Juillet 2014
L'hétéromobile
Penser le moment géopolitique des empires dans la perspective des révolutions du transport ne se peut sans la technologie de l’espace-temps née avec l’invention des premiers moteurs, ces générateurs où, sous des conditions précises, de la matière se transforme en énergie cinétique et où une chaudière tire à coups de bielle un train de cinquante wagons. Mais le détail de l’enchaînement mental qui mène de cette recherche de l’accélération permanente, initiative technique, à une politique transcontinentale, programme d’une hégémonie impériale, reste le plus souvent dans l’ombre. Nous ne savons toujours pas pourquoi le vieux rêve d’une domination utilitaire des choses se présente toujours sous les atours prometteurs d’une émancipation de leurs utilisateurs, et ne se réalise que sous la forme d’un différend constant entre les inconditionnels de cette toute-puissance et ses réfractaires. Pourquoi la volonté technique de se jouer de l’espace-temps rallume-t-elle par périodes le conflit des volontés parmi ceux qui l’habitent ? Entre ceux qui conçoivent les moteurs, ceux qui leur commandent ou les programment, ceux qui s’en servent et ceux qui les desservent, il n’y a jamais consensus, même après plusieurs siècles d’industrialisme, mais tout au plus un culte inconditionnel de l’efficacité à court terme. L’acuité du malentendu reçoit une illustration d’autant plus spectaculaire quand il se produit chez le même individu, voire à son insu. Si nous réussissons à l’établir avec précision dans un cas particulier, nous pouvons alors espérer mieux comprendre comment il étend ses effets en règle générale, et mieux décider s’il relève de la nature authentique du geste technique ou bien de notre peu de lucidité quant au sens profond de ses implications.
Dans la génération d’Européens que l’expérience de la Grande Guerre conduisit à ce questionnement, dans cette génération « ébranlée » (J. Patocka) par lui parce que mise par elle au plus près de cette énigme et de la vérité de cette époque, il y a, dit le philosophe tchèque, Ernst Jünger. De fait, l’auteur de la Mobilisation totale vécut à la fois à la pointe de l’empire (comme écrivain stratégiste du nationalisme révolutionnaire allemand) et à celle de l’enthousiasme futuriste qui lui inspira Le Travailleur. À ce double titre, il compte à l’évidence parmi ceux qui, dans cette génération, ne distinguaient pas entre exaltation de la technique et volonté de puissance, « grande politique » (Nietzsche). Raison de plus d’examiner de près, au plus près des textes, la construction de cette double perspective : pour lui, elle n’en fit d’abord qu’une – puis, Jünger s’en dégageant peu à peu quand il va écrire Sur les falaises de marbre, elle subsista, non plus cependant comme conviction programmatique, mais comme motif philosophique durable. Au premier Jünger penseur d’une religion de la technique succèdera un second, curieux des techniques de la religion – selon la figure, donc, d’un retournement des termes de la question qui, en lui-même, compte certes autant que la question posée et autant que les différentes réponses qu’elle peut appeler. Retournement classique chez tous les esprits à qui la même idée se révèle d’abord dans un registre révolutionnaire pour se transporter ensuite dans un registre conservateur : chemin de Damas bien connu de tous les « ébranlés », de tous ceux appelés à approfondir leur expérience en apprenant à la faire résonner non pas une fois, mais plusieurs, et sur des plans différents. Vieille histoire ! Ne compte et ne dure, pour un homme, que ce qui lui reste quand il aura brisé ses idoles, à commencer par soi-même.
Retour sur la Grande Guerre (5) : de Vienne à Vienne
Le bon mot de Karl Kraus définissant la psychanalyse comme la maladie dont elle se prétend la guérison touche juste, moins par ce qu’il dit – un lieu commun : le pompier pyromane – que par sa manière, car l’aspect mécanique de la pointe satirique, cela même qui inspire le rire, inspire aussi le désir mimétique de répéter le geste, de prolonger l’ironie, de déformer à nouveau la déformation proposée. Si le rire se communique comme mimique, comme signe expressif d’une émotion contagieuse, il n’éclot pas sans communiquer aussi son motif, drôle ou triste, drôle et triste. Mais son ressort se détend dès qu’il ramène son motif au régime normal des significations, se rendant de lui-même inutile : il aura tenu sa fonction éclair de désinvolture productive ; grâce à lui l’événement absurde ou singulier qui le provoqua finit par récupérer quelque signification plus large et plus ambiguë, reprend place dans l’immensité des mornes contradictions ordinaires. L’idée du malade (imaginaire) reconverti en médecin (non fictif) croyant soigner des affections réelles fait partie des inusables du répertoire. Sa valeur comique et critique, pourtant, n’en annule pas la valeur sérieuse et mélancolique, elle l’abrite. L’équivalence cocasse des extrêmes suggère un ensemble de possibles qu’en riant nous nous dispensons d’envisager et remettons à plus tard de considérer. Kraus lui-même nous sollicite de lui rendre la monnaie de sa pièce : oublions la psychanalyse, dit-il, et nous comprenons que notre maladie, la vie, est incurable.
