L’Europe sans son grand espace
 
À l‘heure où, par un effet classique d’accélération, s’enrayent et la logique de chacun des sous-systèmes du grand espace européen et leur réseau commun, une question au moins s’impose à ceux qui l’habitent ensemble : cette paralysie ne sanctionne-t-elle que leur espace-temps, pour des vices constitutifs qui ne seraient que les siens, ou bien fait-elle sens plus général, par-delà l’Union Européenne et l’eurozone, et le signale-t-elle alors aussi aux quelques autres grands espaces dont se compose pour le moment l’ensemble humain ? Quelle autre question pourrait d’ailleurs rendre à l’esprit la profondeur de champ et d’initiative dont va paraître le priver, comme toute crise grave de la décision, celle qui commence et qui se généralisera en aggravant chaque jour la sensation morbide de fatalité commune à de tels enchaînements ?
 
Si l’idée même de grand espace a vu le jour en Europe, ses débuts dans la réalité monétaire et bancaire associent les vainqueurs de la Grande Guerre – soit, pour l’essentiel, la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis construisant dès 1919 les principes régulateurs de circulation des grandes devises sur le marché mondial (Gold Exchange Standard). Cette horlogerie ingénieuse de leur peréquation se fonde, quant à sa règle première, sur la proportion d’or censée détenue par les trésoreries responsables du cours des devises nationales sur le marché qui, par ailleurs, sert aussi d’indicateur au niveau d’activité de l’échange des marchandises en tout genre. Le grand espace, dans cette toute première conception anglo-américaine, fonctionne donc comme une machine à la fois monétaire, économétrique et géopolitique : (1) il prolonge (pour la dernière fois) la référence classique à l’étalon-or, en vigueur depuis la fin de l’Ancien Régime ; (2) il admet l’utilité et la nécessité d’une régulation internationale, même rudimentaire, de l’interface monnaie / marchandise (informée par les grandes places boursières) ; (3) il invoque une rationalité macro-économique de la gestion de laquelle il exclut néanmoins une partie des grandes puissances du jour (Allemagne, Russie) – les rationalisations des économistes ne dissimulant dès lors plus beaucoup leur qualité principale, celle de paravent mercantile d’un avantage de nature stratégique, conquis sur le terrain de la paix et de la guerre, non pas sur celui de la concurrence économique au sens manchestérien du terme.
 

L’élan de l’hétérogène
 
Quand, par hommage obvie aux travaux pionniers du Collège de sociologie, nous rappelons aux économistes que le vrai talon d’Achille de leur discipline et de leur pouvoir ne tient qu’à leur oubli de l’hétérogène, nous pointons une évidence qu’ils ne méconnaissent pourtant pas – puisque, par définition, les sciences économiques, dès leurs premiers modèles physiocratiques, visent un idéal d’homogénéité, fondé sur l’application et la transformation du calcul comptable et budgétaire marchand à l’ensemble des flux et des stocks de biens susceptibles d’un acte d’échange sur le marché (national puis international). L’objection principielle de l’hétérogénéité tient, quant à elle et quant à nous, en peu de mots : puisque cette définition économique et économiste du travail le rétrécit au monde de ses produits (elle le fait par méthode, non par distraction), elle l’isole de tout ce que les cycles du travail détruisent pour arriver à leur fin – et que, par image avec certains modèles thermodynamiques, on conviendra d’appeler ici leur moment entropique, sans en détailler les formes diverses. Démonstration, au demeurant, faite il y a déjà longtemps (N. Georgescu-Roegen, La Science économique, ses problèmes, ses difficultés, Dunod, 1970).
 
