Mai 2015
Dialogue de Hölderlin et Heidegger au Purgatoire
Hölderlin – Tout doux ! Ne vous pressez pas, les portillons coincent. Vieux loquets surmenés.
Heidegger – Vous montez ? je descends. N’allez pas vous tromper encore de file.
Hölderlin – Tiens ! Recalé, Heidegger ?
Heidegger – Désolé, il ne me souvient pas vous avoir…
Hölderlin – Nous nous croisons pour la première fois ; n’empêche, vous m’avez lu. Je m’appelle Hölderlin.
Heidegger (incrédule) – Hölderlin, ici !
Hölderlin – L’endroit, si vous y restiez, ne vous ménagerait pas les surprises.
Heidegger – Ni les coïncidences : vous représentez justement le motif du rejet de mon pourvoi.
Hölderlin – Jamais je…
Heidegger – Vous, non – les juges, si : ils ont suivi chaque réfutation de mes avocats, une seule exceptée. Leur grief et leur attendu : usage frauduleux de votre œuvre et de votre nom à des fins de propagande masquée (il jette un œil torve sur la foule des ombres). Il paraîtrait que mes commentaires de 1935 sur votre Danube et votre Germanie abusent de votre nom, dénaturent vos intentions, défigurent le poète Hölderlin, et toute la poésie avec lui. Me voici faux-monnayeur.
Pour une critique de la raison cybernétique (13)
La désorientation du vivant
Récapitulons. Les nouvelles alliances contractées par les sciences de la nature correspondent à au moins deux problématiques fatales à l’image du monde déterministe du savant et ingénieur :
- le caractère imprédictible en longue durée des phénomènes interactifs dits « complexes » ;
- selon le second principe de la thermodynamique, tout système équivaut à un processus entropique en sursis ; mais qu’en est-il du vivant, dont les formes équivalent à des « systèmes » et des « sous-systèmes » ouverts, donc non mécaniques, et qui, dans la longue durée aussi, éludent l’entropie sur le mode de la reproduction sexuée ? Vraie à l’échelle de l’individu, l’entropie l’est-elle à celle de l’espèce ?
La seconde problématique en particulier fait entrevoir une large frange d’interférences entre l’ordre physique et l’ordre biologique. Son explicitation date de la fin du XIXe siècle. Nous intéresse donc ici un des phénomènes les plus significatifs, et les plus paradoxaux en apparence, de la mécanisation et de l’électrification accélérées du monde depuis les débuts de la troisième révolution industrielle : en même temps que l’artificiel s’est répandu partout dans le naturel, les objets techniques (machines, réseaux, prothèses) se sont inversement parés d’attributs qui jusque-là avaient été considérés comme l’apanage des êtres vivants (ou comme le chiffre mythologique de leur identité), à commencer par l’imprévisibilité, l’hétérotélie, la perversion des fins. Lorsque Simondon intitula sa splendide typologie des outils et des machines « Du mode d’existence des objets techniques », il ne mesurait pas nécessairement de quelle équivoque il grevait sa propre hypothèse : si les objets techniques sont bel et bien doués d’existence, en quoi se distinguent-ils en substance des objets vivants ? Comment ne pas leur prêter une généalogie, voire une « génétique » ? L’idée fait désormais chemin sans plus de déguise : « Les machines sont des êtres vivants, non pas parce qu’elles seraient faites à notre image, mais parce qu’elles sont autant, et aussi peu, autonomes que nous le sommes [1]. » Réapparition du thème de Butler — l’ironie en moins.
Pour une critique de la raison cybernétique (14)
Aspirants et suppôts
IV
Commander ou faire faire
Les premiers, les saint-simoniens ont contribué à l’avènement de l’intellectuel. De leur part, le mot ne désigne ni un milieu en particulier (ni les salons ni la bohème), ni une caste (ni une contre-société ni un club), mais, essentiellement, un mode et un style d’autorité, un procédé de légitimation élitaire, le complément et le symétrique du modèle égalitaire décrit à la même époque par Tocqueville dans le cas de la démocratie américaine. Ils ne s’opposent pas au principe d’égalité (ils se placent expressément dans la lignée évangélique du christianisme), ils placent l’égalité, valeur insuffisante parce qu’abstraite, dans le domaine, concret parce que pragmatique, de l’utilité, et décrivent les appareils, l’ « exécutif » indispensables à sa mise en œuvre : banque, science et ergonomie. Les responsables de ces trois appareils forment ainsi comme l’état-major du règne de l’Utilité, au nom du « seul intérêt vraiment commun à tous les hommes », le « progrès des sciences [1] ».