Nous ne saurions nous contenter d’une conclusion aussi plate, familière depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent. Il vaut mieux, pour avancer et approfondir, se demander ce que signifie, dans la tradition de la philosophie de la vie, cette théorie de l’homme animal né malade incurable, ce que signifie la tentative freudienne de modifier la donne – car la psychanalyse changea non pas le médecin, non pas le remède, mais la procédure thérapeutique, sa technique, sa matérialité la plus simple et la plus nue (le huis-clos de la consultation, un divan, un fauteuil).
Kraus se moque, mais par déférence sans doute puisqu’il sait ne pouvoir mettre à la peine les médecins de l’âme qu’à proportion de l’honneur insigne que leur fait, dès sa naissance, la philosophie. « L’art qui se rapporte à l’âme, je l’appelle la politique », avance Socrate dans le Gorgias, donnant forme d’axiome à un des grands leitmotivs de toutes les constructions platoniciennes. On ne comprendra donc pas le bon mot de Kraus, on ne se risquera pas à soupçonner les psychanalystes de travestir notre grande misère en une hallucination de ses causes sans commencer par reconnaître là une vieille querelle : à quoi bon tant de conjectures mythologiques et tant de manies rituelles, s’écrie Lucrèce pour fonder l’athéisme, les dieux et leurs légendes ne font rien que personnifier nos excogitations les plus vaines, nos spéculations les plus folles, nos rêves les plus oiseux. Kraus, par abrégé, raisonne pareil. De la théologie à la psychologie, la différence d’objet et de domaine n’empêche pas que, dans les deux cas, le déni péremptoire de compétence des méthodes obéisse au même grief polémique de l’inconsistance des fondements. Malades, égarés, nous le sommes de nos imaginations, de nos divagations, de nos arguties sans règle ; nous soulageons le mal en rémunérant les médecins qui nous débarrassent des symptômes de ce bavardage, en sacrifiant aux dieux pour négocier avec eux les termes de l’échange, pour limiter nos maux à leur valeur moyenne de destin supportable. (Seuls les philosophes, n’est-ce pas, en remontrent aux prêtres et aux guérisseurs, se font rois et nous bouclent à perpétuité dans la Cité du soleil et la Terre promise. Argument gnostique de la Science véritable érigée sur les décombres des savoirs inférieurs administrés par les charlatans et les charmeurs de serpents. Imposture mise au jour – quel beau jour ! – par Popper quand il en démonte les rouages sophistiqués au fil des pages de La République.)
Retour sur la Grande Guerre (6) : de l'antéchrist.
« Les gens affirment que je suis un saint qui se perd dans la politique. En fait, je suis un homme politique qui s'efforce le plus qu'il peut de devenir un saint. » La carrière de Gandhi prend son véritable essor en pleine Grande Guerre. Il quitte l’Afrique du Sud et retourne en Inde en 1915, y prend la tête des premières manifestations où se rassemble la double cause, politique et religieuse, qu’il incarne. Mais la date qui sert ainsi de jalon biographique à l’histoire de la non-violence jette aussi, à sa manière, un éclairage significatif sur l’ensemble des transformations connues par l’univers religieux en général, à l’occasion de la Première Guerre mondiale, en Occident. Gandhi, en Orient, parvient à la réputation prestigieuse qu’on sait pour une raison qu’on médite peu, malgré sa portée : pacifique, la non-violence, inséparable de la marche à l’indépendance de la future nation indienne, ne se confond pas avec le pacifisme. Ce qui, de principe, sépare les pacifiques des pacifistes passe souvent inaperçu, mais ce contresens, à son tour, en dit long sur d’autres confusions analogues, filles de la même période.
