Juin 2014
Penser l'espace-temps zéro
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De toutes les espèces animales qui peuplent la biosphère, une seule, homo sapiens, s’est maintenue en inversant les contraintes biologiques d’adaptation interactive de tout vivant à son milieu en un processus technique et symbolique de transformation sans fin de ses propres conditions de vie. La technique n’aménage pas seulement le donné, comme des castors une digue, elle le retraite de fond en comble, elle lui substitue à la longue une seconde nature, chantier permanent et interminable qu’elle conforme à l’espace-temps cosmologique résultant de l’intuition et du calcul humains. Ce faisant, elle quitte sans retour sa niche d’origine, les lieux de l’hominisation, élabore et bricole des foyers nouveaux d’humanisation.
En modifiant ainsi les interactions spécifiques du vivant avec lui-même et avec ses ressources, homo faber s’est doté d’un destin unique en son genre : homo sapiens sait ce qu’il fait, il ne sait pas ce que fait ce qu’il fait. Il prémédite ses travaux, mais l’extension des sciences ne réduit pas l’empire de l’imprévisible car elles se fragmentent sous l’effet double de la spécialisation et de l’idéal cybernétique. Le destin technique d’homo faber avait déjà provoqué plusieurs fois de l’inattendu – tout récemment, l’électrification généralisée de l’existence humaine en a bouleversé l’espace-temps en y introduisant de la simultanéité, l’ubiquité de la télécommunication de masse par exemple.
Le règne de la technique avait jusqu’alors enseigné la distinction mécanique et rationaliste de la cause et de l’effet. Le règne universel de l’électricité abolit ce dogme philosophique : sur nos réseaux numériques, la vitesse de la lumière creuse des plages de vie dans l’espace-temps zéro de la simultanéité et de l’ubiquité pour tous. Mais ce règne questionne aussi l’animalité de l’espèce humaine, son corps physique, ses sociétés et son identité générique, puisque pour l’électricité tout corps conducteur se présente aussi comme un obstacle, comme une résistance à vaincre en vue de sa propre dissipation irréversible. Les théorèmes contemporains de l’accélération de l’histoire intériorisent tous cette nouveauté fulgurante de l’époque électrique : sa religion primitive, son nihilisme spontané, endémique, c’est l’angoisse de l’entropie, cette intuition d’événements déjà révolus quand nous croyons les percevoir au présent ou les prévoir. « L’accélération est la loi du temporel conscient » (R. Abellio).
Souveraineté et désir
Même chez les pères fondateurs de la séparation des pouvoirs, l’autorité indivise du Souverain, peuple ou monarque, reste fondement, principe premier de la fondation des lois : « La volonté du souverain est le souverain lui-même » (Montesquieu, De l’esprit des lois, I, 2, 2). Mais à qui impose-t-il donc cette volonté ? Quelle autre volonté doit-elle subjuguer, dominer ? À quelle volonté la sienne doit-elle faire la preuve de sa supériorité, de sa suzeraineté ? Bien conscient de la nécessité impérative d’une réponse (d’elle seule, de sa possibilité dépend que la volonté souveraine puisse s’affirmer, se constituer légitime), Montesquieu, quand il réactive la tripartition grecque des régimes politiques, assigne à chacun un caractère, une qualité spécifiques. La démocratie, dit-il, présuppose la vertu, comme le régime aristocratique appelle l’honneur, et la monarchie la gloire. Les constructions juridiques de la pensée libérale tirent ainsi leur rationalité propre de leur rapport intime à une construction éthique : elle, et elle seule, leur garantit leur efficacité parce qu’elle décrit le sujet juridique de l’empire des lois comme un être moralement souverain, maître de soi, ennemi, par conséquent, de toute possible tyrannie. Mais quid de la souveraineté si tel n’était pas le cas ? Si la volonté du souverain était celle d’un sauvage ? d’un barbare ? d’un primate exterminateur ? Si le Souverain ne savait pas ce qu’il veut ? Outre que notre siècle génocidaire a de fait rencontré un Sauvage qui n’est ni si bon ni si adulte que prévu du temps de Bodin ou de Benjamin Constant, la pensée du politique, dès sa naissance, procédait avec moins de pudeur que les modernes : le souverain, dit Platon l’aristocrate, montre sa volonté en domptant le « gros animal », le dangereux adversaire du sage et roi philosophe, le sujet passionnel prêt à défier ou défaire le sujet rationnel – autre manière, plus rude et moins prude que celle de Montesquieu, de souligner l’inconnue morale qui pèse, en amont, sur l’autorité politique ; mais identique synergie des deux natures en jeu dans l’empire des lois. Dans cette optique, le « gros animal » ne deviendra donc animal politique que s’il s’efforce d’abord de se dompter. Le précepteur des princes précède le souverain, le suivent ses conseillers. On commence par dompter le dompteur – on ? Qui ?