Mais non contente de prétendre à l’impossible (saisir l’énergie des travaux humains par abstraction de leur moment entropique), la raison économiste réduit une seconde fois encore les puissances du travail puisqu’elle n’en considère que la seule dimension d’utilité (indispensable, certes, à l’analyse des divers modes et degrés du rendement du travail), par abstraction de tous les autres (ceux subsumés par Georges Bataille sous le terme générique de « part maudite »). Sans cette abstraction principielle des finalités non économiques de l’activité humaine, l’homogénéisation typique de l’approche économique resterait assurément impensable : son objet propre, c’est le calculable, la production et l’échange de la valeur. Que par ailleurs l’activité humaine soit puissance incalculable, cela ne concerne pas la pensée économique. Qui nierait pourtant que la pensée de cette puissance incalculable pèse au moins autant que celle du calculable et de l’utile ? Et qui ne voit que, s’agissant de l’hétérogène qui met en échec l’homogénéité des économistes, son nom désigne toutes les puissances de l’incalculable en jeu dans l’existence ? (Puissances d’ailleurs familières aux ancêtres de la pensée économique : dans son Économique, Xénophon, le stratège disciple de Socrate, ne cesse de les évoquer, comme de plaisants paradoxes qu’il convient néanmoins d’inclure, de maintenir inclus dans la théorie parce qu’ils interdisent d’imaginer des domaines de réalité qui seraient « purement » économiques, ou « purement » esthétiques, ou « purement » ludiques ou « purement » liturgiques : l’Économique, à la différence de l’Économie, tenait encore compte de l’hétérogénéité fondatrice du réel – de sa « pluralité », dirait-on aujourd’hui. Haute valeur critique de ces paradoxes, puisqu’ils signalent ce qui, dans toute activité humaine, quel que soit son domaine de réalité, résiste à l’homogène – à l’unidimensionnel, comme dirait Herbert Marcuse –, subsiste et s’amplifie comme corps complexe pour finalement se dissoudre, à l’instant de sa mort, en d’autres complexités : pas d’utilité sans usure, pas d’usure sans dissolution et métamorphose).
 
Terre et mer dans la Bible (1)
 
Jonas
 
Comme les fils croisés du tissu des tapisseries, le texte des monuments de la littérature résulte de l’art virtuose de tramer les leitmotive d’un récit – et de telle manière que, de leurs connexions discrètes, n’apparaisse que le continu des figures présentées à l’imagination, ainsi que le maniement habile des unités élémentaires d’un code produit le sens continu d’un message. Applique-t-on avec précision, non en narrateur mais en lecteur, cette technique à l’un des épisodes les plus populaires de la Bible, le livre de Jonas, que l’on obtient une première approche de la relation terre / mer telle que pensée par la théologie politique du judaïsme antique et par elle enseignée comme un système de rapports entre ces deux espace-temps, celui terrestre et celui marin.
Sur l’imaginaire, le livre de Jonas agit comme une allégorie ; mais la sensibilité n’accepte les conventions de ce genre narratif que de par la rigueur avec laquelle, au niveau discret de la trame, les leitmotive ont d’abord été triés, distingués par le narrateur, pour se croiser ensuite comme à volonté et pour nous communiquer la portée profonde de l’ensemble de la figure. Dès que l’on comprend comment discerner le jeu poétique de ce tout et de ses composantes élémentaires, le moment spéculatif abstrait de cette construction allégorique devient lui aussi accessible. On peut alors reconnaître comment l’architecte (l’auteur) a utilisé les clefs qui portent l’ensemble et l’ouvrent à l’intuition collective de la communauté des lecteurs, de génération en génération.
 
Premier fil : Jonas se cabre contre l’injonction divine (prophétiser contre Ninive, en Assyrie, à l’orient) et, comme en catimini, s’embarque à Jaffa pour traverser les mers vers le ponant. Il s’apprête donc à franchir la Méditerranée, en clandestin de Dieu. Soit : fuir l’élément terrestre, choisir les mers comme refuge (horizontalité, d’est en ouest).
 
 
Terre et mer dans la Bible (2)
 
Jonas, suite et fin
 
Le personnage de Jonas déçoit dès le prélude, tant ses gestes, son humeur, sa distraction, ses sophismes rappellent l’anti-héros, cette figure indispensable à tout grand récit littéraire ou mythique. Jonas déçoit même si bien l’attente créée par son rôle et par sa dignité de prophète, que le lecteur y reconnaît la convention adoptée par le narrateur (et lui attribue ses autres applications bibliques, dans d’autres épisodes, à commencer par le livre de Job) : les épreuves réservées à Jonas valent moins comme des marqueurs satiriques de l’anti-héros (une veine qu’exploitera avec conséquence l’inspiration picaresque) que comme les étapes nécessaires et douloureuses d’une initiation à l’âge d’homme. Elles conduisent à un enrichissement des capacités d’expérience et, par elles, à un approfondissement du champ de conscience. Dieu se moque sans fard de son prophète incapable de percer le sens caché du monde ? Il n’empêche que, de Ninive au détroit de Gibraltar, Jonas aura fait le tour du monde, découvert qu’il abrite diverses religions et que, sous l’injonction d’un dieu irascible, l’homme peut de lui-même venir à résipiscence (en hébreu : techouva). En langage théologique, on dirait : si les voies du Seigneur sont impénétrables, la providence, elle, ne manque pas de se manifester sans ambiguïté – pour le meilleur et pour le pire. En langage éthique, on dira : Jonas, quand il meurt, n’est plus l’immature du début, mais un adulte. Lui aura été révélée la pluralité des mondes.
 