Quand Musil, jeune ancien combattant, note en 1920 : « Ce qui fut d'abord balbutiement, puis a dégénéré en grandes phrases, était vrai : la guerre a été une expérience religieuse. Comme toujours, il n'est resté que le nimbe vide des mots. Il faut comprendre l'expérience religieuse à travers celle de la guerre, et non l'inverse », il retrouve une idée où le XIXe siècle l’avait précédé (Proudhon, 1861 : « La guerre est la plus ancienne de toutes les religions : elle en sera la dernière »), mais il risque lui aussi une approximation : qu’entend-il par « religion » ? La vie des passions, les émotions, le pathétique – mais aussi les « grandes phrases » qui, comme les fanfares, alimentent l’exaltation martiale et ses nuées : « La guerre, nous n'en serions maintenant douter, est avant tout un phénomène de notre vie morale. » Sans doute généralise-t-il, comme son précurseur aussi friand que lui du vague des mots (« La guerre ne fait guère que manifester des événements déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir », lit-on, perplexe, dans l’Émile, lV). Comme Rousseau, Proudhon travaille en vue d’établir une « religion civile », autre syntagme typique de la corrosion cellulaire des concepts. Or son œuvre va servir d’abécédaire aux courants, soit anarchistes, soit autoritaires, du syndicalisme français, que, dès le premier jour, la Grande Guerre voit et fait se ranger sous la bannière de l’ordre jusque-là combattu.
Rien n’interdit donc à l’historien de se représenter la Grande Guerre non seulement comme une période géopolitique, mais encore et surtout comme l’époque même qui cultive de telles approximations, au moment même qui les rend le plus dangereuses – comme l’époque qui place et cache l’essentiel de ses intentions et de ses attentes dans la flottaison singulière, l’indétermination accentuée qu’elle imprime à la relation ancienne de la guerre et de la religion, autrement dit à la tradition théologico-politique tout entière, à laquelle, dès avant la Grand Guerre, la psychologie, celle des foules, veut donner sa marque. La réflexion doit alors se porter sur ce phénomène remarquable : comment au juste l’expérience de la Grande Guerre a-t-elle obscurci les deux idées d’apparence familière qui l’accompagnaient d’elles-mêmes ? Leur perte d’évidence ne donne-t-elle pas à cette période son sens d’époque, et comme un de ses traits les plus significatifs ? Dans cette perspective, l’extension des religions politiques, forme matricielle des pouvoirs au XXe siècle, deviendrait plus intelligible. Elle résulterait de l’affaissement préliminaire de l’idée de religion et de l’institution religieuse. On resserrera le questionnement, pour mieux le contrôler, en ne citant que des écrivains soldats rescapés de la guerre ou de la Grande Guerre.
Jérusalem, Rome et Amman
J’entendais vendredi je ne sais plus quel expert invité par je ne sais quelle chaîne de radio rappeler avec placidité et bonhomie que, territoires occupés compris, les frontières actuelles de l’État d’Israël correspondent à celles envisagées comme idéales dans les années 1930-40 par Zev Jabotinski, le père du nationalisme juif laïc mort en 1940. En perspective historique aussi bien que dans le langage des symboles, on ne saurait guère trouver d’image plus frappante pour faire entendre comment s’aggrave le désastre en cours au Proche-Orient. De fait, aujourd’hui, Israël contrôle, à peu de chose près, l’étendue géographique dont le sionisme révisionniste prévoyait de doter le futur État juif. Mais, de fait aussi, à chaque nouvelle éruption de violence, une évidence s’impose : pour les héritiers, pour la classe politique israélienne, l’ancien modèle géopolitique devenu réalité présente s’est aussi transformé en machine infernale. Sous nos yeux, comme une vis folle, elle échappe à leur contrôle. Sa trajectoire sort par là-même de la zone des événements prévisibles, inflexion maintenant évidente mais que, jusqu’à maintenant, deux autres données de la situation avaient occultée : à l’intérieur d’Israël, l’alignement massif de l’opinion sur le cours maximaliste du Likoud et la disparition de toute réelle opposition au projet Jabotinski (ce qu’aura incarné la carrière de Shimon Peres, ex-travailliste devenu président de l’Israël dont ses jeunes années ne voulaient à aucun prix) ; dans l’environnement proche du pays, les terribles développements de la guerre arabo-arabe. En durée longue, un fait, typique des conflits sans issue, en dit long sur cette situation d’Israël dans son milieu géopolitique immédiat, le monde arabe : depuis la Guerre des Six Jours, aucun des affrontements armés à répétition n’a fait naître de résolution véritable, et ce dans les deux sens du terme : la résignation toxique à la guerre s’est aggravée, l’enlisement dans le statu quo aussi.
