausse fenêtre », mais il l’est devenu doublement depuis que la « technocratie » voit sa légitimité suspectée : les critères de l’utilité étaient indéfinissables, et voici maintenant que leurs responsables sont incriminés de dissimuler l’impensable de l’Utilité. Quant à ce qui est utile ou inutile, le désaccord ne diffère pas de celui portant sur le juste et l’injuste. L’idéal utilitariste ne divise pas moins les sociétés que l’idéal ascétique ou l’idéal héroïque : « […] il serait faux de croire […] que la machine à laver, l’avion ou le téléphone existent par leurs vertus propres, celle d’être des objets qui servent à “quelque chose d’utile”. L’utilité n’est qu’une outre vide, elle a besoin qu’on la remplisse d’un contenu et on vient de voir que chacun de ces objets apporte avec lui, ou supporte, un discours qui concerne les relations entre les hommes et non pas seulement l’homme et la machine [2] . » La notion d’utilité délimite donc l’ensemble des valeurs d’usage de nos objets pour une période telle ou telle, ensemble par conséquent tout aussi relatif que son complément, l’ensemble de leurs valeurs d’échange. Ce conflit des valeurs d’objet change toutefois de sens depuis que l’utilitarisme a lui-même fait l’objet d’un rejet en règle, qui lui-même procédait d’un profond mouvement d’indifférence aux objets, reconnaissable dans la longue histoire des figures de la décadence.
La stratégie comme système ouvert
Émile Mayer stratégiste
Dans nos Archives (note du 15 mars 2015, « De la ligne au faisceau de communication »), nous nous proposions quelques moyens précis d’inspecter un événement mal connu, à savoir le renouvellement, dans la France des années 1920, de la pensée stratégique en milieu militaire – deux générations, donc, d’officiers supérieurs d’active. La trame historique ainsi fixée permet en effet d’examiner de près la continuité discontinue des expériences et des individus qu’elle forme, et qui enseignent leurs cadets. Les cadres de l’armée de la bataille de France (mai-juin 1940) ont écouté les cours dispensés à l’École de Guerre, où se récapitulaient les leçons de la défaite de 1871 et celles de la victoire de 1918. Mis dans cette perspective, entre un amont et un aval de significations inverses, les écrits militaires français des années 1920 prennent aujourd’hui un relief tout particulier. Le cas du lieutenant-colonel Émile Mayer, connu pour l’amitié qui le liait à Ch. De Gaulle et pour ses affinités avec lui, mérite qu’on s’y arrête aussi pour des raisons plus abstraites. Car son œuvre d’innovation de la pensée stratégique devra à elle seule faire l’objet d’une étude en règle.
Soit ici considérée l’idée même de stratégie, dans ce qu’elle a de plus paradoxal. On la voit prendre dès l’Antiquité occidentale et orientale un caractère systématique bien affirmé (d’où les traités qu’on lui consacre, d’où l’importance reconnue par les constitutions grecques à la fonction spécifique de stratège ou par la constitution romaine à celles de dux et d’imperator). Mais on en observe aussi l’exceptionnelle plasticité, à la limite du définissable voire de l’éclatement : dès le XVIIIe siècle, elle se fragmente, par exemple, entre « petite » et « grande » ou, plus tard, « haute stratégie ». Autant de tensions quelque peu dissuasives pour toute tentative de systématisation ou de doctrine : elles avaient retenu, et pour cette raison même, l’attention du lieutenant-colonel Mayer. Dans son ouvrage de 1923, Théorie de la guerre et Étude de l’art militaire, il lui consacre trois pages (p. 55-57) d’un intérêt tout particulier.
Pour une critique de la raison cybernétique (7)
Une égologie masquée
L’égologie cybernétique
À Rathenau comme aux disciples de Saint-Simon convient parfaitement la riche définition de l’intellectuel comme ingénieur polymorphe et polymathe : « L’ingénieur ne crée pas des machines, il définit des situations de travail [1]. » C’est exactement là qu’il s’agit de rechercher le point d’attraction et de répulsion des deux champs de relations hétérogènes que la sociologie saint-simonienne rêve d’unifier : des « situations de travail » définissent toujours une double contrainte, la force des choses, d’une part, celle de la coordination des hommes au travail, d’autre part. Or ces deux champs de contrainte ne peuvent s’unifier que dans les conditions du despotisme qui étend à la société entière la discipline du travail mécanique : la coordination des travaux et la subordination des volontés engendrent le « despotisme asiatique » ou « hydraulique », que le pharaon siège hier à Thèbes, ou de nos jours à Berlin ou à Moscou.