Comment procéder quand on n’est pas fils de roi ? La réponse dépend de l’idée qu’on se fait de l’animalité en cause dans l’empire de la volonté aux prises avec l’être de désir, le sujet passionnel et pulsionnel. Nous avons adressé la question à René Major, un psychanalyste pour qui il n’y eut jamais de clinique et de théorie analytiques qu’articulées à la problématique de l’autorité – comment s’autoriser pour autoriser (l’ignorer condamnant, jusqu’à nouvel ordre, à s’en remettre à des lois obscures puisqu’enjoignant ou interdisant sic volo sic jubeo, sans raison avérée autre que par « force de loi ») ? Trois livres en particulier jalonnent cette réflexion : De l’élection (1986), La Démocratie en cruauté (2003) et, cette année, Au cœur de l’économie, l’inconscient.
Retours sur la Grande Guerre (3)
La guerre dite « totale » oppose encore bien des zones d’ombre à la recherche historique sérieuse. À bon droit on s’étonnera, par exemple, de la date de parution du livre, Der totale Krieg, que lui consacre, peu avant sa mort, un des colistiers de Hitler dans le putsch raté de Munich (1923), l’ancien généralissime allemand Ludendorff : 1935. Pourquoi un tel intervalle – une décennie presque – entre le manuel et la Grande Guerre, l’expérience de terrain mise après coup en préceptes (la traduction française, elle, n’attendra pas : 1936) ? La question s’impose pour au moins deux séries de raisons : le titre choisi par Ludendorff reprenait une formule déjà courante – comme le suggère le titre choisi par Ernst Jünger en 1930, dix ans après Les Orages d’acier : La Mobilisation totale, où certes l’adjectif, « totale », flatte le culte et le style totalitaire des totalités de l’époque mais non sans récapituler les accents de 1914, qui portaient sur le caractère de masse organisée de la mobilisation plus que sur son caractère organique. « Total », le mot fétiche de ces militaires du nationalisme ultra, exprime leur conviction dogmatique : passer de la masse à la puissance, passer de l’organisation mécanique de ces masses à leur unité organique, dont les langages totalitaires exaltent le stade fusionnel, au nom de « l’homme nouveau ». De cette concentration fusionnelle à l’univers concentrationnaire, la généalogie de cette « totalité » se joua d’abord dans cette zone, dans cet espace-temps où une machine de guerre fit main basse sur les sociétés qui l’avaient construite et instituée.
Seconde série de raisons : Ludendorff a bel et bien laissé sa griffe à la forme de guerre dite « guerre totale », mais non sans voler la vedette à d’autres militaires qui ne contribuèrent pas moins que lui à en repérer les particularités stratégiques et opérationnelles. D’eux on ne parle guère – ce qui, aujourd’hui encore, retarde le moment de saisir la contradiction la plus aiguë des militaires et ingénieurs de la « guerre totale » : par dizaines de millions, elle enrôla des masses de combattants quand, dans son principe stratégique, elle les mobilisait plutôt comme les servants et les opérateurs d’une Machine motorisée et automobile. La Grande Guerre en aura vu se déployer simultanément les trois formes, la terrestre (le blindé à chenilles), l’océanique (le sous-marin), l’aérienne (l’escadre de chasseurs).
Tel le général de l’aviation Giulio Douhet, en Italie, véritable visionnaire, dès avant la Grande Guerre, du bombardement massif visant les populations civiles au moins autant que les positions ou les lignes de communication de l’adversaire. L’année même où la « guerre totale », avec Ludendorff, passe dans le langage des officiers stratégistes reconnus, Douhet, en France, fait l’objet d’un essai bien informé, dû au lieutenant-colonel Paul Vauthier, La Doctrine de guerre du général Douhet, pages que préfacera un certain maréchal Pétain. Vauthier résume le traité de guerre aérienne publié par Douhet en 1921, Il dominio dell’ aria, il en donne aussi quelques extraits. Lecture édifiante, riche de sens pour les historiens de la stratégie : les deux généraux, le français et l’italien, comprennent en même temps en quoi l’avion et l’aviation, c’est-à-dire la prise de l’altitude contrôlée au sol, viennent de transformer en profondeur toute l’économie et toute la conduite de la guerre.