L’affaiblissement de la conscience stratégique israélienne s’observe d’abord dans le court terme, depuis que le « processus de paix », officiellement enterré il y a quelques mois mais fictif depuis plusieurs années déjà, ne servait plus que d’alibi délétère aux négociateurs paralysés par leur propre mauvaise foi. Du côté israélien, il ne dissimulait pas la poursuite régulière des constructions d’immeubles dans les territoires ; du côté palestinien, même fonction perverse d’écran à la rivalité des appareils politiques et militaires sur fond de conflits arabo-arabes. Mais dans la longue durée aussi, seul le déclin de la haute conscience stratégique de la génération des fondateurs d’Israël peut rendre compte du désastre en cours – et non sans la nuance amère d’ironie qui toujours signale qu’une époque s’achève quand une autre commence. Comment ne pas penser, en effet, que c’est précisément de la prise de Jérusalem-Est par Tsahal, en 1967, à la fin de la guerre des Six Jours – cette prise et ses significations historiques, ses implications géopolitiques – que date ce déclin ? et pour la raison même que le succès de 1967, son immense et multiple résonance symbolique, paraissait mettre fin à une attente de deux mille ans, dite et psalmodiée depuis des dizaines de générations ; et que, la comblant, il desserrerait la contrainte du réel sur le seuil de vigilance et d’intelligence stratégiques atteint sous le mandat britannique et face à l’hostilité déclarée de l’environnement arabe.
Nihilisme de la vitesse
Des différentes manières de lire L’Étrange Défaite, pour laisser s’ouvrir son maître argument, l’une consiste à débusquer l’idée cachée dans le titre, comme on délace le nœud qui plie et abrège tout un long cordage. Alors, l’attention ainsi aiguisée, on pourra reconnaître, dans l’étrangeté mise par Marc Bloch en légende de son tableau de la défaite de 1940, la stupeur à laquelle il résiste, veut s’arracher – et s’arrache en écrivant l’admirable texte ; la stupeur léthargique qui succède aux chocs, aux ébranlements démesurés, et précède le mouvement inverse, sans doute lent lui aussi, de la réappropriation, de la restauration, de la réorientation, après le temps mort et groggy de la surprise, de la dispersion, de l’étonnement. Et ce qui urge, pour s’ébrouer, pour secouer la torpeur qui menace sinon de durer, prend d’abord la forme d’une question des plus crue : n’est-il pas… étrange de parler de défaite là où il y eut déroute ?
Une des formules les plus lapidaires de l’essai nous tend bien, en effet, cette clef de lecture : « En 1940 Bazaine a réussi. » Clef qui, une fois reconnue (ardu, l’art de lire ne déçoit jamais ses assidus), donnera les autres : nommer Bazaine, c’est nommer la Déroute même, la pire de toutes jusqu’alors (chez Zola, la débâcle), et, d’une pierre faisant deux coups, en appeler de l’autre grand texte dont Bloch invoque le patronage magistral puisque, en mai 1940, Sedan semble se répéter – La Réforme intellectuelle et morale, prononcé en Sorbonne par Renan en 1871. En deux coups, la voilà montée, la scène – étrange – du propos : par surimpression, les trois guerres franco-allemandes en une seule, et la première comme coulisse de l’écriture de la troisième, dont une génération, celle de l’auteur, se trouve coup sur coup avoir vécu la deuxième et la troisième comme n’en faisant qu’une – mais ne le faisant, comme c’est étrange, pas vraiment non plus (du Pétain maréchal de Montoire au victorieux colonel Pétain, quelle fêlure); et, classe 1906, l’auteur lui-même : comme combattant en ligne, soldat, puis officier réengagé volontaire.
Jérusalem, Rome et Amman (suite)
Le lecteur de « Jérusalem, Rome et Amman », le Billet du 15 juillet, attend-il de l’auteur qu’il s’explique quand il qualifie « zone de non-droit » l’État binational à quoi, faute d’un accord avec les autorités palestiniennes, tendrait, dit-on, Israël ? À la thèse compacte de mardi vient s’ajouter ici l’argument entier.
