Un pape dans l'époque totalitaire
 
L’Entretien qui suit, le deuxième de la série créée en juin dernier, remonte à novembre 2014. Comment déjouer les doubles langages de l’autorité après que les systèmes totalitaires eurent donné aux religions politiques et séculières une puissance encore inconnue ? La question et l’urgence ne peuvent s’entendre que si l’on revient, d’abord, sur l’outillage mental qu’ils utilisèrent et recyclèrent au moment de construire leur légitimité. Fabrice Bouthillon compte parmi les chercheurs français qui renouvellent cette démarche. Né en 1964, il a été élève de l’ENS-Ulm et membre de l’École française de Rome. Il est professeur d’Histoire contemporaine à l’Université de Bretagne occidentale, à Brest. Il a publié : La Naissance de la Mardité. Une théologie politique à l’âge totalitaire, Pie XI (1922-1939), Presses universitaires de Strasbourg, 2002 ; L’Illégitimité de la République. Considérations sur l’histoire politique de la France au XIXe siècle, 1851-1914  (Plon-Perrin, 2005) ; Brève Histoire philosophique de l’Union soviétique (même éditeur, 2003) ; Et le Bunker était vide. Une lecture du testament politique d’Adolf Hitler (Hermann, 2007) ; Nazisme et Révolution. Histoire théologique du national-socialisme (Fayard, 2011). Il est membre du comité de rédaction de Commentaire.
 
Question –. Fabrice Bouthillon, au cœur de vos travaux d’histoire contemporaine, et en particulier de votre Mardité qui étudie à partir de ce dont on pouvait disposer d’archives avant l’ouverture récente de celles du Vatican pour la période, le pontificat de Pie XI entamé en 1922 et s’achevant en 1939, on reconnaît sans peine une constante thématique : dans les débuts des totalitarismes, que dire, avec le recul de deux générations, des positions et des orientations du Saint-Siège durant ce pontificat ? Quelle hypothèse, dans ce premier temps, a orienté les premières recherches du doctorant que vous étiez ?
 
 
En hommage à Abdelwahab Meddeb

Dans les attentats commis ces derniers jours à Paris, peut-on discerner un élément nouveau, donnant à penser un tournant, maintenant, dans l’étrange guerre mondiale en miniature qui dure depuis des années ? Oui si l’on se sert du parallèle venu spontanément à l’esprit public : entre le 7 janvier parisien et le 11 septembre new-yorkais, plusieurs raisons autorisent le rapprochement, à commencer par le haut niveau technique et psychologique de préméditation rendant d’affreux massacres sans phrase aussi éloquents et lourds de sens qu’un manifeste ou qu’un communiqué bien rédigés ; compte aussi le choix du lieu (Paris fait la guerre en territoire malien et irakien comme Washington, il y a une douzaine d’années, en territoire afghan et irakien). Mais ce parallèle sert alors aussi à souligner une différence, et à entrevoir le tournant qui s’amorce : les tueurs du 7 et 9 janvier parisiens invoquaient le drapeau de l’EIL (Daesh), État islamiste ultra proclamé en juillet 2014 au Moyen-Orient et disposant, de fait, d’un territoire, d’un appareil militaire et même d’une monnaie dans les régions qu’il contrôle. Cette matérialité géographique et politique rapproche autant l’EIL de la catégorie des rogue states (la Libye de Kadhafi, le Nord-Soudan) qu’elle l’éloigne de celle des armées fantômes parmi lesquelles Al Qaida s’est particulièrement illustrée. Si l’on ajoute à ces deux types distincts le genre mixte que représente, en Afrique Noire, Boko Aram (dont les unités mobiles comme des méhari rançonnent des bourgs, des villes et des provinces), on mesure un des éléments vraiment nouveaux du 7 janvier : l’islamisme ultra n’agit plus seulement en rebelle hors la loi (comme Ben Laden devenu troglodyte après sa rupture avec ses protecteurs sunnites), il maintient son statut de rogue state. Comme si désormais il ne manquait plus rien à la vaste gamme des panoplies de guerre sainte qui va du kamikaze human bombe aux réseaux financiers et satellitaires de l’EIL – toutes les formes possibles de guerre s’étant déployées sur l’ensemble des théâtres concernés, y compris la guerre déclarée à la Femme.
 