Comment ne pas rapprocher Saint-Simon et Tocqueville, les deux penseurs complémentaires de la même époque du libéralisme, lui-même doctrine double, à la fois politique et économique ? L’élite managériale conçue par Saint-Simon vise précisément à définir et à concréter, à faire apparaître les puissances invisibles dont Tocqueville redoute beaucoup qu’elles manipulent l’espace public de la démocratie égalitaire qu’il visite en Amérique : « Au-dessus de ces hommes égaux et libres s’élève alors un immense pouvoir qui travaille à leur bonheur, pourvoit à leur sécurité, facilite leurs plaisirs. » D’un point de vue libéral, on peut « régler » la formation des élites et réduire ainsi l’emprise des démagogues, des faux prophètes et des aventuriers de la démocratie sur la foule. Les libéraux se définissent d’eux-mêmes comme des optimistes en ce qu’ils jugent possible de contenir la croyance superstitieuse en l’action sournoise des puissances occultes : les élites personnifient et manifestent la règle élémentaire de la concurrence démocratique. Point de vue qui atteindra sa maturité théorique dans les analyses respectives du totalitarisme de Hannah Arendt et d’Eric Voegelin (« encanaillement des élites », disait-il de l’hitlérisme).
Les imprécateurs
L’ardeur avec laquelle le milieu intellectuel peut, au grand jour, jeter l’anathème dans ses propres rangs n’a pas d’équivalent, ce qui fait d’elle un véritable marqueur, un indiscutable trait distinctif – et par là, pour tout observateur, un précieux point de départ pour la réflexion. Abdelwahab Meddeb, en 2006 : « […] les demi-lettrés, agitateurs nihilistes, trouvant dans leur frustration et leur ressentiment un levier pour manipuler la lettre coranique » (Contre-prêches. Chroniques, p. 46) ; Alain Besançon, en 1977 : « Ce ne sont pas Gogol ni Dostoïevski qui font sentir l’erreur [i. e. l’emprise de l’idéologie et/ou de la religion utilisée comme un substitut de politique], mais leur retombée idéologique, les végétations parasites qui poussent à leur pied. Sous le couvert des géants proliférait à la fin de l’Ancien Régime, une tourbe assez trouble, elle aussi populiste, pleine aussi de demi-intellectuels » (préface à Andreï Amalrik, L’URSS survivra-t-elle en 1984 ?, p. 74) ; Jacques Maritain, en 1913 : « M. Bergson est tombé dans le piège préparé par les demi-savants matérialistes » (L’Impossible Antisémitisme, anthologie de 1994, p. 21). Il n’y a que des intellectuels pour traiter de « demi-intellectuels » ou de « demi-lettrés » tels de leurs confrères, et bien sûr à des fins de déconsidération et de discrédit qu’on ne trouve nulle part ailleurs (quittes, comme par compensation, à créer la catégorie du « grand intellectuel », qu’on verra décernée aussi bien à des cervelles ordinaires mais célèbres – le président Wilson intitulé « grand intellectuel » par Bergson en ambassade à Washington en 1917 – qu’à de francs coquins et scélérats à diplômes, Roger Garaudy par exemple).