Demandons-nous donc à quoi l’initie l’expérience sans expérience, l’aventure, l’errance qui est la sienne dès la première ligne – demandons-nous ce qui, du fait de cette maturation de Jonas au gré cocasse de ce tour du monde involontaire et peu courageux, ce qui fait malgré tout de Jonas un être hors pair, d’ailleurs jamais reconnu ni accueilli par autrui (les marins le sacrifient à leur peur de mourir, les habitants de Ninive, pour retrouver les chemins de la morale, se passent fort bien de ses services), mourant en solitude hors les remparts de la ville et face au désert. Jonas meurt comme il aura vécu : cabré.
 
 
D’Ankara à Téhéran et retour
 
Synchronies

Les dizaines de morts provoquées hier 20 juillet par une human bomb de l’EIIL à Suruç, en Turquie, à la frontière avec la Syrie, marquent un tournant dans la grande guerre arabo-arabe. Au cœur du théâtre moyen-oriental des opérations de guerre, elles font suite immédiate à l’attaque d’une caserne de l’armée algérienne sur le territoire national, sur le bord occidental (une quinzaine de morts). Si, par simple souci chronologique, on ajoute à ces épisodes l’aggravation concomitante du conflit entre l’armée égyptienne et les Frères musulmans, l’intuition se fait certitude : au total, les États en place font face en ce moment à des offensives d’une intensité accrue, lisible moins dans le décompte des morts que dans la simultanéité croissante des opérations en cours. Or cette simultanéité fait fonction d’indice régulier, depuis l’apparition, en 1914, de longs conflits transnationaux : elle signale que les divers théâtres régionaux de la guerre atteignent comme une sorte de saturation dans l’espace – touchant à leur extension maximale – et que, en revanche, le rythme de la guerre change d’intensité et modifie ses facteurs temps (avant d’intervertir à nouveau ce processus, si le conflit dure, et de connaître de nouvelles extensions). N’hésitons donc pas à recourir, en matière de réflexion stratégique, à la rythmanalyse élaborée par Gaston Bachelard dans les années 1930-1950.
 
Intentionnelle ou non, cette quasi-simultanéité n’en déploie pas moins des significations stratégiques précises puisqu’elle vise une cible – les « États en place » – comme si cette cible était une et homogène, alors que, tout au contraire, ces États n’ont de commun que de se retrouver, bon gré mal gré, captés ensemble et en même temps par l’attracteur de la guerre généralisée. De l’Algérie de Bouteflika, née de l’amnistie décrétée après dix ans de guerre civile (mais interpellée sur son flanc sud par les turbulences tchadiennes ou maliennes, et sur son flanc est par la forte instabilité tunisienne et libyenne) à l’Égypte qui n’en finit pas de recommencer chaque jour, au Caire ou dans le Sinaï, à comprimer les Frères musulmans, en passant par la Turquie bientôt désarmée elle-même par son jeu trouble ou double de terre d’accueil pour les Syriens et de zone grise pour le pétrole de l’EIIL, on n’en finirait pas d’énumérer les disparités et les complexités – quand c’est bien la même et simple situation stratégique de cible (immobile) des commandos de l’EIIL qui définit avec netteté un dénominateur commun à l’ensemble de la zone. Le rythme de la guerre arabo-arabe s’accélère – pour cette raison précisément : aux « États en place » , affaiblis du fait même de leur statique d’État, s’en prend un appareil de guerre de plus en plus mobile, un État virtuel désormais aussi réel que n’importe quel rogue state du type libyen, État qui fonctionne d’ailleurs comme l’état-major d’une nébuleuse de fractions en déplacement permanent, fortes de leur hyper-mobilité logistique et théologique (human bomb ne vit sur terre que pour anticiper et dynamiser le règne anéantissant de l’au-delà pour tous).
 