« État binational », dit-on à tout va comme s’il s’agissait de l’alternative concédée à l’échec de l’indépendance palestinienne ; comme si l’on se donnait avec cette formule la figure de se rabattre du coup sur une alternative, moins belle mais non moins juste, bâtarde peut-être mais à peine moins équitable que la première. Or cette alternative au rabais n’en est pas une du tout : un tel « État binational », et même si, par extraordinaire, les Arabes palestiniens pouvaient n’y pas vivre en citoyens de seconde zone, Israël ne peut même pas en caresser l’idée, Israël ne peut même qu’en exclure catégoriquement la simple possibilité de principe.
Ne pèseront, en Israël et au Proche-Orient, que les esprits capables de comprendre pourquoi il en va ainsi et ce qui fait du conflit israélo-palestinien une guerre sans fin. Pour forger sa conviction efficace, leur raison doit passer par quatre moments logiques successifs : 1) peut-il y avoir un État palestinien souverain qui n’aurait pas Jérusalem pour capitale partagée ? 2) non, mais en tout état de cause Israël ne partagera jamais Jérusalem réunifiée en 1967; 3) le conflit, d’ailleurs, porte aujourd’hui comme hier sur l’ensemble des frontières; 4) frontières dont même Israël n’a ni ne peut d’ailleurs avoir d’idée claire et distincte. Conclusion : la souveraineté palestinienne est une chimère, mais l’État binational aussi.
D’où vient donc le cercle vicieux et belliqueux de la capitale impossible et des frontières indéfinissables ? Depuis toujours, l’État d’Israël se trouve devant un formidable dilemme. Avers de ce dilemme : en bonne et simple logique géopolitique, il faudrait à l’État hébreu, comme à tout État, les frontières définitives qui normaliseront son existence dans la langue commune et positive du droit international – tout État ne se norme que par des frontières, tout État résulte de la reconnaissance que lui attestent des États… eux-mêmes reconnus. Cet outil normatif, comme toute norme, résulte d’un processus de reconnaissance mutuelle que le droit ne fait qu’entériner, langage circulaire comme tout langage et tout rituel juridique. Mais il n’y a jamais eu, et pour cause, d’action politique rationnelle et durable sans lui, puisque obtenir cette reconnaissance fait rentrer tout nouvel État dans la communauté des États source du droit – prémisse évidente de la promotion juridique, pour laquelle Israël vit dans l’attente de ses frontières depuis le premier jour de son existence. Et passe de guerre en guerre pour négocier le tracé sans lequel les frontières provisoires nées de la première guerre israélo-arabe de 1948-49 se pérennisent, et pérennisent par contrecoup le conflit avec les États alentour. Que les causes de ce conflit remontent plus haut dans le temps – à l’éveil des nationalismes arabes, quand s’affaisse l’Empire ottoman – ne change rien à l’exigence normative et juridique première de reconnaissance mutuelle entre les parties concernées par le Plan de partage de la Palestine adopté par l’ONU en novembre 1947.
Retours sur la Grande Guerre (7) : Propulseurs impulsifs
Leopold von Ranke, en imaginant l’historien comme « un prophète du passé », a instauré une relation étrange entre ces deux vocations. À l’intelligence prophétique qui se projette plus loin que le prévisible il oppose, à contre-courant du fil du temps, la reconstruction historienne : elle remonterait aux sources, vers tout ce que l’oubli a rendu invisible. Comme chez Michelet, l’inspiration historique se nourrirait d’une vision à optique double, aussi bonne lectrice du passé illisible que de l’avenir obscur. Du visible, donné à la vue du sens commun, elle s’élèverait, à travers le prévisible donné au sens perspicace, vers l’invisible – d’hier et de demain –, domaine réservé des visionnaires autant que des prophètes, deux fonctions à ne confondre à aucun prix, et pourtant confondues par cette génération d’historiens historicistes.