Excommunication et flagornerie, imprécation et adulation : pratiques fréquentes depuis qu’il y a des intellectuels, voire si fréquentes qu’on n’y prête plus guère attention, malgré leurs relents non dissimulés de délation, banalisés, il y a longtemps, par la consécration du quatrième pouvoir, celui de l’Opinion publique organisée par le journalisme industrialisé, celui de ses mœurs de tribune qui, par nature, autorisent l’usage des coups bas en tout genre, les manœuvres de sycophantes et de pamphlétaires. Et l’on en oublierait que ces mœurs de fiel et de meute ne naissent pas en même temps que le milieu intellectuel, ni de son fait, qu’elles ont une préhistoire, qu’elles remontent en tout cas aux débuts de la sécularisation des sociétés chrétiennes, à la Réforme luthérienne – lorsque, dans l’allemand de l’époque, pour protester et contester la légitimité des clercs de l’Église à distribuer les sacrements, les rebelles évangéliques font valoir que, de toutes manières, la condition et le statut de prêtre, Beruf, sont impensables, impossibles, irrecevables s’ils ne se fondent sur une véritable vocation indéfectible, Berufung. En jouant sur les valeurs sémantiques de l’appel (Ruf), Luther fera ainsi preuve d’une rare habileté : n’est prêtre légitime, argumente-t-il, que celui qui s’autorise de lui-même – pas de prêtrise authentique qui ne s’autorise d’abord d’un appel entendu par le croyant en sa conscience, en son désir personnel de rédemption par la foi appuyée sur l’Écriture témoignage de la Révélation. Pas de Beruf honnête sans Berufung, pas de ministère sans vocation, pas de magistère sans inspiration intime. Et tout le reste – l’appareil de l’Église, ses fonctions sacramentelles, dogmatiques, universitaires, juridiques –, tout le reste, Bernanos s’en souviendra, tout le reste n’est qu’imposture. De là, plus tard, le très riche lexique des invectives inventées à l’adresse du clergé catholique – vaste réservoir d’insultes dont la verve prodigue de Luther bariole ses écrits et inspire, pour les temps à venir, la guerre sans pitié du vrai croyant contre les fonctionnaires du sacerdoce.
Méditation quantique (10)
L’urgence augmentée
Quand Antonio Sant’elia publie en 1914 son Manifeste de l’architecture futuriste, il prend soin de situer son art dans l’espace-temps, au lieu de ne l’affecter qu’à l’aménagement de l’espace – au lieu de donner, comme tout architecte, la priorité et la suprématie à l’espace sur le temps. Cet espace, jusque-là, les maîtres l’auraient donc traité comme un intemporel en puissance – un lieu (un complexe de lieux) soumis à l’usure du temps, certes, mais pour lui résister, en durant, et pour se conserver, identique à soi-même, à la manière des pyramides, des nécropoles et de tous les mémoriaux. D’où, au regard de cette finalité transmise par la tradition, l’accent à la fois péremptoire et solennel de ces lignes : « l’architecture futuriste aura pour traits fondamentaux la caducité et le transitoire. Les maisons dureront moins que nous, chaque génération devra fabriquer sa maison. » Tout espace urbain, dès que pensé par abstraction de ses dimensions de temps, faisait signe, comme d’ailleurs toute opération géométrique, à travers l’intemporel, vers l’immémorial. En sens inverse, l’architecte futuriste pense l’espace-temps, et pense même l’espace, ses plans, ses volumes, ses lignes, comme un résultat du traitement technique des durées. De l’espace, il transfère l’hégémonie au temps, à son accélération. Vecteur de ce transfert, de cette translation : il entend aligner l’habitat sur la révolution des transports, le marqueur même du futurisme dans l’ensemble des « avant-gardes » de l’époque.
Sant’elia entre dans les détails précis et édifiants : « Nous devons inventer et reconstruire la cité futuriste à l’image d’un immense chantier tumultueux, agile, mobile, dynamique de partout, et la maison futuriste à l’image d’une machine gigantesque. Les ascenseurs ne doivent plus se tapir, tels des vers solitaires, dans les cages d’escalier, et les escaliers, devenus inutiles, doivent être abolis ; les ascenseurs doivent grimper, tels des serpents de fer et de verre, le long des façades. La maison de ciment, de verre, de fer, sans peinture ni sculpture, riche seulement de la beauté intrinsèque de ses lignes et reliefs, extraordinairement laide dans sa simplicité mécanique, haute et large suivant les prescriptions des arrêtés municipaux, doit surgir au bord d’un abîme tumultueux, la rue ne s’étendra plus comme un tapis de pied à hauteur des loges de concierge, mais elle s’enfoncera dans la terre sur plusieurs niveaux qui accueilleront le trafic métropolitain et seront reliés, pour les passages nécessaires, par des passerelles métalliques et des tapis roulants rapides » (traduction de Jean Gouillard, 1983).
