Février 2015
Dilatation russe
À quoi bon attendre les communiqués des agences de presse une fois Hollande et Merkel repartis ce soir du Kremlin ? Le résultat de leur tête-à-tête avec Poutine se déduit d’avance des conditions dans lesquelles il a lieu : ils se rendent à Moscou, après étape à Kiev, et indiquent ainsi qu’ils accordent d’avance à Poutine le bénéfice net des avantages conquis sur le terrain, avec son soutien explicite, par les Ukrainiens de l’Est. Le dénouement de la rencontre se lit d’avance, en bonne et pure langue diplomatique, dans la décisive concession de forme faite par Paris et Berlin : au lieu de négocier en exterritorialité visible, le lieu hors champ qui formalise que, dans un conflit, la tierce fonction d’arbitre possède de facto la confiance des deux puissances antagonistes, on rend visite aux belligérants – agresseur et agressé mis ainsi, contre l’évidence, à égalité.
On objectera peut-être que, ce faisant, Paris et Berlin agissent comme l’aurait fait un négociateur des Nations Unies, transformé en tour operator de ces ballets sans fin que nous connaissons depuis des décennies. Les négociateurs au Proche-Orient passent ainsi d’une capitale à l’autre, d’un aéroport à l’autre, mais aussi ceux des grandes transactions internationales de toute nature, GATT et autres. La comparaison ne vaut cependant que de par sa valeur involontaire d’aveu, et détruit elle-même sa valeur d’argument : si Berlin et Paris ont filé dans ces conditions de parfaite et inutile improvisation vers Kiev et Moscou, la raison en est précisément dans la faillite consommée des instances internationales compétentes en la matière. Qui croirait ou ferait accroire qu’un Conseil de Sécurité paralysé dans la guerre syrienne par les veto russe et chinois d’il y a trois ans prétendrait servir à quoi que ce soit d’utile et de crédible dans la guerre ukrainienne ? Poutine gravit donc, avec un sens indiscutable des réalités, l’échelle des audaces bien calculées. Sachant tirer parti maintenant de l’avantage antérieur marqué lors de son indéfectible soutien à Bachar Al-Assad, il reçoit chez lui Berlin et Paris, montrant ainsi, sans discours pompeux ou bruyants, qu’il dicte jusqu’aux conditions de forme et de protocole sous lesquelles la République ukrainienne devra manger son chapeau, ses frontières, le reste – et d’abord sa dignité.
Méditation quantique (8)
Dès le milieu du XIXe siècle, à la fin de la révolution thermo-industrielle, au seuil de l’époque électrique et électronique où il aménage des modes de vie et de sensibilité tout nouveaux, l’homo sapiens et faber retrouve sans doute le vécu incertain de sa première et bien lointaine reconversion anthropologique, l’époque néolithique. Il réactive la tension et le tragique des temps où il avait appris à renoncer à sa condition nomade primitive et à habiter à proximité des sanctuaires et des sépultures où il honore ses morts, se cultive en instituant leur culte. Car les mutations induites par les reconversions successives et disparates du genre humain s’apparentent et se répondent sous un aspect au moins, et non des moindres : la récente conversion de l’humain à la réalité ondulatoire de l’espace-temps hertzien ne l’a contraint à renoncer ni à la réalité technique de l’espace-temps thermodynamique et industriel ni à la réalité tellurique de la sédentarité néolithique, ces diverses réalités s’enchaînèrent, se superposèrent tout en bouleversant le programme de l’humanisation de l’humain (elles provoquèrent des drames d’une violence à peine imaginable). Ces conversions ne s’annulent donc pas, à la manière des conversions ou des fondations religieuses censées engendrer un nouvel Adam, inaugurer un recommencement, novum saeculum ; au contraire, elles cumulent leurs effets, elles les amalgament, refondent l’acquis et le nouveau, elles reprogramment les systèmes acquis ou établis, y insèrent des fonctions imprévues, des mythes sans modèles précurseurs, des rites subversifs avant qu’ils deviennent normatifs. La révolution hertzienne des transmissions s’ajoute à celle de la motorisation des transports, laquelle modifiait une mutation antérieure, l’organisation du transport et du déplacement en système au sein du mode de vie néolithique sédentaire, comme on ajoute la radio à l’auto, le téléphone au télégraphe, la chaudière au chariot. Entassement, chevauchement et superposition de ces strates (« pseudomorphose », chez Spengler) : mais comment décrire les interactions qui travaillent leur complexe, leur ensemble, leur configuration ?