À y regarder de plus près, on devra dire non pas que l’État voyou maintient son rang et sa force de frappe, mais qu’il les renforce et les perfectionne. Car l’EIL, né il y a plus d’un an dans les affres de la guerre arabo-arabe et arabo-iranienne de Syrie, ne se réduit pas à ce théâtre du conflit, là-bas : depuis deux ans environ, on compte par milliers les Européens (de religion musulmane pour la plupart) qui partent au Proche- et au Moyen-Orient pour rallier le djihad et faire la guerre. Les morts de Paris ne seront donc pas morts à Paris seulement, mais aussi là-bas : pris en otages de la guerre syro-irakienne, où fait enjeu officiel la restauration du califat aboli en 1923 à Ankara. Leur assassinat met ainsi en évidence l’internationalisation réelle et accélérée de la guerre de là-bas : il réduit l’écart d’espace-temps entre ici (Paris) et là-bas (Alep, ou les provinces kurdes, ou le Nigeria). L’onde de choc permet donc à l’opinion publique et à ses moniteurs de corriger leur retard sur la réalité et sur la vérité géopolitiques de la guerre transcontinentale en cours depuis longtemps. Là-bas, c’est ici – restait à comprendre la réciproque : ici, c’est là-bas (puisqu’ici il y a désormais des quantités significatives de jeunes gens résolus à importer de là-bas, ici, la mort made in rogue state).
Visages d'un nick name
 
Quand le Premier ministre Manuel Valls déclare devant l’Assemblée nationale : « Oui, la France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical », ceux qui l’écoutent entendent trois messages différents condensés en une seule phrase.
 
Ils reçoivent d’abord un bulletin de situation, l’équivalent d’un communiqué, d’un relevé d’impact, d’un « Dont acte » prononcé entre les attaques de la semaine dernière et les premières contre-mesures policières, militaires, juridiques. « Dont acte » suivi sans délai de son accusé de réception, Al Qaida revendiquant, le mercredi 14 janvier, les préparatifs, le choix des cibles, l’exécution, le recrutement des tueurs. Niveau littéral et factuel du communiqué, discours d’assertion réglé sur le plus visible des faits, symétrie des messages antagonistes.
 
Mais la phrase de guerre du pouvoir exécutif joue aussi de ses significations latentes. Comme dans tout conflit à radiales multiples, coup et contrecoup s’échangent dans un champ aux dimensions plus vastes, au périmètre variable : le 7 janvier parisien évoque de lui-même le 11 septembre new-yorkais, donnant ensuite un sens voilé à l’absence du président Obama quand il plaque les décideurs politiques, européens et autres, qui défilent dans la capitale française. Du coup, deux jours après cette absence remarquée de l’Amérique des twin towers, dire, le surlendemain, que « La France est en guerre » revient à poser à haute voix la question des alliances et à prier les alliés en titre de dire à quel point ils jugent que les concernent les circonstances et quelles obligations elles amènent avec elles. Au geste sans phrase d’Obama répond la phrase de Valls, demandant ce que diront les prochains gestes et les futurs silences de la Maison-Blanche.
 
Hard power, soft power
 
S’il y a maintes manières de s’imaginer machiavélien, il n’y en a qu’une d’en prendre le risque déclaré et de justifier ce choix, tant l’œuvre du Florentin pousse à la perfection l’art du paradoxe : montrer d’abord qu’on a éventé les sophismes et les masques discrets dont se couvrent ses raisonnements d’expert, qu’on a compris leur utilité, prévu leurs usages possibles. Car le prestige inusable de Machiavel n’alimente les controverses qu’à raison de sa manière inimitable de séduire l’intelligence, en levant les arcana imperii, les arcanes du pouvoir : dominer, dit-il, se faire obéir en sachant rassurer (commander parce qu’on protège), cette interaction relève d’un art, et cette virtuosité, d’une technique – susceptible d’un apprentissage, d’un enseignement méthodique.
 