Il fallait un socialiste comme Saint-Simon pour transfigurer la force des choses en une vision néo-religieuse (un de ses disciples tardifs, G. Dumas, l’avait surnommé, de pair avec Comte, le « messie positiviste »). Mais c’est bien de cette religion séculière que l’ingénieur a tiré les ingrédients idéologiques nécessaires à sa promotion en « intellectuel ». Le dieu de cette religion prosaïque s’appelle la Force des choses, et l’art de le circonvenir a été défini en peu de mots : Obéir à la nature — pour lui commander, la ruse de la raison que j’ai présentée la première parmi les figures prométhéennes ici visitées. Qu’il s’agisse bien d’idéologie, autrement dit d’une égologie élaborée en système impersonnel ou collectif de rationalisation, nous en trouvons la confirmation dans la réalité inverse : si l’ingénieur est un intellectuel, c’est aussi que l’intellectuel raisonne en ingénieur, ce que note Adorno quand il pointe le conformisme spontané de la sociologie fonctionnaliste — « La société est intégrale avant même qu’elle soit gouvernée sur un mode totalitaire. Son organisation embrasse même ceux qui la combattent, elle établit les normes qui modèlent leur conscience. Même les intellectuels qui connaissent parfaitement tous les arguments politiques contre l’idéologie bourgeoise succombent à un processus de standardisation qui, en dépit d’un contenu radicalement opposé, et en raison de leur disposition à s’adapter, les rapproche tellement de la mentalité prédominante, que leur propre point de vue devient de plus en plus fortuit et ne dépend bientôt plus que de subtiles préférences ou de l’évaluation qu’ils peuvent faire de leurs propres chances. Ce qui, d’un point de vue subjectif, leur paraît radical obéit, d’un point de vue objectif, si complètement à la rubrique du schéma réservé aux gens de leur bord, que leur radicalisme se réduit à une question de prestige purement abstrait, à la légitimation de celui qui sait ce pour ou contre quoi un intellectuel doit être de nos jours. Les biens et les valeurs en faveur desquels ils se prononcent sont depuis longtemps reconnus comme tels, aussi restreints par le nombre, aussi définis dans la hiérarchie des valeurs que ceux des associations d’étudiants [2] . » Mannheim et Adorno, ou Jean-qui-rit et Jean-qui-pleure : l’un pour le justifier, l’autre pour le vilipender, l’un et l’autre ont donc en vue la même réalité, la standardisation du clerc d’avance conforme aux normes désormais universelles de l’Utilité.
Au bonheur des oligarques
Même si le pape, samedi dernier à Naples, ne s’en prenait pas pour la première fois à la mafia, et dans un de ses fiefs, le message rend cette fois, par intention ou non, une résonance particulière – au-delà de la ville italienne, il porte loin. Car la corruption pétrolière (Pétrobras) menace la présidence brésilienne, car les cartels de la drogue dévastent les institutions mexicaines – changeons de continent : le Parti communiste au pouvoir en Chine joue son autorité sur l’autel de la lutte contre la corruption, punissant de mort les caciques corrompus ou ceux qu’il veut compromettre dans l’opinion – changeons encore de continent : les commissaires européens et leur chef luxembourgeois ne travaillent qu’assiégés ou courtisés par un lobbying massif, dont le sens levantin et fort discret des affaires et du placement lucratifs l’emporte, et de beaucoup, sur celui de la vertu républicaine.
Il a fallu, en 2014, quarante-trois étudiants mexicains sauvagement torturés pour que, devant l’émotion qui soulevait toute la province du Sonora exigeant justice, le gouvernement fédéral sorte de son silence et confirme qu’à son tour il se sentait directement concerné – en annonçant, pour commencer, une réforme nationale du recrutement des polices locales. Dans le cas de la société chinoise, l’échelle de corrosion excède les limites, déjà vastes pourtant, du rançonnement chronique de la pauvreté par la prédation mafieuse classique : le régime d’économie mixte pratiqué à doses progressives depuis une trentaine d’années par la Chine provoque les mêmes effets que dans la Russie d’après Gorbatchev, il stimule la forme oligarchique directe de la violence économique – étant entendu que toute oligarchie, par nature, procède d’un clair-obscur (toute oligarchie cristallise un état de fait auquel ne correspond aucun état de droit – public ou privé), et l’aggrave par maximisation spontanée des privilèges des oligarques.