Il va de soi qu’à l’avènement d’une fonction supplémentaire aux fonctions déjà en jeu, toute leur synergie en est transformée, car tout ajout (en un point du système) provoque des disjonctions systémiques, et ces implémentations locales engendrent des ruptures générales, leur économie générale changeant d’appui, de principe, de complexion. L’histoire du vivant se confond avec celle de ces catalyses à répétition, l’histoire du désordre nécessaire à l’extension des convivialités dans l’espace-temps, comme la jachère à la fécondité des assolements. Mais comment calculer, quand on sait se prémunir contre les anthropomorphismes irréfléchis de l’école néo-darwinienne et de ses analogues sociologiques, comment calculer cet ensemble après mutation puisque chaque mutation, imprévue par définition, introduit dans l’ensemble où elle survient des effets tout d’abord inintelligibles ou imperceptibles – des dissymétries, des turbulences, des réactions en chaîne ? Il faut toujours en revenir, sur ce point, à la formule splendide de Valéry : « Nous savons ce que nous faisons, nous ne savons pas ce que fait ce que nous faisons. » Magnifique leçon de modestie venue d’Archimède : je sais comment opère mon levier, j’ignore ce que fait ce qu’il déplace, bascule, fracture, compresse. Que de drames possibles, que de naufrages, que de cataclysmes cachés dans le fléau d’une balance et dans la paume de la main invisible que tout savant prête à l’insondable qu’il veut dompter !
Retours sur la Grande Guerre (19)
Qui fait le pèlerinage de Ravenne pour méditer devant le mausolée de notre maître orphique d’Italie et du Moyen Âge y apprend que la ville, au moment où commencent les premiers raids aériens des Alliés, décide de déplacer la sépulture de Dante pour la mettre à l’abri jusqu’à la fin de la guerre. Elle retrouvera sa place consacrée. Le tissu des circonstances aura voulu que l’un des plus grands traducteurs français de Dante, André Pézard, ait lui aussi – mais, de son vivant – connu la condition de rescapé de la guerre mondiale, mais, de son premier volet, celui de 1914-1918. À 21 ans, la mobilisation le catapulte dans la Meuse, où, comme Maurice Genevoix son camarade d’études devenu fantassin et lieutenant, il tient journal. Pézard écrivain combattant en publie des liasses dès 1918 : Nous autres à Vauquois. Le livre connaîtra plusieurs rééditions, dont la plus récente, nancéenne, date de 2001. Il ne contient que les notes prises sous le feu ou au repos, au jour le jour, à la manière des centaines, voire des milliers de journaux tenus en ces années par les soldats de toutes les armées et de tous les fronts. Nous en extrayons un des récits les plus bouleversants : Pézard visite ce qui reste d’une tranchée qu’une mine, en explosant, vient de pulvériser. Ce qu’il en retient aussitôt nous communique toute son intuition de l’époque qui s’ouvre : explosion provoquant aussi une implosion, le feu du fourneau de mine annonce, et l’avènement de la guerre sournoise dans la guerre ouverte, et la collectivisation du néant instrumentée par l’intrusion de la bombe souterraine qui extermine, nouveauté ajoutée à l’ensemble des armes de surface qui traumatisaient, tuaient ou mutilaient. Il n’y va donc pas que d’une nouveauté dans les industries de la guerre hyperbolique, mais aussi d’une nouveauté anthropologique, suffocante pour ses témoins et même ses acteurs : l’implosion de l’espace-temps humain, prodrome de sa généralisation multiforme ultérieure et signe manifeste d’un basculement d’époque. Ce qu’André Pézard découvre en rescapé d’une implosion-explosion, on en trouve donc d’autres témoignages sous d’autres plumes (Teilhard de Chardin, R. Dorgelès, R. Bernard au cinématographe) : le règne commençant de l’implosion – inhuman bombe – élit ses ébranlés, ceux qui refusent qu’il détruise aussi leur vertu de compassion. Nous suivons ici l’édition princeps de 1918 (p. 356 sq).