Comment ce pouvoir machiavélien de séduction a-t-il donc pu se maintenir, voire briller en tradition libérale davantage encore qu’en culture baroque puisque, pour tous les théoriciens des pouvoirs contractuels, le Prince ne détient d’autorité qu’à titre de délégué mandé par la volonté collective ? Il ne suffit pas de souligner qu’en rendant l’art de la domination aussi intelligible qu’une technique Machiavel le mettait à la portée du commun des mortels, refusant d’y voir le privilège exclusif d’une caste nobiliaire, guerrière ou cléricale. Il a beau initier le profane à l’exercice de l’autorité qui conjugue la liberté et la sécurité, lui apprendre à lire comme dans un Miroir des princes, il n’en enseigne pas moins ce que de nos jours le sens commun redoute le plus : l’empire de la dissimulation et de la manipulation, l’art de s’emparer des âmes et des passions, de « caresser les hommes » avant de devoir s’en faire craindre ou de les tyranniser, le pouvoir comme science occulte. On ne voit pas, de fait, de compatibilité possible entre cette perspective de dompteur habile et celle du principe démocratique, qui présuppose une opinion de plus en plus instruite, un suffrage de plus en plus éclairé, une maturité toujours perfectible de la conscience civique. On n’en comprend que mieux, cependant, pourquoi Machiavel a toujours trouvé des adeptes et des admirateurs dans les familles politiques les plus opposées, les libérales et les autoritaires, les élitaires et les multitudinaires, les technocratiques et les romantiques : il a fondé une école de la domination légitime qui peut se passer des corps traditionnels ou professionnels, et s’ouvrir à des aventuriers, à des autodidactes, les condottieri et les bâtards de son époque, les déclassés et les parvenus de la nôtre – pourvu qu’ils méritent, dit Machiavel, qu’on les tienne pour des « hommes d’exception ». Ni héritier ni boursier, l’« homme d’exception » prévient la faveur, en montrant comment le self made man déjoue les hiérarchies sociales. Aussi lucide qu’un grand inspiré, il ne se replie pas dans une secte, un ordre ou une société secrète, mais divulgue, enseigne, s’expose. De ce prince et prestidigitateur sans secrets, de ce comploteur à ciel ouvert, Machiavel ne cesse de détailler les particularités psychologiques, de retoucher le portrait-robot. Il a ses modèles antiques, et leurs répliques dans l’Italie de son temps.
 
 
Sur le national-narcissisme
 
Ce qui, dans les 17 meurtres des 7 et 9 janvier derniers, nous fit nous ressouvenir du 11 septembre 2001 et des quelque 3000 morts des twin towers, n’aura pas été rapprochement à l’emporte-pièce, comparaison superficielle, inconsistante, forcée par l’émotion. Dans les deux cas, un pays se sent touché au cœur, et accuse le coup, tel que l’adversaire l’avait prémédité et pour les raisons qu’il avait, lui le premier, calculées en choisissant ses cibles, leur valeur symbolique : aux Américains, le World Trade Center était un peu leur Big Ben, et son nom même tout un programme (le Monde, le Commerce, le Centre). Aux Français, leurs caricaturistes anarcho-paillards étaient aussi précieux que les cendres de Rousseau jointes au Panthéon à celles de Voltaire – les quatre Juifs assassinés à Vincennes, parce que juifs, mettant cette fois d’emblée toute la nation dans la nation, plus même qu’elle ne le croit et plus aussi qu’elle ne l’espère (« Je suis Charlie » = « Nous sommes tous des Juifs français » = « Nous sommes tous des Martiniquais » ? Que d’identifications encore possibles !). Surmonter le coup, inverser le choc en énergie, cela ne se peut qu’en transformant cette émotion : sublimer en fermeté la faiblesse ressentie sur le moment, passer de l’émotion à la réflexion. L’empathie dans l’épreuve ne doit pas retarder l’anticipation, mais l’inspirer et la catalyser.
 