Le géopolitique et ses rythmes
Parce qu’il matérialise un complexe d’espace-temps, le géopolitique, comme tout autre genre d’espace-temps, connaît des rythmes, tout rythme définissant des cycles et des modes de conversion de l’espace en temps, du temps en espace. Rythmes chorégraphiques, biorythmes, structures cristallines ou loi de la gravitation universelle présentent tous ce trait commun qu’ils scandent et chiffrent des proportions d’espace-temps, des distributions d’espace selon des distributions de temps (et vice versa). Il n’y a donc d’intelligence possible du géopolitique que moyennant discernement de ses expressions rythmiques, un art difficile puisqu’il demande qu’on apprenne à reconnaître des durées d’amplitudes diverses, y compris en deçà des durées brèves et au-delà des durées longues ; et que l’on élucide aussi comment, le cas échéant, elles se conjuguent, selon les lieux et selon les moments. La notion d’époque n’y suffit pas, même affinée selon ses valeurs relatives ou selon ses valeurs limites, comme celles de période, de césure ou de crise, par exemple. Elles n’y suffisent pas, elles réduisent même la portée du calcul des rythmes géopolitiques parce qu’on ne peut guère s’appuyer sur elles sans réactiver les représentations naïves de l’existence historique d’où elles proviennent (il n’y a pas de philosophie de l’histoire qui ne présuppose, comme en pensée mythologique ou théologique, quelque harmonie préétablie, quelque plan, quelque main invisible réglant, non sans ironie, les affaires humaines – vision éminemment étrangère à toute conscience stratégique).
On ne peut donc espérer échapper à leur emprise sans une forte discipline de l’esprit, sans un vigoureux effort pour inverser le cours habituel de la pensée (l’effort philosophique par excellence), et pour mettre au jour ce qu’elle esquive ou contourne : son impensé s’enfouit en elle, elle lui sert de gangue – à nous de libérer le noyau de réalité précieuse qu’elle enkyste dans sa propre routine et dans ses idéologies.
Pour une critique de la raison cybernétique (15)
Puissance et autorité
La synergie qui transforme la puissance en autorité correspond point par point à l’opération à la fois symbolique et institutionnelle par laquelle l’Occident romano-chrétien concrète le type spécifique de pouvoir et de légitimité qui autorise pleinement celui qui l’exerce à faire faire. Comme dans l’apologue latin de la tête et du corps (images de l’intelligence qui fraye la route et de la main qui tient le gouvernail ou le manche de la charrue), le spirituel et le temporel sont refondés par la triarchie industrialiste : « L’industrie se compose de centres de production unis entre eux par un lien relativement matériel, c’est-à-dire par les voies de transport, et par un lien spirituel, c’est-à-dire par les banques […] [1] . » Penser les banques comme les antennes d’une opération de l’esprit, telle est ici la vraie nouveauté. J’ai déjà cité Samuel Butler, qui avait prédit la réapparition de l’animisme en pleine civilisation industrielle. Le même visionnaire, dans le même livre, Erewhon, consacre de longs développements aux banques de sa cité fantastique : il les décrit comme autant de cathédrales, non pas seulement leur architecture, mais aussi leur langage et leur personnel. Du Temple nul ne peut chasser les marchands puisque l’argent émane de l’Esprit et y retourne. Que la monnaie code efficacement le traitement économique de l’énergie est en effet la raison même pour laquelle la vie de l’esprit peut le réclamer comme une de ses émanations : Faust ne vit que sous la protection tutélaire de Méphistophélés. L’homme de l’art et l’homme de l’or font équipe, Vénus est l’épouse de Vulcain. L’originalité de la synergie saint-simonienne consiste à réclamer toutes les conséquences de cette équation théologique et mythologique : même sous le règne d’un ange déchu, la vie de l’esprit étant indivisible, le banquier doit désormais être compté parmi les intellectuels. « […] comme disait Keynes, beaucoup de banquiers ou de directeurs du Trésor suivent les orientations théoriques tracées par des économistes ou des philosophes dont ils ne connaissent pas même le nom. Et pourtant, eux aussi, ce sont des intellectuels. Beaucoup d’entre eux s’auto-identifient comme tels, et un petit nombre d’entre eux voient leurs prétentions reconnues [2]. »
Pour une critique de la raison cybernétique (16)
La part sublime