Moscou, Athènes et Bruxelles
L’attracteur hors champ
Il y a dix mois, dans une de nos chroniques (Maïdan azimut, 9 avril 2014) nous risquions l’hypothèse que le sort de l’Ukraine venait de se jouer par anticipation aux Jeux olympiques d’hiver de Sotchi – comme, d’ailleurs, pour la même raison, la survie du régime de Bachar Al-Assad durant les préparatifs de ces mêmes Jeux : du fait qu’ils s’étaient déroulés, ces Jeux et ces préparatifs, sans protestation quelconque (à l’exception d’une skieuse qui, au dernier moment, décommanda sa participation aux épreuves) ni de la part des compétiteurs ni de celle des officiels invités au spectacle, nous nous étions risqués à prédire que la Russie savait désormais pouvoir en agir à sa guise en République ukrainienne. Aujourd’hui, changeant de pays, mais sous des circonstances entretemps aggravées, nous voici invités à répéter notre prédiction : conformément aux signaux lancés le lendemain même de son investiture, le nouveau gouvernement grec construit les éléments d’une alliance de long terme avec le gouvernement russe. Comment en décrire le ressort et le calcul du point de vue grec, étant entendu qu’en percer les enjeux du point de vue russe, tant on les connaît désormais, ne demande aucun don particulier de lucidité ?
Ne considérons que le pur raisonnement de situation apparemment tenu par A. Tsipras et son ministre des Finances, M. Yanis Varoufakis, auteur d’un livre remarqué sur les crash de 2008 aux États-Unis, Le Minotaure planétaire, paru en anglais en 2013 (et négligeons les arguties de nature… idéologique, en dépit de leur rôle important de catalyseur passionnel dans l’affaire) : tenir tête aux appareils financiers et juridiques de l’eurocratie leur paraît possible s’ils se rapprochent de la Russie de Poutine, ou, du moins, menacent Bruxelles de le faire et de s’y préparer. Idée qui, en dépit du désastre économique rampant en Russie, n’a rien de loufoque si l’on admet que, comme toutes les véritables inspirations stratégiques, elle obéit, non à des considérations économiques (comptables, budgétaires ou entrepreneuriales), mais à un modèle géopolitique complexe qui consiste, moyennant un peu de résolution, à retourner les cartes du litige financier avec Bruxelles pour n’en utiliser que la valeur politique discrète ou latente. Pour le gouvernement grec, jouer la carte du refus du plan antérieur convenu de remboursement de la dette s’appuie en effet – et la chose ne date pas d’hier – sur le discrédit des instances européennes dans une partie grandissante de l’opinion publique clivée en deux fractions, une Cossue et une Fauchée, une Nantie et une Ratée, deux euro-classes qui ne réfèrent pas seulement à des positions de puissance sur l’échelle des PIB et autres critères de réussite économétrique dans le grand espace des Vingt-Huit, mais qui s’affrontent aussi sur l’avenir de ce grand espace, donc sur son histoire et ses origines lointaines (sur les années Monnet et Schuman, par conséquent, et sur leur suite organique, les années Delors, les Traités, les pouvoirs financiers et budgétaires de la BCE et de la Commission). Dans le camp des Fauchés soumis à la médecine de cheval des Nantis, la Grèce de Syriza retourne la donne, comme on renverse une table de jeu : elle dit que l’actuelle stagnation aggravée du grand espace européen, par comparaison aux performances économétriques des autres grands espaces du monde de l’économie (ô PIB chinois !), devrait dicter à Bruxelles de ne plus jouer les contrôleurs de bonne tenue financière répétant comme un Tartuffe : « Silence aux pauvres ! » D’où la formule ramassée de Varoufakis lors de son entretien avec La Tribune du 20 janvier dernier : « Cette crise n’est pas qu’une crise “grecque”, c’est aussi une crise européenne. » Personne, et pour cause, ne contredira. Nous intéresse, en revanche, l’usage de l’Europe qu’elle suggère de manière à peine voilée : précipiter la crise de ses institutions actuelles. Pour aller où ? Pour le savoir, prolongeons les pointillés du syllogisme à double fond de notre économiste et stratège.
