Après le Léviathan, suite (1)
 
Rentrons donc un peu dans le détail de l’écologie du gros animal campé à l’enseigne du Léviathan, au billet précédent. Règle simple de cette méditation en plusieurs volets : maintenir l’allégorie théologico-politique de la tradition (imaginant le genre humain comme un « gros animal », tel Platon, ou exposé à la menace d’un « gros animal », tel le Léviathan du livre de Job), et décrire les mutations mentales que déclenche la motorisation de cet animal, à l’époque de la première révolution industrielle.
Pourquoi celle-ci, dans notre hypothèse, fait-elle époque ? Parce qu’en motorisant ses moyens de transport, l’espèce humaine récapitule toute son histoire précédente (à la lettre, le « cheval vapeur » des premiers ingénieurs physiciens récapitule joliment toute l’histoire antérieure de l’homme à cheval, il lui donne aussi une conclusion inattendue, le congé signifié par le nouveau couple homme-machine à l’ancien couple homme-cheval), au moment même de lui donner soudain une tout autre orientation : motorisé, un moyen de transport (char ou frégate) devient bien autre chose qu’une mécanique transmetteur de la mobilité animale (noria, cavalerie) ou de l’énergie naturelle (marine à voile), il devient un système artificiel d’accélérations. À la mobilité première spécifique du règne animal s’ajoute désormais l’artifice de l’énergie motrice synthétisée par la révolution thermo-industrielle. La notion mythologique et philosophique d’époque convient bien à cette figure de la bifurcation de deux technologies : cheval vapeur, voilà bien le nom d’une grandeur physique par où semble se répéter le passé et qui connote aussi une mutation, car les implémentations et les transformations d’énergie du moteur à vapeur ou à explosion permettent des accélérations d’accélération inconcevables à un métabolisme quelconque. Au cheval, je fais ici subir le même traitement qu’en son temps Francis Ponge à l’électricité.
 
 
Après le Léviathan, suite (2)
 
Avant de mieux détailler l’espace-temps du Gros Animal Motorisé, faisons brève halte. Nous le pistons sur les traces de son ancêtre archaïque le Léviathan ; or, il s’est motorisé, transformé en animal thermo-industriel armé de turbines, de catalyseurs et de commutateurs, il faut donc s’attendre à d’importantes mutations et apprendre à le reconnaître dans ses incarnations actuelles : garder en mémoire le type, la Gestalt, ses fonctions essentielles – mais en dévisager les formes contemporaines – déchiffrer la fonction vitale mais dans les nouveautés de notre condition.
 
 
Qu’elle ait conservé quelques traits de ses origines, nous le présumons chaque fois que, comme Thomas Hobbes, Franz Neumann, Joseph Roth ou Pierre Naville  nous en revenons à l’emblème du Léviathan. Pièce maîtresse et inusable, parmi quelques autres, de notre mémoire collective, il a la vertu dangereuse de tous les monuments, la même que celle des fossiles : suggérer que peut se figer le temps, rêver, pour le craindre ou le désirer, que l’archaïque serait éternel. Évitons cette superstition fréquente chez les gardiens de musée et les historiens, leur culte excessif et mélancolique de la poussière, leur allergie à la fraîcheur surprenante des commencements. Que notre siècle ait engendré à sa manière son Gros Animal, en voici un témoignage récent – non pas une variante littéraire de l’allégorie biblique, tel le Moby Dick de Melville, mais un fragment d’expérience, extrait d’un souvenir de Theilhard de Chardin, un des tout premiers contemporains à nous proposer l’équivalent anthropologique actualisé de la figure archaïque des origines. De l’ébranlement de la Grande Guerre, Theilhard rapporte une intuition initiale : dans la masse des combattants organisés en corps d’armée qui s’affrontent sur le mode de la guerre de matériel, comme on disait déjà à l’époque, il reconnaît le Gros Animal. Comme au premier jour, la légion romaine se forme en tortue et la flotte en escadre (la société humaine n’est pas une meute), mais elle s’équipe de machines colossales, elle se forme en macro-systèmes (Alain Gras).


