Mai 2013
Noble désinvolture
Dans un récent commentaire de la méthode de Thucydide, il vient à François Hartog une formule lumineuse : « Ainsi l’empire athénien (avec ses trois composantes que sont les remparts, la flotte et l’argent) sert de modèle pour retracer l’histoire du passé » (Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Gallimard, 2007, p. 77]. L’exégète veut montrer quel « historicisme » avant la lettre oriente le récit de l’écrivain grec, mais détournons plutôt ce retournement critique : peut-on dire avec plus de concision à quoi tient le principe empire !
Des trois facteurs ici retenus pour définir le primum movens de l’hégémonie montante d’Athènes sur le monde grec (sur le moment grec du monde méditerranéen), un seul ressortit de l’étendue, les deux autres relèvent de la fluidité, celle des flots et celle des drachmes. Et encore la dimension d’espace n’occupe-t-elle en réalité dans cet ensemble que la place la plus modeste : les remparts d’Athènes n’ont rien de particulier (toute cité s’identifiant à cette fonction refuge garante de sa liberté et de ses lois), et encore ne dessinent-ils d’espace que de circonscrire une enceinte – ligne, limite, frontière, à partir desquelles de l’espace devient calculable (une surface), et concevables un territoire et un sanctuaire (une juridiction, un nomos).
La religion asymétrique
Récemment interrogé en direct sur ce que lui, l’ancien candidat à la présidence de la République, dirait – à la place de François Hollande en visite à Pékin – aux dirigeants chinois, en matière de droits de l’homme, J.-L. Mélenchon se fit d’abord prier avant de cesser de feindre qu’il n’entendait pas la question. Puis, à la troisième reprise insistante des journalistes, lui vint la trouvaille, celle qui distingue les étoiles de tous les chapiteaux. Haussant les épaules, et affichant moue dédaigneuse car, à lui, vous savez bien, on ne la fait pas, il asséna : « Pourquoi voulez-vous que je m’inquiète du sort d’une théocratie ? Le Tibet fait partie (légitime) de la Chine populaire depuis toujours. » Moment édifiant, et du plus vrai comique : en plein siècle de la religion civile universelle des Droits de l’Homme, on voyait surgir du musée Grévin un grand déchristianisateur millésime 1793 qui, pris en flagrant délit d’anachronisme, préfère imaginer le peuple tibétain désossé par Pékin plutôt que de passer peut-être pour un suppôt des prêtres et des lamaseries.
L’anecdote se corse du fait de sa quasi-simultanéité avec les péripéties qui émaillent le règne commençant du Dalaï Lama de Rome. Avec ou sans intention de pittoresque, le pape François, il y a quelques jours, avait prié les media d’assister à l’installation de son prédécesseur Benoît dans sa résidence de monarque pensionné, à la retraite après démission : l’ancien et le nouveau détenteur des Clefs, tous deux domiciliés sur le territoire du Vatican, s’entretinrent aimablement devant une tasse de thé et se promirent de se rendre visite, en bons voisins qui cultivent le même jardin.
Syrie, la guerre mondiale en miniature
Par « relations internationales » on entend l’art d’évaluer les coûts matériels et symboliques de l’hégémonie entre États depuis la fin de la guerre de Trente Ans (1648). De cette période en effet date pour les appareils politiques nés de la sécularisation (ou transformés par elle) la nécessité vitale de réguler l’anomie inhérente à « l’état de nature », tel étant le nom alors donné aux relations interétatiques par les juristes et les philosophes. Cent cinquante ans plus tard, les guerres en chaîne déclenchées sur le continent européen par la Révolution française, confirmèrent que, décidément, cette première sécularisation du politique serait définitive. À ce nouveau régime de la guerre et de la paix – l’infaillible enchaînement rétroactif des guerres civiles et des guerres entre États – il faudrait donc appliquer un ensemble lui aussi nouveau de techniques et de catégories spécifiques, à commencer par la notion d’ « équilibre des puissances », la seule véritable pierre de touche de la pratique des « relations internationales ».
Comment définir au mieux cette si creuse notion géopolitique d’« équilibre » ? Elle ne fait sens, en vérité, cette grandeur fonctionnelle, que par opposition sous-jacente à son antipode conceptuel, la catégorie de « l’état de nature », autrement dit la guerre (par nature, sans règles aucunes) entre États : étant entendu (par le sens commun en matière politique) qu’il importe à tout prix, soit d’éviter cette anomie et ses risques, soit de ne s’y exposer qu’en vue de gains censés compenser les destructions qu’elle entraîne, la métaphore de l’« équilibre » exerce là toutes les vertus pragmatiques possibles. La guerre aggravant par nature et par intention les déséquilibres qui la provoquent, on s’accorde pour nommer « équilibre » toutes les mesures susceptibles de la prévenir : censées corriger les frictions et les tensions belligènes avant l’inéluctable éclatement du conflit que ne dénouerait plus alors que l’incontrôlable raison du plus fort, la volonté du vainqueur. « Équilibre » désigne donc, en langage géopolitique, une authentique économie de la guerre et de la paix : tout État se donnant par définition, puisqu’il est de jure souverain, comme un foyer virtuel de guerre dans la communauté des États, celle-ci doit penser d’avance le risque d’anomie qui lui est inhérent et immanent. La pragmatique dite des relations internationales désigne génériquement cette anticipation et ses pratiques spécifiques (droit international, diplomatie, statistiques, etc.). À la menace de l’anomie (la guerre), l’intelligence géopolitique ici à l’œuvre se propose donc d’opposer l’outil fonctionnel qu’est l’échelle des intensités de l’anomie, selon une méthode probabiliste comparable à celle de toutes les applications du principe de prévention ou de précaution : pensant qu’une intensité extrême n’est qu’une grandeur plus grande qu’une intensité moyenne ou réduite, on espère agir efficacement sur les désordres définis comme de faibles niveaux d’anomie, et non plus comme de purs et simples manifestations du Désordre. Implicitement, cette pratique rend caduque toute idée normative possible d’un ordre politique quel qu’il soit : y prend valeur prescriptive d’ordre tout ce qui contribue à réduire le désordre, variable mais constant, qui caractérise toute société. La où règne cette pratique (et elle ne cesse de s’universaliser), là se taisent les idéologies et les provincialismes.