Contentons-nous ici, le thème en cause nous y oblige, de répéter que les saint-simoniens ne s’emparent eux-mêmes de la structure ternaire du pouvoir que pour cette raison — elle a valeur de talisman pour toute aptitude au faire faire — et qu’ils ne sont pas les seuls à en rechercher l’usage virtuose, celui qui, d’une position de commandement, fait une position d’autorité. J’ai déjà rappelé le mot de Baudelaire (« Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer »). Or le poète et dandy n’a pas été seulement le témoin du couronnement et du règne de l’Utilité et son adversaire opiniâtre, il a aussi fondé la tradition moderne de la résistance à ce règne de l’énergie intégralement destinée à des quanta de travail et ainsi détournée de ses possibilités sacrificielles de dépense ludique. L’artiste romantique a ainsi rêvé à haute voix d’alliances de nature à contrecarrer celle de l’élite saint-simonienne : le prêtre, le guerrier et le poète qu’il range dans une même race de puissances maudites incarnent les offices nobles qu’il charge de diriger la révolte contre l’autorité de la raison instrumentale aux mains ignobles des ingénieurs et des banquiers. En se célébrant de la sorte, l’écrivain associe à son propre sacre deux autres puissances : le prêtre et le guerrier président tous deux à l’économie symbolique du sang (sang du sacrifice, sang de la guerre). Le mot de Baudelaire vaut bien plus qu’une sombre boutade : il s’entend comme une manière de défi artiste jeté à la face du philistin, comme la variante bohème et sarcastique de la sauvage et profonde provocation christique, « Qui veut sauver sa vie la perdra ». L’artiste réclame ainsi qu’on le reconnaisse comme le digne héritier des époques héroïques, comme l’adversaire par excellence de l’époque prosaïque que le machinisme importe dans ses fourgons et forge dans ses hauts fourneaux.
Baudelaire compte ainsi parmi les inspirateurs d’une des révoltes les plus lourdes de conséquence dans l’histoire du règne de la Technique et de l’Utilité. On connaît surtout le parti qu’en a tiré Georges Bataille, pour les besoins de son propre concept de « part maudite », opposé aux parts calculables et aux quotients sans gloire de l’économie politique. Et Simone de Beauvoir ne manque pas de rappeler la figure dont la détestation cimentait sa génération de jeunes « mandarins » : l’ingénieur, écrit-elle fort à propos, « pour nous, comme pour Barrès, représentait l’adversaire privilégié [i] ». Il nous est donc possible de comprendre, inversement, à quel type d’intellectuel et au nom de quelles raisons le type saint-simonien s’est opposé. Pour saisir dans le concret les arcanes et les enjeux de ce conflit entre types d’intellectualité, celle du technocrate (son emblème : l’ingénieur) et celle du logocrate (son emblème : l’écrivain), examinons de près un cas précis de position « baudelairienne ». Le duel des deux frères ennemis, comment ne serait-il pas hautement édifiant ?
Méditation quantique (11)
Pour introduire à l’hétérogonie
« L’astronomie n’exige pas seulement que les corps célestes soient lointains, il faut encore que le temps ne s’y écoule pas au même rythme, sinon, la terre aurait cessé d’exister, longtemps avant que l’astronomie fût née » : quand, en janvier 1960, prononçant sa Leçon inaugurale au Collège de France, Lévi-Strauss risque cette brève incursion sur les terres de la physique relativiste, il compte tirer parti didactique de ses acquis et de leur diffusion dans le grand public pour initier son auditoire à l’anthropologie nouvelle qu’il lui expose. Il raisonne là par analogie – explicitons l’idée et le parallèle qu’elle trace : de même que les étoiles que nous repérons à l’œil nu se sont en réalité depuis longtemps anéanties (dissipées en énergie déliée), de même vivons-nous à des années-lumière de la pensée sauvage. (Et l’on passe à l’orateur la légère exagération, tant son rendement conceptuel va par ailleurs se confirmer : puisque Lévi-Strauss, au cours de ses expéditions brésiliennes, a rencontré des Indiens qui eux-mêmes n’avaient jamais encore vu un seul Blanc de leurs propres yeux, c’est que tout de même, ne serait-ce que dans ce moment infime, la pensée sauvage et la pensée critique se seront croisées au moins une fois. Cette rencontre, cependant, aura moins pesé que l’incompatibilité des deux mondes, la pensée sauvage ayant disparu au fur et à mesure que s’établissait la pensée critique et à son contact.)