 
Méditation quantique (13)
 
Puissance de l’irréfléchi
 
L’élan ardent de ses démêlés avec l’enseignement de Bergson aura fini par conduire Gaston Bachelard dans les territoires de la physique quantique. Il y aura creusé sa place et limé sa griffe d’épistémologue. Il aura assisté à ses préludes, suivi de près les controverses qui agitent les relativistes et les premiers explorateurs du photon – car il retrouvait, dans leur différend, des éléments de ses propres grandes objections à Bergson ainsi que, en filigrane, les constantes du débat d’au moins toute une génération de physiciens que divise la dialectique obtuse et friable du continu et du discontinu. Dans cet esprit, il fait parler toute une époque quand il note, en 1950 : « On atteint ici à un des principes fondamentaux les plus curieux de la science contemporaine : la statistique des différents états d’un seul atome, dans la durée, est exactement la même que la statistique d’un ensemble d’atomes à un instant particulier. En méditant ce principe, on doit se convaincre que, dans la microphysique, la durée antécédente ne pousse pas le présent, le passé ne pèse pas sur l’avenir. Puisque la figure de l’évolution d’un individu est entièrement homographique à la figure de l’état d’une société, les conditions de structure peuvent s’échanger avec les conditions d’évolution » (La Dialectique de la durée, p. 62). Bachelard invite lui-même son lecteur à étendre le raisonnement statistique et quantique ici tenu à d’autres sciences que la microphysique : il corrèle, en effet, l’espace-temps d’un individu à celui de sa société, les coordonnées de la goutte d’eau à celles du nuage où elle s’agrège à d’autres gouttes. Un nuage ? Une société de gouttes.
 
Toutes précisions qui nous invitent sans détour à appliquer ce type de corrélation quantique à la classification que nous avons élaborée au fil de nos propres Méditations quantiques, dans l’intention déclarée de réduire autant que possible les anthropomorphismes qu’utilisent à leur insu les grands récits de l’histoire universelle et, depuis Lamarck, leurs téléologies spontanées de l’évolution. Soit, par récapitulation de nos thèses : la révolution électrique et électronique contemporaine dicte au contemporain ses formes fondamentales, et cela suivant un mouvement général de promotion des communications et des transmissions en tête de toutes activités d’aménagement du milieu humain. Cette révolution succède elle-même à la révolution thermo-industrielle survenue dans le XVIIIe siècle commençant de l’Europe anglo-saxonne : extension soudaine de l’énergie thermique mise au service de la mobilité des véhicules terrestres et maritimes (chaudière, puis moteur à explosion). Cette révolution bouleverse la dimension anthropologique du transport (de choses et d’hommes), elle s’étend sous le signe éloquent de « l’accélération de l’histoire ». Elle-même succède à la révolution de l’habitat que l’on discerne à l’œuvre dans l’ensemble des modifications de l’existence humaine subsumées, depuis les années 1930, sous le syntagme de « révolution néolithique ».
 
 
Après la Grèce
 
Comme si, par quelque accord tacite, on convenait de toujours esquiver la question parce qu’on en craindrait les conséquences, l’événement caché dans l’événement de la capitulation du gouvernement grec n’aura pas suscité le moindre commentaire digne de ce nom. Passe encore que le principe réaliste de résignation impuissante qu’il invoque trouve des adeptes – puisque s’applique ainsi une règle ancienne du style démocratique et parlementaire, celle qui en appelle, à haute voix, de la force des choses comme d’un élément inconditionnel de toute décision et prie l’opinion publique de reconnaître ce point de bon sens en se mettant pour ainsi dire à la place du stratège qui s’est fondé sur lui. Mais le déroulement lui-même de cet épisode ? Mais le fait que la règle même de ce jeu ait été ouvertement outragée (le fait qu’un gouvernement disposant d’une majorité législative absolue et la retrouvant, encore renforcée, à l’issue d’un référendum, puisse néanmoins se dédire et remettre les clefs du pouvoir à ceux qu’il avait résolu de défaire), ce fait-là, dans sa pureté de cas limite, dans sa puissance exemplaire et tragique de dénouement vraiment inattendu, ce fait-là passe à la trappe, comme si une vigilante conspiration du silence avait réussi à détacher sans délai l’événement de sa signification, le fait de sa vérité de présage ; avait réussi à le réduire à quelque contentieux banal entre des réalistes et des aventuriers, entre des décideurs et des utopistes – à l’image du « lâchage » de Varoufakis par Tsipras consentant à le démettre sur simple injonction de l’Eurogroupe. Or l’épaisse chape de silence étendue sur le dénouement fait partie du film tout entier, sans guère de doute elle compte plus que lui, et pour une raison aussi simple que forte : si la règle parlementaire et démocratique des majorités légitimées par leur avantage numérique investissait Syriza de tout le pouvoir en Grèce et de beaucoup de prestige en Europe (bien au-delà de ses perspectives programmatiques locales, Syriza incarnait l’ensemble flottant mais tenace des courants « nonistes »), que reste-t-il désormais de cette règle, en Grèce et partout ailleurs en Europe ?