Pour une critique de la raison cybernétique (8)
Logocratie
Par allusion aussi à l’idée platonicienne du gouvernement des philosophes, George Steiner a repris à Czeslaw Milosz le terme plaisant de « logocratie », qui s’applique en partie à l’argument méritocratique de l’utilité générale popularisé par les sociologues héritiers de Saint-Simon [1]. Pour eux, en effet, l’ensemble des compétences et des savoirs experts consacre la prééminence dévolue à la connaissance ésotérique qui guide l’action, au logos qui gouverne la praxis et à qui doit donc aller la palme du mérite éminent. Elle la consacre : sa valeur de norme établit de jure sa réalité de fait. Mais le fait précèdant la norme, il s’agit de les ajuster, la norme se présente alors comme une règle, et les lois se présenteront comme des règles : telle est l’équivoque sur laquelle toute sociologie affirme agir en connaissance de cause, son double langage. Le néologisme plaisant adopté par Nikolaus Sombart, un commentateur de Saint-Simon, pour caractériser d’une formule programmatique l’œuvre du premier sociologue connote clairement cette aporie : « noo-sociologie ». Qui pourrait entreprendre seulement de contester, pensent-ils, l’excellence de l’agir orienté par la connaissance la plus utile ? Mais cet argument socratique dévoyé par Platon et par Saint-Simon joue de l’obscurité communiquée à la question du pouvoir légitime par le sens équivoque de l’idée de logos : logos dénote, d’une part, ce qui nous écarte de l’animalité, d’autre part, ce qui nous habilite à la communication symbolique qui fonde la relation d’autorité [2]. (En outre, les saint-simoniens confondent praxis et technè : pour eux, le règne des hommes se pense comme le règne des choses.) Sociologues et philosophes, tout en tenant le même raisonnement platonicien qui fait du logos le maître et le dieu de la praxis, s’opposent sur les genres de logos : le sociologue revendique la connaissance des « faits sociaux », qu’il répute devoir dicter, quand ils sont « positivement » établis, les normes universelles de l’agir collectif — le platonicien ne confie l’autorité légitime qu’aux hommes aptes à la contemplation éidétique, laquelle présuppose par nature que la vie contemplative se soit détachée de la vie active et que par privilège la puissance et la gloire reviennent aux tâches nobles et commandent aux tâches serviles. « Enfin, l’action du philosophe consistant à retourner dans la caverne concerne, non pas la gestion des choses, mais l’ordonnancement des vies ; en d’autres termes, elle est non pas technique, mais politique, informée par la vision de l’ordre dans le monde intelligible [3] . » En désaccord sur les fins du logos, sociologues (ingénieurs et savants) et philosophes (clercs et intellectuels) s’accordent néanmoins sur sa primauté : à la Connaissance revient l’autorité. Comment comprendre cette divergence au sein de la « logocratie » ? Ou, pour s’interroger en perspective inverse : à quelle cause commune se voue la plus haute connaissance à laquelle se consacrent les logocrates, qu’ils soient sociologues ou philosophes, pour briguer l’autorité à introniser en connaissance de cause ?
Pour une critique de la raison cybernétique (9)
Qu’est-ce qu’un appareil ?
Chez les sociologues, « organisation » est le nom de l’Appareil des appareils. La « division du travail », par exemple, est l’organisation que se donne une société pour pourvoir à ses besoins tels qu’elle les construit et les prescrit : tout processus de travail articule un raisonnement technique, en référence aux objets et aux opérations en cause au sein d’une collectivité professionnelle définie, et un raisonnement hiérarchique, en référence aux fins qui justifient la valeur de tel travail ou de tel autre au sein de la Société comme unité anthropologique. L’idée sociologique d’organisation conjugue donc deux enchaînements distincts : celui par où les organes que sont les outils et leurs procédures dictent un mode d’emploi (ordre de l’utilité), celui par où l’organisme muni de ces organes réfléchit cet emploi, repense son agir et évalue ainsi, dans cet horizon, ce qu’il fait, comparé à ce qu’il pourrait faire ou faire faire (ordre des valeurs).
Des organisations, il en va donc comme du monarque romano-chrétien de Kantorowicz (le roi avait toujours deux corps, le sien, maillon d’un enchaînement dynastique, la filiation, et le corps collectif, la fonction qu’il incarne et qu’il représente). Une organisation se structure comme une machine, mais ne répond à ses fonctions que si, loin d’agir machinalement, elle préserve en même temps le temps d’évaluation qui maintient la différence du réel et du possible, ou celle des fins et des moyens. Il s’agit alors d’actualiser la vieille métaphore cybernétique ravivée par l’époque du machinisme triomphant : « Le véritable ouvrier, dans ces métiers, c’est la machine ; l’homme n’a pas besoin de beaucoup de force, ni d’adresse ; il est là seulement pour surveiller, aider cet ouvrier de fer [1] », dit Michelet du prolétariat posté devant les navettes de la mine et du textile. La compassion lui fait retrouver l’idée première, celle d’Aristote méditant sur l’esclave et les arts mécaniques et imaginant qu’un jour les navettes des métiers à tisser opèreront comme les esclaves qu’elles auront remplacés. L’idée seconde viendra des ingénieurs : confier la « surveillance » des machines non plus à des hommes, mais à d’autres machines, et ainsi « libérer » l’homme de la machine. La logique sous-jacente à cette métaphore affleure en transparence : le vivant, l’animal déficient que nous sommes, se dresse comme un obstacle sur la voie de la programmation algorithmique de l’univers du Mouvement intégral.