Janvier 2014
Kafka et l'espace-temps
Quand un Français lit (en français) « Devant la Loi », la nouvelle de Franz Kafka, il ne peut savoir, sauf à connaître un peu d’allemand, que le personnage du récit désireux d’accès à l’empire de la Loi et redoutant d'y entrer – le gardien lui laisse imaginer d'autres gardiens après lui mais autrement terrifiants – se trouve sur un double seuil : les portes de la Loi délimitent ses deux faces, un dehors et un dedans, qui, en allemand (vor dem Gesetz), désignent aussi bien un avant et un après, tout comme, en français, « au-delà » et autres marqueurs d’espace-temps aussi triviaux que l’ « outre » de la tombe des Mémoires du vicomte de Chateaubriand. Le personnage imaginé par Kafka attendra longtemps, en vain. Un jour, peu avant de mourir devant la porte de la Loi, il remarque qu'il aura été, toutes ces années, le seul à patienter là. L'explication qu'il sollicite fait aussi le dénouement et le mot de la fin. Le gardien lui dit : « Ici, personne d'autre ne pouvait être admis car cette entrée t'était destinée à toi seul. Maintenant, je m'en vais, et je ferme. »
On ne violente donc pas le texte en l’entendant dans les deux registres, au lieu de spatialiser naïvement la scène, comme si elle évoquait, disons quelque guichet claqué au nez d’un importun éconduit par un bourru. En le lisant ainsi, en substituant au « devant » – spatial – du titre (français) un « avant » – temporel –, on approche même une des raisons sérieuses de la gloire de Kafka : ce poète invente la langue limpide grâce à laquelle l’intelligence peut passer à volonté de l’espace au temps ou vice versa, donc composer à volonté les proportions d’espace et de temps de l’unité espace-temps. Le médium de la littérature remplit là avec perfection sa fonction première : la fiction, genre narratif aux conventions précises, nourrit l’imagination parce qu’elle lui propose de discerner, donc de reconnaître, les formes essentielles et significatives de réalités cachées à l’entendement ordinaire, par nature prosaïque. Le « comme si » de la fiction, sa fondamentale convention ludique, introduit dans cette prose, que tous pensent parler et entendre, la poésie du monde, qu’on sait plus farouche et plus rare.
Après le Léviathan, suite (4)
Sans une intuition nouvelle de l’espace-temps, nous ne pouvons pas nous affranchir du préjugé euclidien de notre raison géopolitique ancienne, celle qui persiste à concevoir le mouvement des empires en surface intercontinentale et océanique, et non, comme il convient aujourd’hui, dans l’interface multiple des réseaux de transport et de communication. Qu’est-ce qui, en nous, résiste cependant, à cette conversion nécessaire de la perception ? Chacun se perçoit lui-même, et de lui-même, comme un corps en interaction avec d’autres corps (dont ses semblables). Mais nous avons le plus grand mal à saisir l’unité physique et anthropologique du corps social et ses modes propres de construction de l’espace-temps. D’où la nécessité, pour surmonter cette résistance, de revenir avec persévérance sur la vérité littérale des métaphores du Gros Animal qui fondent le travail de pensée de toute la philosophie du politique. Faisons donc ici, dans cette chronique d’après le Léviathan, cet effort.
Le Léviathan conjuré par Hobbes évoque un monstre, mais ce monstre mythologique nous montre une réalité physique élémentaire : comme mon corps, le corps social ne persévère dans son être que de pouvoir s’orienter dans l’espace-temps, et à cette fin s’organise en un appareil de communication en interaction avec son environnement. Les homoncules qui, sur la célèbre gravure de frontispice du traité de Hobbes, composent le corps du géant « Léviathan », sont chacun une unité vivante – mais ce géant n’est pas leur somme, il est plus que leur somme, il se compose d’eux et cette composition forme un complexe vivant : le champ géopolitique décrit par Hobbes, « un système général qui réunit comme les parties d’un corps les parties sociales du monde » (pour détourner ici la coquette formule d’Aragon dans le Traité du style)
Empire natal, naïf espace
La « psychopolitique » qui blasonne les travaux de Peter Sloterdijk revendique divers héritages, à commencer par celui d’un certain Platon. « L’art qui se rapporte à l’âme, je l’appelle la politique », fait-il dire à Socrate dans le Gorgias (464b), ce qui fait sens par image, une image des plus familière : nous ne vivons d’une vie bonne que si nous apprenons à nous gouverner. De la même main attentive, le pilote du vaisseau de l’État et le précepteur que nous nous donnons à nous-même tiennent la même barre : toute la sagesse grecque et ses méthodes se fondent sur cette métaphore nautique, pour le meilleur quand elle inspire au Socrate du Criton l’apologie des lois, pour le pire quand celui de La République imagine, au nom du même principe de gouvernement, la toute-puissance tyrannique du philosophe roi d’un peuple d’ilotes cloîtré dans l’empire du besoin et du travail servile.