On peut donc se demander si ces conceptions épiques ou emphatiques du métier d’historien, contemporaines du sacre de l’écrivain se consacrant avant-garde du Peuple, non contentes de participer aux débuts romantiques de la religion idolâtrique de l’histoire, n’en disent pas plus qu’elles ne voudraient : un visionnaire ne serait-il pas tout simplement un esprit lucide et limpide, passionnément attentif à sa condition, à sa geste et ce qui la détermine, désireux d’éclairer, mais sa propre lanterne avant celle d’autrui ? Qui dit geste, en effet, se pense en mouvement – celui de l’agir, gestation du vivant en action – et apprend ainsi à compter d’abord avec ce qui oriente cette vie : cette vie, quelles forces plus ou moins sensibles, et certaines imperceptibles, la propulsent, et dans quelles directions ? Comment prendre barre sur elles, ou se concerter, s’harmoniser avec elles ? Expert spécialiste moins des pulsions ou des impulsions du vivant que de ses propulsions, de ses mouvements, oui, mais toujours au regard de leurs fins, le visionnaire rechercherait ainsi l’échelle de vision où celles-ci se révéleraient à lui, tel un mouvement virtuel encore caché dans l’actuel mouvement visible. Mouvement calculable mais à condition, pour le visionnaire, de se transporter de son champ de perception usuel dans un autre, celui des phénomènes limites. Grâce au visionnaire, nous pourrions ainsi nous garder de sa caricature, le faux prophète et sa pseudo-théologie.
Retours sur la Grande Guerre (8) : la double hélice
Octobre 1917 n’en finira jamais, ce que ne prévoyait pas même John Reed, l’auteur des Dix jours qui ébranlèrent le monde – dix jours : la durée de la dernière des secousses à emporter le régime Kerenski et à assurer aux bolcheviks la prise du pouvoir. Dans leur conviction d’hériter d’une révolution inachevée, celle de 1792-94 en France, pour la mener à son terme, la « dictature du prolétariat », ils s’attendaient bien à devoir affronter eux aussi des contretemps. Le temps combla cette attente au-delà de toute espérance : ils s’affirmèrent plus forts que tous leurs adversaires, tous sauf un, la révolution elle-même, qui mange toujours ses enfants et ne fit pas d’exception pour eux. Le sort qu’elle leur réserva ne diffère pas de celui de leurs ancêtre jacobins : de même que le 18 brumaire, le consulat et l’Empire survinrent tous au nom de la préservation des acquis de la révolution, de même le régime stalinien dévora, parmi des millions d’hommes, la génération bolchevik d’origine au nom de la consolidation du socialisme-dans-un-seul-pays. Jusqu’à son dernier souffle, le régime soviétique justifia ne varietur toutes ses interventions militaires, dans le glacis et ailleurs, comme autant de manœuvres stratégiques indispensables à cet impératif premier, son héritage, sa mission, sa légitimité (comme l’Ancien Régime vivait de légitimités dynastiques, le Nouveau Monde vit de légitimités idéologiques).
Ce schéma mental d’une continuité structurelle de la révolution à travers les âges et les nations ne date pas, tant s’en faut, d’octobre 1917. Des socialistes russes aux jacobins, la filiation à rebours a toujours semblé aller de soi, ni plus ni moins que, en leur temps, des jacobins aux puritains eux-mêmes inspirés par les premiers réformateurs intégraux du spirituel et du temporel, hussites ou anabaptistes. Or ces mythes de l’identification à une tradition révolutionnaire n’inspirent pas, on doit s’en étonner, que les porteurs de ces révolutions et les passeurs de cette tradition : ils s’emparent aussi du champ de conscience de leurs adversaires, à l’image d’une religion révélée en fin de compte à ses pires contempteurs même. Aujourd’hui comme en 1940 ou en 1970, on aborde l’histoire du régime soviétique comme celle d’une société « socialiste », plus ou moins déviée de ses objectifs d’origine, on le concède, mais n’en résultant pas moins de l’énergie mise au début à les atteindre. D’où le travers singulier de la plupart des savants discours émis par les soviétologues même adversaires patentés de cette révolution : ils raisonnèrent comme s’ils ignoraient qu’elle avait mangé, il y a lurette belle, ses enfants, tous, sans exception. Comme leurs adversaires, ils dissertèrent eux aussi sur les avatars du « socialisme » (en Russie, puis en Chine, ou en Yougoslavie et bien ailleurs encore), en dépit de la double évidence qui eût dû les faire taire et réfléchir : tous les attributs de la vie en régime capitaliste maintenus (salariat, appareil d’État, hiérarchies coercitives, circulation monétaire, glacis impérial), et toute la sauvagerie des vagues de la terreur stalinienne (en Russie) ou néo-stalinienne (dans les socialismes satellites du modèle soviétique). Ou bien les mêmes experts s’interrogeaient et se déchiraient sur la question de savoir si les Soviétiques agissaient, ici ou là, à Berlin en 1953 ou à Cuba en 1962, par raison stratégique ou par motif idéologique, comme si l’homo sovieticus eût jamais fait ou, surtout, voulu faire la différence.