L'Iran, l'Allemagne et le Japon
 
Du moratoire convenu à l’arraché avec le gouvernement iranien sur la question de ses infrastructures nucléaires, les effets visibles ne se sont pas fait attendre, à commencer, sur le front syrien, par le net affaiblissement militaire des adversaires de Bachar el-Assad, et du côté israélien,  par la mise en panne du peu de transactions encore en cours avec des négociateurs palestiniens (à l’autorité d’ailleurs subalterne). Deux séries de conséquences qui n’en font qu’une : l’arme nucléaire que l’Iran ne possède pas existe déjà sous la forme au moins aussi dangereuse d’alibi politique qu’elle a prise au fil des années, selon la logique suasive et dissuasive première de ce type d’épouvantail. On doit dès lors évaluer les résultats ponctuels de cet arraché diplomatique qui, en pleine guerre syrienne, couronne la puissance iranienne en congé d’Ahmadinejad mais à condition de comprendre ce qui joue aussi dans la longue durée : non seulement l’ensemble des frontières orientales (celles géographiques et celles théologiques), mais aussi la question du seuil nucléaire comme régulateur irrationnel des relations internationales.
 
 
De même que la « Bombe », durant la guerre froide, servait de jauge discrète à l’affrontement indirect sur des fronts de guerre périphériques concédés à de « petits » belligérants qui représentaient, selon la zone, l’un ou l’autre pré carré des deux pôles, comme par compensation tacite à l’impossible ou incalculable usage du feu nucléaire entre les grandes puissances elles-mêmes, de même l’Iran, aujourd’hui, se sert de sa promotion au statut de puissance nucléaire possible comme d’une arme réelle pour arracher, d’avance et avant possession effective de la logistique nucléaire, les bénéfices géopolitiques d’un tel statut : la possible possession de cette arme crée des effets géopolitiques analogues à sa possession réelle – pour la raison simple que, dans un cas comme dans l’autre, la rationalité qui s’applique est celle même de la dissuasion, logique pratiquée depuis le premier jour de l’époque nucléaire.
 
Un conte pour Noël

En 1972, avec ses Villes invisibles, Italo Calvino avait ajouté au trésor des allégories littéraires une de ses perles les plus pures. Comme elles, la sienne aussi peut inspirer la philosophie du politique, pourvu qu’on sache bien user de l’image allégorique, en se souvenant qu’elle ne se peut lire que comme une « dialectique à l’arrêt » (W. Benjamin) – dont on déplie le sens en apprenant à la remettre en mouvement comme on met un rébus en phrases, déchiffrant le drame, le mouvementé qu’elle condense. Un autre grand auteur italien, Salvatore Satta, a pratiqué en maître cette lecture de l’allégorie littéraire, en exposant le principe en sens inverse, allant du mobile (le drame) vers l’immobile (son récit) : « En fait, il se peut que la vie d’un pays se déroule, de même que les tragédies antiques, dans quelque unité de temps et de lieu, et que la succession des événements y prenne la fixité mystérieuse des cimetières. Vue par Dieu, le jour du jugement, je crois bien que la vie se présentera sous cette forme. » Héritée du Moyen Âge et de l’âge baroque, la technique de lecture féconde de l’allégorie procède ainsi en deux temps : il faut réanimer ce que son image composée immobilise, à la manière d’un tableau vivant ou d’une nature morte ; puis imaginer ce qui s’y projette en durée profonde – à l’horizon de ce que Satta nomme « jour du jugement ». Le poncif théologique sert là d’outil narratif : d’espace-temps perspectif, ou de déroulement né de la même intention édifiante que les vies du Christ des grands portails gothiques. Sur cette scène allégorique, nous nous faisons spectateurs de nos propres actions, dans l’espoir de comprendre à temps, même si c’est toujours après coup, ce que nous faisons, ou ce que nous croyons en savoir.
 
Ce que le récit de Calvino déroule, il semble s’ingénier à le faire sur place, tels ces pendules dont le va-et-vient nous évoque plus la fiction d’un mouvement perpétuel que le vécu de la flèche du temps et le sens interne de la durée : hôte de l’empereur des Tartares, Marco Polo citoyen de Venise le distraie en lui décrivant les nombreuses villes qu’il a traversées au cours de ses ambassades et dont il a tenu comme un registre minutieux, collection des chapitres que nous lisons. Dans son récit, ces villes si nombreuses finiront non seulement par se réduire à quatre ou cinq types de ville (villes de la mémoire, du désir, des signes…), mais encore par ne plus se distinguer de la seule ville que l’empereur connaisse puisqu’il lui est interdit et impossible d’en sortir : aux villes invisibles puisque fictives du récit du Vénitien fait pendant la Cité interdite puisque impériale où réside son interlocuteur. « La ville t’apparaît comme un tout dans lequel aucun désir ne vient à se perdre et dont tu fais partie, et puisqu’elle-même jouit de tout ce dont tu ne jouis pas, il ne te reste qu’à habiter ce désir et en être content. » Les admirateurs de Borges reconnaîtront certes la facture : l’art de la mise en abîme, poussé à la perfection d’ironie qui finit par réduire à deux l’illimité de toutes les villes de l’histoire universelle : « celles qui continuent au travers des années et des changements à donner leur forme aux désirs, et celles où les désirs en viennent à effacer la ville, ou bien sont effacés par elle. »
 