L’émotion éprouvée dès le premier jour amorçait déjà la réflexion : en plein Paris, ces meurtres nous ramenaient aux plus récents (le musée juif de Bruxelles), comme si avait enfin abouti à sa conclusion provisoire un lent travelling commencé à Tibhirine (ses sept moines enlevés et décapités), prolongé par les tueries de Toulouse et les enlèvements d’otages, qu’ils fussent relâchés ou égorgés. Paris même cette fois a servi de théâtre. Prenons acte du changement de théâtre, comprenons qu’il ne peut que signifier et signaler un changement d’échelle. Pour la conscience stratégique, comme toujours, de tels changements d’échelle exigent réévaluation précise de la profondeur modifiée du conflit, des conflits en cours. Or l’émotion provoquée par la double attaque des 7 et 9 janvier fait partie elle aussi de ce basculement – tout comme l’émotion américaine à la suite du 11 septembre. Pour la première fois, en effet, l’opinion publique, en France, se déclare directement interpellée – et non plus seulement concernée de loin. Le changement de l’échelle de profondeur du conflit se confirme aussi de cette manière : cette « mobilisation » de l’opinion sortant de son apathie ordinaire de chair à sondages compte désormais parmi les nouveaux paramètres stratégiques. Un indice clair de la nouveauté psychologique créée par le coup des 17 meurtres, c’est la royale indifférence qui a accueilli un des contrecoups politiques consécutifs : qui aurait imaginé que l’opinion républicaine n’aurait pas un seul mot pour commenter la mobilisation sur simple décision de 10 000 militaires de l’armée (de métier) – l’équivalent de 2 à 3 régiments, le double du contingent français au Mali – affectés à des tâches de police sur le territoire national par un gouvernement de socialistes, d’écologistes et de radicaux-socialistes ? On ne doit pas se contenter de voir là ce qu’on savait déjà (l’antimilitarisme s’était éteint depuis longtemps), on doit aussi induire les transformations moins visibles, plus souterraines, auxquelles celle-ci sert de symptôme patent, de présage transparent.
 

Le diable et sa cuillère
 
De l’entretien de François Fillon avec trois journalistes du Monde daté du 22 janvier, on retiendra en substance un état des lieux et une perspective stratégique, eux-mêmes articulés à la définition d’un « fléau global », le « totalitarisme islamiste », à l’œuvre « du Pakistan au Nigéria ». Ramenons le raisonnement tenu à sa thèse nucléaire (l’adversaire mettant en échec la « stratégie occidentale », une révision s’impose) et au plan d’action qu’elle fonde : obtenir le soutien de la Russie pour évincer Bachar Al-Assad ; obtenir la participation allemande, militaire ou financière, à la « guerre totale » en cours ; du côté musulman, miser sur le rapprochement avec des « pays dont le rôle est ambigu » (exemples donnés : Turquie et Qatar).
 
À notre tour, raisonnons sur ce raisonnement car il concerne de près notre propre effort d’analyse, au moins depuis le début des opérations françaises au Mali, et, surtout, rend une image exacte d’une des deux ou trois perceptions d’ensemble qui guident en ce moment les décideurs d’Euramérique.
 
À quoi tient l’originalité de la thèse de F. Fillon ? Il saute le pas, use d’un lexique carré, sans ambages : une « guerre totale » a commencé, avec le « totalitarisme islamiste ». Voilà pour le motif, pour la clef de voûte dont découle le reste, voilà pour la fin, et pour les moyens qu’elle commande. Comme pour souligner qu’il pèse ses mots (« guerre totale », « totalitarisme » islamiste), F. Fillon confirme qu’il a bel et bien en tête la Seconde Guerre mondiale : se rapprocher de la Russie (« quand il s’est agi de combattre le nazisme, nous n’avons pas hésité  à nous allier avec Staline. Poutine n’est pas Staline, mais aujourd’hui, malgré nos différends, nous avons le devoir commun d’éteindre l’incendie qui nous menace tous »). Dans la foulée de ces comparaisons, le régime de Téhéran apparaîtra donc, comme de juste, dès après la Russie de Poutine : « Il faut aussi discuter avec l’Iran, qui est un grand pays et qui va monter en puissance dans la région. » Dicton fameux de la cuillère du diable et de son long manche : qui d’aventure s’attable avec lui se munisse avant tout d’une cuillère à très long manche. Et si, de plus, il aura toujours servi, ce convive méphistophélique, comme la diplomatie russe et chinoise au Conseil de Sécurité, d’inébranlable bouclier à Bachar Al-Assad, ou comme son autre allié, Téhéran, d’arrière et d’arsenal au Hezbollah libanais – que penser des « nouveautés » ainsi envisagées ? Qu’elles n’ont, du nouveau, que le nom.
 