Retours sur la Grande Guerre (4)
« La Grande Guerre », dit-on, comptant d’août 1914, son début, à novembre 1918, l’armistice. En réalité, ces dates, les historiens sérieux ne savent quel usage intelligent en faire : ils ne confondent pas datation (des coordonnées de temps calendaire) et périodisation (le sens d’une époque), ils ne peuvent néanmoins s’expliquer comment la portée de l’événement diffère à ce point de sa durée. (Il en va d’ailleurs de même de tout événement véritable : il a lieu, nul ne sait depuis et pour combien de temps – équivalent ironique de ces événements qu’on dit fondateurs parce que, se renouvelant de génération en génération, leurs significations semblent inépuisables ; équivalent historique de ces structures particulaires où les physiciens ne cessent de repérer de nouveaux corpuscules, ni réels ni imaginaires mais quantiques, à l’image des théologiens, naguère, multipliant les hypostases et les théodicées, ou des psychologues, aujourd’hui, inventant des pulsions à chaque nouvelle doctrine égologique). Sur notre imaginaire historique, la portée de la Grande Guerre, irréductible à sa durée, exerce les mêmes effets, elle nous enseigne la puissance de l’incalculable. Et les comparaisons tentées pour conjurer l’énigme en la ramenant à du connu, à du déjà vu – la Grande Guerre, seconde guerre du Péloponnèse ; la Grande Guerre, seconde guerre de Trente Ans – se savent vaines, ou plutôt : plus nous y recourons, plus se confirme ce que nous redoutions (la portée de la Grande Guerre, de fait, s’avère inconcevable, elle excède toute tentative d’interprétation, même apocalyptique).
Tôt ou tard, se dira-t-on, tout événement, même fondateur, finit par perdre toute portée, et n’a plus d’autre existence que celle, végétative ou spectrale, des poussières de l’érosion (les archives, les ruines, les vestiges, les moraines). Certes ; mais même cet argument du nihilisme éclairé ne suffira pas puisque la portée d’un événement ou d’un avènement, à la différence de sa durée, ne dépend en rien de nous. Les conflits commencent, ou s’achèvent ; mais si dure, sous d’autres formes, le clair-obscur des passions qui les nourrissent… Dans le cas de la Grande Guerre, la technique extrême de l’analogie – le rapprochement avec la guerre grecque, dans l’Antiquité, ou avec la guerre franco-anglaise, au Moyen Âge –, cette technique n’a de valeur herméneutique que par défaut : si elle ne répond pas à ce qu’on en attend (« expliquer » l’événement obscur) du moins donne-t-elle à penser, mais comme obscur, un genre d’événements bien particulier, ceux que nous ne pouvons ni comprendre ni oublier. Face à eux, face à leur singularité de phénomène extrême à la fois inintelligible et inoubliable, l’intelligence se voit mise au défi – et comment ne s’en féliciterait-elle pas ? Car il ne lui reste qu’une alternative : soit elle se repliera dans le dépit ou la mélancolie (pour échafauder quelque mythologie de l’histoire, territoire maudit de l’absurde), soit elle reconnaîtra dans l’intensité même de l’événement un de ces signes qui l’invitent à se réformer elle-même. Sans eux elle ne sortirait jamais de son sommeil dogmatique. Sommeil qu’on dira aussi bien pathologique – qu’est-ce en effet qu’un événement à la fois inintelligible et inoubliable sinon un traumatisme ?
