Mars 2013
Roches tarpéiennes
Il faudra suivre de près le dialogue ouvert par Régis Debray avec Hubert Védrine dans les colonnes du Monde diplomatique de mars, sous le titre « La France doit quitter l’OTAN ». Son occasion ? H. Védrine, dans son rapport de novembre 2012 à la présidence de la République qui le consultait sur « l’avenir de la relation transatlantique et les perspectives de l’Europe de la défense », expose pourquoi, somme toute, il juge le récent retour de la France dans les instances dirigeantes de l’OTAN comme un fait désormais acquis et irréversible. R. Debray défend et détaille longuement l’argument contraire. Controverse qui fera date car elle porte sur l’ensemble des motifs en jeu dans la décision questionnée (ses motifs circonstanciels, ses motifs géopolitiques, ses motifs civilisationnels). Le texte de R. Debray synthétise donc les trois unités qui rythment l’agir et l’existence historiques : durée brève de la décision (un ou deux quinquennats), durée moyenne de la relève générationnelle (trente ans), durée longue d’une époque (l’ère nucléaire, l’économie numérique, qui renversent la hiérarchie classique du politique, naguère prioritaire, et du technique, aujourd’hui aux commandes).
Trois genres de motifs, trois genres de durée, mais aussi trois genres de réalité : les procédures de la décision souveraine sont d’apparence politique (la Ve République bientôt sexagénaire rallie l’Alliance nord-atlantique quittée par son fondateur après que la IVe République, qu’il méprisait, l’avait pratiquée dès 1949), le rythme est celui des classes d’âge dans une époque historique (Hollande à gauche et Sarkozy à droite sont l’un et l’autre, à égalité, des fleurons standard d’après l’après-gaullisme), les valeurs qui orientent l’agir humain sont technologiques (il n’y a plus que des armées professionnelles dans un monde de serial killer, de drones, de logiciels et de boucliers antimissiles).
Le petit Grand Israël
La semaine où nous entrons pèsera lourd dans les prochaines années du Proche-Orient géopolitique – au moins autant que les jours maintenant lointains de la signature des accords d’Oslo. Entre le discours prononcé il y a moins d’une huitaine devant le Parlement européen par le président Peres et l’arrivée imminente du président Obama à Jérusalem, le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU exige aujourd’hui, 18 mars, de Genève, par la voix d’une mission d’experts, l’« arrêt immédiat de la colonisation dans les territoires occupés ».
Le drame en cours se lit maintenant à fleur de peau, et surtout son accélération. À Strasbourg, Shimon Peres a pressé l’Union européenne de livrer armes et soutien logistique à l’opposition syrienne, plaidant que c’était là le moyen le plus sûr de contenir l’extension régionale de la guerre civile. À Jérusalem, un Netanyahu fort des camouflets déjà infligés à la Maison-Blanche s’apprête à recevoir un Obama affaibli par ses concessions multipliées ces dernières années à la politique palestinienne d’Israël. À Genève, la diplomatie des Nations unies interpelle Israël comme du temps de Durban : dans son rapport, la mission d’expertise, non seulement entonne et bétonne la rhétorique qui ignore superbement le peu de marge de manœuvre d’Israël face à son hinterland arabe (la formule hypocrite de « territoires occupés », en vigueur depuis juin 1967, aura rendu la géopolitique israélienne inintelligible dans le meilleur des cas, et de plus illégitime a priori), mais encore parle-t-elle d’un « système de ségrégation total », ajoutant ainsi une dimension juridique et idéologique au conflit territorial en cours.
Le totem Europe et son lapsus
Comme on l’a compris grâce aux Frères Karamazov (1880) et à Totem et Tabou (1912), les fêtes de famille permettent aux fils, après le meurtre du père, de commémorer leur crime et d’en dissimuler les traces. On dit « tabou » tout geste qui dérange cette subtile mise en scène de la violence originaire et tend à nous remettre en mémoire le sens latent de nos institutions civiles, politiques et religieuses, sachant qu’il ne s’agit pas de le censurer ni de l’oblitérer, mais au contraire de le remémorer en le déformant, les deux opérations d'où résulte par synergie le totem d’une communauté. Dostoïevski et Freud nous ont ainsi expliqué pourquoi nous ne pouvons vivre que dans ce double langage : du principe de construction de notre commune réalité, il indique le prix symbolique (un parricide) et la fragilité extrême. Maquiller n'est pas tuer.
La littérature et la psychologie de l’inconscient ont précisément pour fonction de nous consoler des déguises, trompe-l’œil et autres chausse-trapes sans lesquels il n’y aurait aucune possibilité d’instituer une quelconque vie en société. Comme les contes ou le théâtre et ses effets cathartiques, elles veulent nous réconcilier avec sa violente vérité. Seuls les politiques s’imaginent qu’on peut la manier à volonté et sans contrepartie. Avec Machiavel, premier théoricien reconnu de cette technique, ils se flattent de l’espoir de maîtriser tous les contrecoups qu’appelle chaque nouveau coup.
L'empire GPS
Tout animal apprend à calculer ses mouvements, l’homme aussi bien que la sauterelle ou la seiche, et ne persévère dans son être qu’à la condition de réussir cet apprentissage. Le calcul nécessaire à sa vie de corps automobile porte sur ses orientations – sur les positions qu’il doit s’assurer en rapport avec tous les autres corps, mobiles et immobiles, qui définissent son environnement. Le calcul qui règle l’ensemble des mouvements de chacun de ces corps exprime donc la proportion d’espace-temps de tous ses transports. Dans le règne animal caractérisé par cette fonction espace-temps, l’espèce humaine se distingue par sa capacité d’instrumentation de son mouvement : tout animal se transporte d’un port à un autre, quant à l’homme il s’outille, se fait transporter – par un autre animal, par un esclave, par un véhicule. Ainsi s’est-il arraché à la condition animale : tous les mammifères se transportent, sauf l’homme qui se transporte en se faisant transporter et a transformé le transport en en faisant une technique et en ajoutant cette technique à son mouvement inné d’animal bipède. Avec l'animal humain, la puissance animale de transport s'est mise à se retraiter elle-même - s'érigeant en fonction de fonction.
Les conséquences de cette transformation du transport animal en une fonction autonome, il faut les examiner avec autant de méthode que leurs conditions de possibilité. En effet, pour celles-ci, l’homme se distingue de l’animal en ce qu’il le domestique, ou bien, dans le cas de l’esclavage, en ce qu’il traite son prochain comme un animal qu’il domine ; quant au stade du véhicule, depuis l’introduction du machinisme et de l’automation dans la manufacture, il met au service du véhicule et du réseau aussi bien celui qui le fabrique (le travail à la chaîne) que celui qui le pilote ou l’utilise (codes du transport). Mais ces présupposés politiques et éthiques du transport n’épuisent pas la question spécifique posée par sa transformation permanente, laquelle équivaut à la transformation ininterrompue de l’espace-temps calculé en termes d’accélération voulue (le moteur à explosion, la turbine) et de décélération subie (la surproduction, l’embouteillage). Comment cette transformation, d’abord lente (pendant des millénaires), s’est-elle elle-même dénaturée quand elle a commencé de s’accélérer ? Du simple fait que le moyen devint une fin (événement ritualisé par la passion du record de vitesse tous azimuts), le transport, qui servait les déplacements, devint valeur de mobilité, autant dire un inconditionnel et un intransitif de l’existence. De nos jours, on se transporte comme jadis on habitait.