Ainsi construite, l’analogie avec le ciel astrophysique et télescopique des vitesses absolues prend une portée singulière, elle avère sa précieuse puissance heuristique. L’espace-temps relativiste dessiné par la physique contemporaine, elle le rapatrie sur terre, pour l’appliquer à l’espace-temps de l’espèce humaine et pour se demander : nous autres humains, fils de finitude tout comme les corps célestes, nous formons nous aussi un corps, nous nous formons aussi en corps – un corps vivant qui vit aussi en corps pensant, un corps historique défini par une naissance (sa date d’apparition dans l’histoire des espèces) et par une croissance (l’établissement partout confirmé de l’homo faber et sapiens). À nous s’applique donc aussi, à nous aussi doit de toute nécessité s’appliquer la loi élémentaire de tout espace-temps relativiste : comment pourrions-nous nous penser simultanément dans notre passé le plus reculé (la pensée sauvage) et dans notre présent, dans notre époque actuelle (la pensée critique) ? Comment le pourrions-nous seulement, puisque, sans exception, tout objet de notre perception résulte de l’espace-temps qu’elle projette sur lui, à l’exclusion de tout autre système de référence, afin qu’elle retraite les data qui informent notre sensibilité et en tirent les coordonnées indispensables à notre orientation dans l’espace-temps et à l’élaboration de nos catégories logiques et dynamiques ?
Pour une critique de la raison cybernétique (17)
Alliances et mésalliances
Dans l’ingénieur dont Simone de Beauvoir précise que tous les « mandarins » le brocardent à merci parce qu’ils en font leur Ennemi commun et juré, il faut donc relever qu’il aura généreusement prêté son personnage et son archétype à l’intelligentsia — et plutôt deux fois qu’une : une première fois comme bon génie (chez les saint-simoniens), une seconde fois comme triste engeance. Sans oublier de rappeler que dans toutes les mythologies de telles figures ambivalentes occupent toujours, pour cette raison même, une position charnière (celle qui permet à une même structure de communication d’opérer comme une structure de commutation apte à des contenus divers ou contraires), profitons de l’aubaine : puisque les gens de lettres qui, sous le surnom de « mandarins », occupèrent la position d’état-major de l’intelligentsia prennent bien soin, au moment de se couronner eux-mêmes, de se donner un adversaire en particulier (et de le nommer, c’est l’intelligentsia des organigrammes, du Plan et des horaires), ne négligeons pas, quant à nous, de considérer un moment comment l’alliance saint-simonienne cache de possibles mésalliances.
Les baudelairiens ne se sont pas contentés de vitupérer l’Utilité, ils ont cherché à décapiter l’idole, à en neutraliser le charme, à lui opposer des cultes plus séduisants. La concurrence des élites est la forme régulière de leur circulation. Un des épisodes les plus connus du conflit entre les ingénieurs et les baudelairiens aura été la tentative de Georges Bataille pour substituer à la critique marxienne de l’économie politique, fondée sur le dédoublement de la valeur-travail en valeur d’échange et valeur d’usage, une sociologie de l’économie générale, fondée sur la perte régulière, dans toute organisation économique, de quanta de valeur. Bataille, avec beaucoup de perspicacité, détourne donc les significations strictement économiques des phénomènes récurrents de dévaluation. Au lieu de présumer, comme le fait la critique de l’économie politique, que ces destructions régulières de marchandises et de capital sont « irrationnelles » (et indépendantes de la volonté des producteurs, les ouvriers, et des entrepreneurs détenteurs des capitaux), il les compare aux destructions rituelles de biens matériels (profanes ou sacrés) observées par l’ethnologie. Du potlach, rite de l’échange ostentatoire par surenchère de l’offre et de la demande en défi réciproque, Bataille tire la notion de « part maudite », qu’il situe dans une généalogie combinée des opérations religieuses du sacrifice et de la circulation des biens. L’objectif philosophique de Bataille est précis : déloger l’entendement économique de la position hégémonique qu’il occupe dans la conscience contemporaine, en repensant l’histoire de l’économie comme une des ramifications de l’institution sacrificielle. Si la part qui va aux dieux au nom des prescriptions sacrificielles est autant de soustrait à l’économie, de fait, inversement, la part prise par les activités économiques (produire, épargner, dépenser, investir) est autant de soustrait aux dieux. Une telle problématique équivaut bien à une mise en question inconditionnelle de l’idéal économique, et par conséquent de la conscience prométhéenne et faustienne. Elle n’a d’ailleurs pas encore tenu toutes ses promesses. Bataille en est pour une large part responsable. Pourquoi ?