Après le Léviathan (9)
Toute science naît d’une intuition imprévisible et progresse par souci de précision : ce qu’elle doit de nouveau à l’imagination, elle le perfectionne grâce à une langue rigoureuse. La pensée du politique date du jour où les Grecs tempérèrent leur goût du récit mythologique et cherchèrent à définir, au-delà des métaphores poétiques de l’expérience, les relations stables qui caractérisent un état du monde, distinct des impressions que nous en avons. Si aujourd’hui encore les trois formes de pouvoir politique systématisées par eux nous servent d’évangile, elles le doivent à leur cohérence de classification nécessaire et suffisante. Comme toute doctrine, cette tradition grecque du politique n’en a pas moins son talon d’Achille : elle ramène à trois les types fondamentaux de pouvoir légitime, elle leur oppose un quatrième cas de figure, leur dénaturation (toutes les formes possibles de tyrannie), mais elle n’a pas jugé nécessaire d’inclure les formes impériales du pouvoir dans sa classification. D’où la distinction opérée par les Modernes entre « domination » et « hégémonie » : en tradition grecque au sens strict, il n’y a pas de théorie de l’empire, lacune qu’il fallut bien combler si l’on voulait donner de nouvelles chances à l’esprit de système sans lequel il n’y a pas de science. La nécessité s’en fit sentir dès l’époque romaine de la fondation de l’empire. Les Grecs avaient pu considérer l’empire perse comme une anomalie de l’histoire (comme un corps « barbare », étranger à leur conception du règne des lois), et leur perception s’était renforcée quand, à l’époque de la traduction de la Septante, elle avait fait une place à la théologie politique de la Bible, dans laquelle la forme empire fait également l’objet d’un rejet inconditionnel, lié à l’expérience de la déportation babylonienne, fatale à la monarchie davidienne. Les Romains, au contraire, souffrirent, dès le Ier siècle ap. J.-C., de l’écart flagrant entre la réalité impériale de leurs institutions césariennes et les prémisses grecques de leur tradition. Ce que les Grecs et les Juifs alexandrins jugeaient normal et rationnel d’exclure hors du champ de la rationalité politique, à savoir la forme empire de la domination (sa forme transnationale), les Romains, passés du régime de la cité au régime de la Ville centre ombilical de l’univers des nations, les Romains ne purent ni le maintenir en l’état ni le penser selon sa véritable nature. Le citoyen romain que fut saint Augustin tenta sans doute de traduire en catégories politiques et théologiques la réalité de la domination romaine sur le monde méditerranéen – la méthode ne pouvait faire école puisqu’elle-même admettait la non-compatibilité des deux « cités », l’humaine et la divine, sur la dualité dissymétrique desquelles elle raisonnait et fabulait comme Platon sur l'Atlantide mythique et l'Athènes réelle.
Après le Léviathan (10) : devant Béhémoth
« Comment devient-on génocidaire ? », se demande Damien Vandermeersch dans l’essai qu’il publie l’automne dernier sous ce titre, au GRIP, un think tank bruxellois. À partir de 1995, ce magistrat belge instruit au Rwanda puis en Europe, sur commissions rogatoires belges ; d’où sortiront des inculpations, puis, de l’été 1994 à l’hiver 2009, quatre procès devant la Cour d’assises de Bruxelles, distincts des dossiers instruits par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda).
La vertu de ces 160 pages ? Indiquer les accès en ligne aux milliers de pages des archives judiciaires ; condenser l’expérience, longue de quinze ans, d’un juriste on ne peut plus conscient de la disproportion écrasante qui caractérise sa tâche : d’un côté, le fait accompli du génocide, massacre de masse perpétré au grand jour, de l’autre l’opération juridique de l’inculpation et du jugement, conçue selon les catégories de la responsabilité, par définition personnelle. Dans notre « siècle des génocides » (Bernard Bruneteau, 2004), il y a trop peu de juristes prêts à reconnaître d’emblée cette disproportion pour ne pas les écouter quand ils comprennent, comme D. Vandermeersch, à quel point elle dénature l’autorité du juge et du droit, et comment elle la ruine. La notion même de « génocide » en fait l’aveu dès son établissement en une catégorie du droit international puisqu’elle implique un bourreau : une collectivité organisée en appareil criminel doté d’une autorité légale, tandis que les magistrats inculperont des personnes, le droit, par définition, ne connaissant pas de responsabilité collective et en excluant même, de principe, l’hypothèse. Dans le cas du Rwanda, la faille entre la question de fait et la question de droit s’avère pourtant bien plus béante encore que dans l’histoire des génocides – et ce pour une raison précise, qu’expose le magistrat belge.
D’où, première remarque, le timbre lugubre de tels ou tels passages où D. Vandermeersch s’efforce de justifier les constructions juridiques de la magistrature : « […] ménager des lieux spécifiques, des endroits où la prise de parole est possible. La justice offre un de ces espaces. Par son caractère contradictoire, le procès pénal donne la parole aux différents acteurs : victimes, témoins, accusés. Ce faisant, il devient le théâtre d’une nouvelle confrontation puisque chaque protagoniste apporte son éclairage, sa vision des faits. Le procès permet à tout le moins d’évoquer “ce qui s’est passé” et aide à mieux comprendre. En se centrant sur les responsabilités individuelles, la justice fait en sorte que les crimes commis à grande échelle ne soient plus noyés dans la masse et ainsi anonymisés : elle leur donne un nom, un visage, une voix » (p. 28-29). Le lecteur de ces lignes ne reste pas seulement incrédule (qu’est-ce au juste qu’une instance de droit qui déclare « acteurs » aussi bien le rescapé d’un génocide que quelque tueur parmi des dizaines de milliers de tueurs ? que pense au juste du génocide, de ce génocide et de tous les génocides du siècle, une opération juridique qui constitue de tels « acteurs » comme une fable imagine des personnages, et comme le théâtre distribue des rôles ? Le TPIR siège-t-il donc en juge de paix arbitrant entre deux parties et démêlant quelque litige brouillé par le double langage d’intérêts contradictoires ?).