Pour une critique de la raison cybernétique (1)
Les Bulletins de Flavius pratiquent la durée brève des circonstances du jour, et ils croisent la longue durée qui rythme les Notes de méthode et leur souci de l’époque. On s’égarerait en se contentant de cette différence simple : époques et circonstances s’entretissent, interagissent, échangent leurs motifs, car les durées, comme nos mondes, n’obéissent pas à des invariants, ne dessinent pas des formes pétrifiées, elles se modifient d’elles-mêmes, elles ont en commun une même plasticité, une même puissance de métamorphose, une même musique inspire leurs mélodies. Une époque sait se résumer en peu de circonstances, des circonstances, comme le moindre fait divers, prennent à l’occasion valeur de chiffre pour toute une époque.
Nous ouvrons donc une Rubrique de plus, celle des Cahiers – dont la règle tiendra justement au souci de s’ouvrir aux interfaces du plus durable et du plus fugace, et de les décrire en rapport direct avec les questions d’époque et avec les circonstances que nous choisissons de méditer.
Premier chantier : explorer la préhistoire de l’époque électronique abordée dans notre Méditation quantique, l’époque dite de la révolution industrielle, celle de la prise du pouvoir par l’ingénieur, personnage clef en qui se rejoignent et passent alliance le savant, l’artisan et le clerc. Alliances et mésalliances. Pour une critique de la raison cybernétique : notre étude en quatre chapitres s’étalera sur vingt volets successifs.
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Nos sociétés rusent avec elles-mêmes, elles s’exercent depuis longtemps à s’appréhender comme des systèmes : comme des milieux en relations d’échange avec leur environnement. Cette perception insulaire et cellulaire est une idée en acte, elle construit la réalité, elle l’oriente. Par nature, elle limite la communication symbolique entre l’intelligence et l’intelligible à une simple interaction rien que rationnelle. Du moins elle se veut telle. Elle se sait donc contrariée par son contraire : l’inattendu, l’imprédictible, l’effet pervers, le moment diabolique de la communication symbolique. Et elle se sait aussi relative que toute méthode qui modifie l’objet de sa curiosité du fait même de l’observer, et parce qu’elle le soumet à son regard. Relative, elle l’est donc au sens où, par définition, je peux comprendre des relations d’objets (percevoir des champs, et non pas des « choses »), mais je ne peux les comprendre qu’en les isolant du tissu où elles s’insèrent : ce qui est relatif ne peut l’être pleinement qu’en l’étant à l’infini. Percevoir : voir, à travers les choses, les champs, les relations, la Gestalt qui leur assignent leurs formes ; voir, à travers les apparences, ce qui transparaît (le tissu, la trame, le plein et le vide), et passe. Car tout monde vaut passage de mondes.
Face à Byzance
Les violences de l’islamisme ultra ne se répandent pas seulement sur le mode charnel de la guerre et sur le mode médiatique de la propagande. Elles surprennent aussi et surtout l’esprit engourdi par son rationalisme spontané, quand il oublie ou dénie toute l’irrationalité où il baigne, à commencer par l’ironie des choses qu’il entend maîtriser. Il pensait en avoir fini avec son long travail de critique de la conscience religieuse, il lui faut déchanter : l’islamisme, chacun le sait, ne se confond pas avec l’islam, mais comme on le compare avec les religions politiques de l’époque totalitaire – « islamo-fascisme », dit-on depuis Oriana Fallaci –, on se met dans l’obligation inattendue de reprendre la critique au point où on l’avait laissée et de préciser ce qu’on entend sous le nouveau terme, « religion politique ». S’en abstenir reviendrait à se gargariser de mots creux ou de placebos, et à aggraver le désarmement de l’esprit au lieu de l’exercer à craquer les énigmes surgies de sa paresse innée.
Il y va là d’une obligation de probité intellectuelle tout de suite plus rude et plus éprouvante qu’on ne l’imagine, car l’esprit, grâce à elle, peut se contraindre à découvrir les angles morts de ses raisonnements et leurs occultations – à commencer par ses analogies de surface et ses comparaisons spécieuses. Qui, par exemple, veut voir dans l’islamisme un cas nouveau mais typique de « religion politique », compte certes gagner en définition puisqu’il remonte au précédent et au modèle d’une espèce historique déjà connue et répertoriée. Mais ce détour analogique par le passé des totalitarismes russe et européens évoque le fameux recul qui évite de cabrer devant un franchissement de fossé redouté ou redoutable – car il masque la question de savoir si, dans une religion politique, c’est le politique qui s’appuie sur des moments du religieux, quitte à le pasticher comme dans le culte robespierriste de l’Être suprême – ou, inversement, si c’est le religieux qui emprunte au politique tels ou tels de ses instruments propres, comme dans le cas des milices de « soldats du Christ » prenant compétences de justice et de police.