Retours sur la Grande Guerre (18) : Churchill après Mahan
 
Le 27 novembre 1914, le Très Honorable Winston Churchill, Membre du Parlement, Premier Lord de l’Amirauté, expose à la Chambre des Communes un premier bilan de quatre mois de guerre navale.

La marine britannique avait à faire face à quatre dangers principaux. Il y avait d’abord le danger pour nous d’être surpris au début des hostilités, avant d’être prêts et à nos postes de combat. C’était là le plus grand péril. Une fois la flotte mobilisée et à ses différents postes de combat, le plus grand danger qui pût nous assaillir se vit surmonté. Le second danger que nous craignions venait de ce que de nombreux et rapides paquebots ennemis, en s’échappant de leurs ports, et armés de canons, pouvaient faire la guerre de course dans le but de détruire notre commerce. Depuis deux ans les séances du Comité de Défense Impériale n’ont pas cessé de se tenir et ont été presque exclusivement consacrées aux problèmes d’une grande guerre européenne ; et j’ai toujours indiqué, parlant au nom de l’Amirauté, le grand danger auquel nous étions exposés si, au début de la guerre, avant que nos croiseurs fussent à leurs postes de combat, avant que nous soyons en possession de tous nos moyens de parer à une telle menace, nous devions faire face à une incursion formidable, sur les routes de notre marine marchande, d’un grand nombre de paquebots armés dans le but de détruire notre commerce.
 
Pour le moment l’on a heureusement triomphé d’un tel danger. Nous avions calculé avant la guerre que les pertes de notre marine marchande pendant les deux ou trois premiers mois de la guerre seraient au nombre de 5 %. Je suis heureux de dire que le pourcentage n’est que de 1,9, et les risques ont été entièrement couverts par un système d’assurances que l’on a mis en vigueur et dont l’on a pu de plus en plus et régulièrement réduire les primes.
 
Le troisième grand danger venait des mines. Notre ennemi s’est permis au sujet de mouillage de mines sur les routes principales du commerce pacifique de suivre une méthode que nous n’aurions pas cru, avant le déchaînement de cette guerre, devoir être pratiquée par une Puissance civilisée. Et les risques et les difficultés auxquels nous avons dû parer à ce point de vue, ne doivent pas être rabaissés. Mais je suis heureux de dire que, bien que nous ayons souffert des pertes, que nous puissions en souffrir d’autres, et sans aucun doute en souffrirons d’autres, cependant à mon avis le danger venant des mines, je parle de cette action de jeter des mines à tort et à travers et sans scrupule en pleine mer, est un danger dont on peut voir maintenant la fin, et que l’on peut restreindre, et qui est de plus en plus restreint et contrôlé par les mesures, les mesures très complètes, que nous avons prises et que nous prenons.