La guerre en trompe-l'œil
Entre autres raisons constantes de l’autorité universelle de l’Art de la guerre, le plus ancien traité connu en la matière, considérons celle dont les commentateurs font le moins état : le sens plastique aigu de l’auteur, Sun Tse, son souci du beau en toutes occasions, sa volonté de conformer nos talents techniques aux qualités subtiles des cinq éléments cosmiques du vivant (la Terre, l’Eau, le Bois, le Feu et le Métal). Quoique le mot n’apparaisse jamais sous sa plume, d’un tel technicien, en Occident, depuis des siècles, nous parlons sans hésitation comme d’un artiste – soit qu’il élève la maîtrise des « arts mécaniques » à la hauteur des « beaux-arts » (et nous raisonnons alors comme les Anciens et comme s’ils réconciliaient le démiurge et le poète, l’habile ouvrier et l’inspiré), soit qu’il considère l’État comme une œuvre d’art. Nous guide alors un motif moderne, celui popularisé, par exemple, par Schiller (« la plus parfaite de toutes les œuvres de l’art, l’édification d’une vraie liberté politique » – ainsi la deuxième des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme esquisse-t-elle, en 1794, son projet anti-platonicien : la synergie des beaux-arts et du politique).
Le rapprochement s’impose à tous points de vue : le point de vue spécialiste des experts de la guerre stratégique (« semblable à un art politique rationnel », note Alain Joxe dans son propre commentaire de Sun Tse), mais aussi le point de vue généraliste des… humanistes, eux pour qui le beau ne se sépare en aucun cas du vrai et du bon – et en matière de guerre aussi ? faut-il alors se demander. Pourtant, le même rapprochement qui, ici, réduit l’écart d’expertise stratégique de l’Orient et de l’Occident décèle et dénonce aussi le défaut secret de l’humanisme que ce parallèle réjouissait tant (et qui, d’un jésuite justement, fit le premier traducteur de Sun Tse) : l’Occident fait grand cas de Leonardo da Vinci ingénieur militaire et peintre magistral, mais cet inspiré fait l’exception plus que la règle. Nous prétendons nous partager entre ces deux vocations, nous n’en savons pas moins que, si l’esthète règne, l’utilitariste gouverne. Et cette inégalité flatte la conscience morale, souvent paresseuse, mais la rend suspecte de mauvaise foi : la quantité de cautèle nécessaire aux prouesses du stratège ne fait bon ménage ni avec la morale ni avec la vérité, c’est ce qu’il faut comprendre pour que l’humanisme ne dégénère pas en hypocrisie ou en posture. De ce mystère, il n’est jamais question qu’à demi-mot, il a la peau dure, le cuir bien tanné. À quelles conditions le grand stratège qui ruse pourra-t-il donc passer à juste titre pour un grand artiste qui enseigne ?
Syrie : essai d'hologramme
En quelques heures, la « miniature » de guerre mondiale qui servait de titre au troisième billet de mai de La Quinzaine géopolitique – « Syrie, la guerre mondiale en miniature » – vient de changer d’envergure. Refus français d’une participation iranienne à la prochaine conférence internationale de Genève, revers de l’Armée Syrienne de Libération dans la région (stratégique) d’Homs, entrée en guerre ouverte des milices du Hezbollah aux côtés du régime syrien bénéficiaire des livraisons d’armes russes, replis diplomatiques américains, replis militaires kurdes en deçà de la frontière turque… – pendant que, du côté irakien, égyptien, tunisien, les tensions endogènes se renforcent sans cesse… et les attentats aussi…
Aucun doute : en Syrie, le schéma de guerre du premier jour n’a pas changé de nature (un conflit d’ambiance local élargi à l’échelle régionale et confessionnelle, mécaniquement répercuté sur la vieille scène russo-américaine, fantôme de la bipolarité Est-Ouest de jadis), mais sa nouvelle intensité géopolitique indique que, de fait, une page se tourne. Le pronostic en devenant donc d’autant plus précaire, on se contentera ici de quelques observations de surface, dans le seul souci du long terme qui oriente trois questionnements.