La réponse paraît aller de soi dans le cas du fascisme, comme Emilio Gentile en a eu l’intuition convaincante. La question laisse perplexe, en revanche, dans des cas comme celui de la Rome byzantine et de son régime théocratique, dont les chefs régnèrent ès qualité impériale de « vicaire de Dieu ». Et elle devient redoutable dès qu’on remarque que, entre ce « vicariat » de conception constantinienne, source directe de la légitimité impériale russe dès Pierre le Grand, et le « califat » musulman instauré dès les débuts de l’expansion conquérante du Coran, la similitude de fonction et de rationalisation fait évidence : entée sur la trace d’une Révélation transmise par des professionnels dogmatiques du Livre, surgit une Autorité héréditaire et indivisible au temporel comme au spirituel. Similitude assez forte pour l’emporter, par ailleurs, sur une différence institutionnelle considérable : le modèle romano-byzantin présuppose une classe cléricale reconnue dans l’État comme un ordre muni de ses libertés et de sa hiérarchie propres, tandis que le modèle arabo-musulman s’en passe et ne fait de l’exégèse le monopole d’aucun corps social en particulier.
Retours sur la Grande Guerre (20)
1914 au conditionnel passé
Il y a au moins trois raisons de lire avec attention l’essai consacré en 2013 par J.-P. Chevènement à la Grande Guerre (1914-2014 : l’Europe sortie de l’histoire ?), à la veille des récentes commémorations du centenaire : il résulte d’un exercice d’histoire-fiction, fondé sur une série de raisonnements tenus au conditionnel passé (« la guerre aurait pu ne pas éclater si x ou y avait jugé que telle ou telle action s’imposait ») ; il se présente en rétrospective de l’ensemble du conflit, y compris la Conférence de la paix, mais sans jamais considérer la situation russe quand le régime impérial s’effondre (les deux révolutions de 1917) et ses effets immédiats en Europe centrale et en Allemagne ; il date de ces années de guerre, et en particulier de la genèse de l’hémisphère atlantique, en 1917 aussi, les débuts de la Communauté européenne puis de l’actuelle Union Européenne. L’ensemble de ces trois prémisses ne produit pas seulement une image du monde historique à la popularité incontestable (la prédominance du monde atlantique et anglo-saxon incriminée comme Origine des malheurs de l’Europe, ce leitmotiv date des années de la Libération, il avait déjà percé avant la Seconde Guerre mondiale, qu’on pense à Ortega y Gasset, à Bernanos et autres contempteurs des « barbares » américains). Cette image, de plus, régule, et depuis longtemps, le régime et les orientations d’un certain style politique, fondé sur un matériau historiographique produit et validé par le milieu académique (au sens large de l’opinion diplômée, rivale de l’opinion publique et de l’opinion médiatique) ; il donne aussi à entendre comment se construisent et se raisonnent les décisions du politique, répondant d’une durée et d’une continuité, il donne à approcher leurs enchaînements in concreto. « Popularité » – l’opinion courante – et « autorité » – l’opinion savante – veulent donc faire, ici, cause commune. Exercice redoutable !
Nous intéressera, ici, de mesurer comment, par exemple, la décision d’écrire en 2013 l’histoire de la Grande Guerre en excluant de la réflexion l’événement de la « guerre à la guerre » – slogan des pacifistes intransigeants de 1914 et des bolcheviks de l’exil suisse, puis révolution en Russie –, comment cette décision historiographique commande l’ensemble de la rétrospective, mais au prix de plusieurs torsions remarquables. En effet, elle maintient, jusqu’à la dernière page, la même orientation, plus implicite que démontrée ou justifiée : l’indifférence marquée par J.-P. Chevènement pour l’orient de la Grande Guerre sert la thèse centrale de l’essai, à savoir qu’en 1914, en décidant en fin de compte l’affrontement militaire avec l’Allemagne impériale, la Grande-Bretagne allait rapprocher les États-Unis du continent européen et accélérer la naissance de l’hémisphère atlantique et de l’hégémonie américaine (qui y contredirait ?). En somme, seul l’occident de la Grande Guerre aura intéressé J.-P. Chevènement, et pour une raison dont il ne fait pas mystère : il y voit le seuil et le cœur, sinon de l’« atlantisme », du moins de l’installation, de l’intrusion de la puissance américaine dans les affaires européennes, et en eux l’origine du malheur qu’il combat, l’Europe de Jean Monnet, devenue la zone euro, « le Saint Empire de la monnaie unique », comme le dit avec humour notre auteur franc-comtois.