Vapeurs d'empire
On aime rappeler que le langage vient à l’homme pour qu’il puisse dissimuler sa pensée mais on omet de dire qu’il rend un service égal, et plus appréciable encore, à l’absence de pensée. Le stuc de la langue de bois agit comme le mastic frais : il se coule dans la moindre fissure, l’obture et la masque, seconde peau qui n’enveloppe qu’un creux. On rend donc à la pensée en panne ou paresseuse la pièce de sa fausse monnaie chaque fois que s’évente son leurre. Il n’y faut qu’un peu d’attention, pareille à celle des hommes d’oreille qui savent entendre un bégaiement, un silence, un lapsus et écouter ce qui se dit dans ces indiscrétions accidentelles, involontaires, si précieuses à la vérité d’une situation.
On dit aussi : traduttore traditore. Autre forme de dénaturation du sens, puisqu’il y va non du langage en général, mais du carrefour de deux langues et de l’irréductible angle mort de la traduction chaque fois qu’il faut que l’une croise l’autre, et que l’échange dure. On se réjouit donc de bon cœur chaque fois qu’on a l’occasion d’éviter cette avarie, car on saura alors qu’on vient d’échapper à un piège de langue, à une perfidie de la langue de bois, à un traquenard comme il y en a par myriades depuis que la relation de pouvoir passe par l’industrie de la propagande, l’art de la falsification astucieuse ou expédiente des signes de la communication. Le langage fourmille d’actes manqués, mais la propagande et la langue de bois voudraient les choisir à notre place.
On se réjouira donc plus encore, on rira même si le faux monnayeur se voit pincé par son traître de traducteur, et en public, comme cela arriva à Karl Marx victime, en 1968, du traducteur français anonyme du Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte aux Éditions sociales. « La bourgeoisie […] se lamente sur la stupidité des masses, de la “vile multitude” qui l’a trahie en faveur de Bonaparte. C’est elle-même qui a renforcé violemment l’impérialisme de la classe paysanne, c’est elle qui a maintenu les conditions qui ont donné naissance à cette religion paysanne », écrit Marx dans la VIIe section de son essai (p. 129). Et l’anonyme traducteur de préciser en note de bas de page, à propos de cet « impérialisme » : « Il s’agit ici du culte de l’empereur. » Pourquoi a-t-il jugé bon de le préciser ? Parce que le même terme vient sous la plume de l’auteur, mais dans un tout autre sens, dès la section II, à propos de « l’opposition républicaine officielle » à la monarchie de Juillet. Cette opposition, affirme Marx, ne constitue pas une « fraction de la bourgeoisie rassemblée par de grands intérêts communs », mais « simplement une coterie de bourgeois, d’écrivains, d’avocats, d’officiers et de fonctionnaires d’esprit républicain, et dont l’influence reposait sur l’antipathie personnelle que le pays ressentait à l’égard de Louis-Philippe, sur les souvenirs de l’ancienne république, sur les convictions républicaines d’un certain nombre d’enthousiastes et surtout sur le nationalisme français, dont elle entretenait soigneusement la haine à l’égard des conventions de Vienne et de l’alliance avec l’Angleterre. Une grande partie de l’influence que Le National [le journal parisien] possédait sous Louis-Philippe était due précisément à cet impérialisme masqué ; mais il devait plus tard, sous la république, trouver sur ce terrain un concurrent redoutable en la personne de Louis Bonaparte. » Ici, donc, évocation, et non équivoque, de l’autre « impérialisme » évoqué dans le texte de Marx : l’hégémonie française sur le continent européen, et son endiguement, en 1815, par les puissances alliées contre l’Empire. Certes, les deux impérialismes, en la personne de Napoléon Ier, n’en font qu’un – mais le second, l’hégémonie, lui est antérieur, les historiens, même non monarchistes, le faisant remonter au siècle de Louis XIV.