Dialogue de Marx et Machiavel aux Enfers
 
Machiavel –. Nous nous connaissons déjà ?
Marx –. Je vous rencontre pour la première fois ; mais, ici, votre réputation vous précède, comme là-haut elle perdure ; on ne vous y oublie pas.
Machiavel –. On me pille, oui. Depuis longtemps, elle se passe de moi, comme la vôtre de vous. Nous ne purgerons jamais notre peine de pendus au gibet de la gloire. Dites-moi plutôt : méritant vous et moi, comme il semble, même supplice, aurions-nous commis le même attentat ? Et lequel je vous prie ?
Marx –. Si rien ne vous presse, si le cœur vous en dit, comparons. Ici, dans ces limbes de l’imprescriptible où la même sentence irrévocable confond à jamais tous les scélérats, nos juges n’en commettent que plus d’erreurs (en aparté : Et qui les jugera ?).
Machiavel –. Savent-ils même bien ce qui nous rapproche ! Vous avez subi l’exil, plus que moi. Comme moi, vous fréquentiez les joutes. Vous aimiez l’étude, le grimoire, l’ode et la méthode. Comme à moi, la harangue noble et la prose sobre vous ont souri. Vous n’aviez pas non plus le mépris avaricieux, ni pingre le quolibet.
Marx –. Comment ne pas vous retourner le compliment ! Vous avez connu l’écrou, la geôle, ou pire, quand vos maîtres et la patrie changeaient d’humeur. Vous ne détestiez pas moins que moi la tiare et la tonsure, mais qui se flatterait d’avoir reçu conseils plus avisés que les vôtres au pape, Léon, le dixième du siège, je crois. J’ai voulu, moi aussi, éclairer le Prince. Lincoln, m’a-t-on dit, prenait le temps de me lire, comme Bismarck attentif à Lassalle. Nos princes disposent. Leurs faveurs nous rassurent, leurs rigueurs nous honorent.
 
 
Le nœud gordien d'Alexis Tsipras
 
Tous les indices convergent vers la même évidence : le suffrage massif donné à Syriza par l’électeur grec n’introduit pas seulement un bien méchant caillot dans le réseau vasculaire européen déjà surmené – cet accident le guettait depuis une dizaine d’années ; en la bloquant, il ramène la question de sa logique économique apparente vers sa logique géopolitique originaire. Il lui donne ainsi un caractère plus critique que jamais, celui, vertueux, d’une sorte d’heure de vérité, d’une épreuve destinale. Car l’Union européenne telle qu’instaurée par les Traités communautaires depuis Maastricht avait pensé et affirmé pouvoir faire l’impasse définitive sur ce moment géopolitique, en se fondant exclusivement sur son moment économique de « grand espace » interétatique de libre-échange sans véritable identité politique (institutions communautaires, frontières, diplomatie, forces armées). La lente et irrésistible érosion des économies du continent rend patent l’échec de cette expérimentation schumanienne d’inspiration « tout-économie » la plus pure : le grand espace technocratique des Vingt-Huit atteint bientôt le seuil des 12 millions de chômeurs, la zone euro joue son va-tout pour la deuxième fois en six ans, il ne se passe plus d’année sans quelque n-ième tentative de « sortie » hors de son dispositif bancaire et budgétaire. Pourquoi le ressort politique ne peut-il plus jouer, celui qui avait permis d’affronter et de surmonter aussi bien les dévastations économiques autrement plus graves de l’après-guerre que la question épineuse de la réunification allemande en 1990 ?
 
Si on retrouve aujourd’hui le tempo pendulaire classique des grandes crises du continent depuis 1945 (un premier temps pour l’argument économique du grand espace, un second temps pour l’argument politique de la fédération), ce rythme alternatif porte désormais sur une série d’ingrédients tout nouveaux, qui commencent à détraquer le moteur à deux temps installé sous le capot du plan Marshall. Celui-ci ne dissimulait pas, bien au contraire, ses objectifs géopolitiques : le dollar américain redresserait les infrastructures industrielles ravagées par la guerre mondiale pour aider l’Europe de l’Ouest à entrer en guerre froide avec le glacis soviétique, à l’image exacte du pont aérien qui, en 1948-49, avait permis aux Alliés de ravitailler le secteur ouest de Berlin enfermé en zone soviétique. La naissance des premières institutions européennes, éléments génétiques de l’actuelle Union, avait maintenu l’esprit et l’intention de ces premières années de l’après-guerre : après le plan Marshall, affirmer comme lui les valeurs politiques en jeu dans le régime économique (lier la prospérité de l’économie de marché consumériste aux principes de la démocratie représentative). Jusqu’à l’effondrement de l’empire soviétique, le vocable d’« atlantisme » a toujours désigné cette fonction biface : à chacune de ses phases communautaires successives, l’Europe de l’Ouest demeurait le pilier oriental du monde atlantique forgé pendant la Seconde Guerre mondiale. Toile de fond, pour les acteurs de cette période : la communauté atlantique née en décembre 1941 continuait avec d’autres armes son combat pour l’existence.