Pour une critique de la raison cybernétique (2)
1. L’EMPRISE DE L’EXPERT
Qu’ils ont peu de valeur eux-mêmes, ces chétifs politiques qui prétendent régler les affaires sur les maximes de la philosophie ! Ce sont de vrais enfants. Homme, que veux-tu ? fais ce que réclame présentement la nature. Entreprends, si tu peux, la chose, et n’examine pas si quelqu’un doit le savoir. N’espère pas qu’il y ait jamais une république de Platon.
Marc-Aurèle
Obéir
À sa naissance, la sociologie, celle des pionniers, Saint-Simon, Comte e tutti quanti, argumentait avec modestie : il est possible, disait-elle, de désigner en vérité à qui nous devons légitimement obéir. « Obéissance » est à entendre de leur part dans son plein sens : obéir commence dans l’écoute. « Qui écouter pour apprendre ce que je dois faire ? » se demandera de même un autre fondateur de méthode, Freud. Toute science véritable commence dans cette modestie, la ruse de la raison : dans la recherche du mode juste, et pour ajuster à la nature des choses l’obéissance avisée. Entre la nécessité d’écouter pour apprendre et pour savoir, et celle d’obéir, l’affinité a été décrite avec précision : « Obéissance : il y en a deux. On peut obéir à la pesanteur ou au rapport des choses. Dans le premier cas, on fait ce à quoi pousse l’imagination combleuse de vides. On peut y mettre, et souvent avec vraisemblance, toutes les étiquettes y compris le bien et Dieu. Si on suspend le travail de l’imagination combleuse et qu’on fixe l’attention sur le rapport des choses, une nécessité apparaît à laquelle on ne peut pas ne pas obéir. Jusque-là, on n’a pas la notion de la nécessité ni le sentiment de l’obéissance » [1]. Il se trouve que les premiers sociologues se distinguent par leur insistance à situer ce « rapport des choses » dans les rapports entre les hommes aussi : les deux univers obéissent à des « règles », telle est la toute première postulation sociologique. Ces règles ne seraient-elles pas des lois ? L’obéissance s’érige en règle en vue d’un rapport juste avec la nature des choses et la nature des hommes : cette règle, que F. Bacon avait énoncée le premier, « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant », résume l’idéal de la Science, pour tous ses domaines.
Pour Comte et les positivistes (« l’esprit n’est pas destiné à régner, mais à servir », insiste-t-il en 1848), il s’agissait de choisir, comme au temps des premiers chrétiens, non pas entre César et le Messie, mais entre la foi et la science, entre les théologiens et les savants. Cent cinquante ans plus tard, la sociologie, entrée dans le sens commun, régit un empire sur lequel ne se couchera jamais le Soleil des « sciences sociales », sa progéniture prolifique. De ces lumières, de l’éclairage produit par l’élucidation sociologique, l’horizon et l’orientation n’ont pas changé : penser non ce que nous devons faire ou ce que nous pouvons croire, mais à qui nous fier pour le faire ou le croire (pas d’action sans une autorisation : agir présuppose une action aînée, une action fondatrice, une paternité). Fini le temps des théologiens, dit Comte (dit aussi Feuerbach, dans les mêmes années mais pour d’autres motifs) : c’est aux savants, c’est au savoir et au savoir-faire des ingénieurs que nous devons désormais nous en remettre. Fini le règne des théocraties : Bonaparte cinglant vers l’Égypte sur les traces d’Alexandre a embarqué avec lui deux armées, la sienne, celle des militaires qui rentreront défaits et bredouilles, et une société savante, celle des « idéologues » et des spécialistes sans doctrine particulière dont, un peu plus tard, les saint-simoniens vont proclamer qu’avec les banquiers et les ingénieurs ils forment l’élite la plus digne de diriger le reste de la société. Sur le même bateau, deux prises du pouvoir imminentes, une brève et bruyante, celle des officiers du Dix-Huit Brumaire, une définitive et discrète, celle des savants.