Mais Sloterdijk n’assied pas son travail sur cette seule politique de l’âme comparée à une navigation endurante et habile, à la traversée des intempéries passionnelles vers le havre des Idées – ni sur la seule impassibilité, titre de pouvoir du sage sur le Gros Animal inapte à cette éducation, donc à l’autorité qui la couronne. S’il s’en tenait à broder sur cette allégorie de type brahmanique, nous n’aurions en lui qu’un relecteur du dernier Nietzsche. Or parmi toutes les grandes cultures qui ont raisonné les raisons de réserver l’autorité de commandement à la caste sacerdotale, les Grecs et leur métaphore du Pilote auguste « maître de soi comme de l’univers » se distinguent de ne la confier qu’à des éveillés : à des demi-dieux, à des prêtres affranchis de leur condition d’origine, à des docteurs mais défroqués, à des clercs mais déclassés, à des pontifes qui ont délaissé les rites sacrificiels pour se consacrer au soin des textes et des lois, à des théologiens qui n’ont gardé de leur magistère que leur culture juridique, leur sens casuistique. S’est ainsi cristallisé et transmis un type d’autorité idéocratique qui est encore le nôtre : la théocratie après la mort des dieux, la théocratie moins le régime temporel que les laïcs lui ont confisqué, et auquel la sécularisation accélérée de l’Occident a même apporté un surcroît de puissance, le pouvoir mais rien que par le savoir, l’industrialisation mais comme Nouveau Christianisme (Saint-Simon).
Smiling nihilism
De bien bon cœur, félicitons le facétieux affichiste qui, pour le compte de je ne sais quelle industrie (tourisme ? automobile ? informatique ?), nous offre en grand format, sur les panneaux publicitaires du métro de Paris, un bref aperçu de la puissance de subversion dont on dispose dans son métier : « Liberté Égalité Rapidité », ainsi fait-il triller le fifre insolite des refrains commerciaux dans la fanfare des solennités politiques. On ne chicanera pas notre homme, il a du savoir-faire, il ira loin, en bon écolier il prit même soin de respecter le mètre impair de la devise qu’il ne persifle guère, douze pieds moins un.
Comme toujours en matière de communication de masse, l’objectif réel de ces produits rhétoriques dépasse tôt ou tard les intentions et les calculs de leurs fabricants. Qui niera que la relation offerte par l’auteur au récepteur de cette formule reste à jamais indéfinissable ? et qu’elle comptera désormais parmi les modèles du genre puisque sa forme impeccable, loin de réduire les équivoques de toute parole, les augmente, y ajoute même la plus-value de plaisir de tous les discours sobrement maîtres de leur propre duplicité ? Qui ne se souviendrait d’un des grands précédents de telle prouesse (« Votre argent m’intéresse », faisait dire une autre affiche, il y a longtemps, à un souriant cadre de banque à dents de vampire – et Baudrillard, à juste titre, avait entrevu dans ce montage publicitaire de quoi renouveler la pensée de la domination. Abrégeons la thèse, résumons son intuition la plus originale : fille de la propagande dont s’arment depuis des siècles les grands appareils religieux et politiques, la publicité s’en détache pour en inaugurer l’époque smiling. Elle la purge de tout son fond mortificatoire, elle construit le rapport de domination, lourd, sur une relation de séduction, flottante. Fin du maître perfide, arrivée du maître pervers.)
Kiev en croix
Comme il n’y a d’historiens que secourus par les poètes qui leur enseignent de quels événements possibles se tisse le présent, leur montrent comment ce fait divers et contingent que nous appelons le réel nous voile des mondes possibles, de même n’y a-t-il de géographes que cultivant aussi une géographie imaginaire – cartes nautiques où s’ébattent les Néréides, corps célestes tombeaux éponymes de nos ancêtres, confins apocalyptiques de l’antimatière, extinction entropique du Soleil et autres leçons des ténèbres. Quand ces poètes précepteurs des historiens s’avèrent de surcroît des géographes ingénieux, il urge de les écouter avec attention.
La chance veut qu’à chaque génération la Russie engendre quelques poètes immenses, et que l’un d’entre eux, notre contemporain Joseph Brodsky, mort en exil à New York peu avant l’évaporation du régime soviétique dans l’effervescence des Droits de l’Homme, ait expliqué la nature de ce singulier privilège qu’est la continuité de la plus haute poésie de langue russe depuis si longtemps : nous autres gens de lettres russes, disait-il en Ovide désœuvré, nous tenons lieu de classe politique, celle qui, en Occident, gouverne (« la Russie, au contraire des nations qui ont le bonheur de posséder une tradition législative, des institutions élues, etc., n’est en mesure de se comprendre elle-même que par le truchement de la littérature »). Dans le cas de Brodsky, la chance russe prit même des proportions insolentes : le père du poète exerçait le métier de géographe. À nous, aujourd’hui, reste ce cadeau des dieux : un poète russe du XXe siècle, et né d’un géographe – Clio et Uranie parlant d’une seule voix. Peut-elle nous aider à mieux comprendre de quoi il retourne dans la tornade ukrainienne ?