 
Après le Léviathan, suite (3)
 
Revenons à notre généalogie du Léviathan, à l’étude de sa postérité, au Gros Animal motorisé qu’en moins de 300 ans – moins de dix générations – est devenue l’espèce humaine, en Europe d’abord, puis en Euramérique, puis à l’échelle transcontinentale et spatiale. Dans le billet du 7 décembre, le troisième de la collection dite « Après le Léviathan », nous décrivions une unité d’auto-accélérations exponentielles – et cette unité elle-même comme le résultat actuel d’une bifurcation soudaine, d’une mutation brusque dans l’histoire animale récente de l’espèce : le moment clef de la motorisation du transport une fois maîtrisée la technique de transformation de l’énergie thermique en énergie cinétique (Boulton, Watt, Diesel) et une fois cette prouesse prométhéenne répétée avec l’électricité (Volta, Ampère), quand on apprend à passer du statique au dynamique, du corps inerte au corps conducteur, à stocker les matières comme autant de flux électriques en puissance.
 
 
L’unité ici en question désigne une grappe d’événements en interaction mutuelle permanente : l’invention du moteur lui-même (unité de transformation du thermique en cinétique, unité segmentée de la chaudière, du cylindre et du piston), la série de ses multiples applications (l’industrialisation des travaux humains, la loi du standard), leurs effets anthropologiques (l’augmentation et la multiplication des flux et des transferts, la diminution corrélative des stocks et des trésors – bref, la circulation et la rotation généralisées, le cyclisme comme style et comme cirque universel). Cette grappe d’événements – cette « époque », dirait un historien philosophe de l’ancienne école immobiliste – correspond donc elle-même à un événement complexe, à un complexe de continuités et de discontinuités : le transport motorisé prolonge l’histoire des transports, mais il en transforme l’économie interne puisque l’invention de la machine motrice de machines ouvre la possibilité d’accélérer les systèmes d’accélération eux-mêmes (soit sur le modèle constructiviste de la caméra fixée sur une automotrice en mouvement accéléré ou décéléré, soit sur le modèle technologique de la recherche des semi-conducteurs, autant vaut dire de masses instables parce qu’électroniquement hypersensibles). Par « unité d’auto-accélérations exponentielles » on désigne donc ici tant le style exponentiel qui engendre ces macro-systèmes de la vitesse infiniment  potentialisée que les réseaux de ces macro-systèmes eux-mêmes. Du côté du style, on nommera Dziga Vertov (Russie soviétique) et Buster Keaton (États-Unis) ; du côté des réseaux, on rappellera les grands poètes philosophes de la connexion proliférante des machines (G. Simondon, A. Gras). La grappe d’événements concernés par la figure de l’auto-accélération dessine donc une époque au sens exact où, pour un anthropologue, la révolution néolithique, comme on dit, a déclenché une série d’événements concomitants et irréversibles (apparition de l’écriture, de la métallurgie et du village fortifié autour d’un sanctuaire et d’une nécropole).


Flavius an II
 
À ses lecteurs, Flavius, à l’occasion du Nouvel An qu’il leur souhaite aussi propice que possible, offre un objet, une perle de pensée pour les accompagner dans les prochaines intempéries – une idée précise, un exercice de respiration pour tenir le cap et le pont entre ce qui fut et ce qui vient. Par hommage à un grand précurseur, cette perle brille d’orner notre thèse de la transformation actuelle de l’étendue géopolitique en une succession d’accélérations exponentielles. L’Occident, dit Denis de Rougemont, n’est pas un lieu ou un espace, pas un domaine ou un continent, mais une dynamique, une durée, une relance :
 
« […] « L’Occidental est l’homme qui va toujours plus loin, au-delà des conditions données par la nature, au-delà des traditions fixées par les ancêtres, au-delà de lui-même enfin, – à l’aventure ! Transcendant son destin, et même ses intérêts, au nom d’une vocation universelle. Abraham, “le père des croyants”, était parti sans savoir où il allait, parce que son Dieu, sa vérité la plus intime, lui disait de marcher vers l’inconnu. Il trouva le pays que Dieu lui réservait, et ce fut là le terme de son aventure, mais le début d’une autre histoire, dont nous sommes bien loin d’être quittes. Christophe Colomb, le père des Découvreurs, croyait savoir où il allait, et ce qu’il cherchait : il avait calculé qu’il y serait en trente jours. Mais tous ses calculs étaient faux, il trouva les Antilles au lieu de Xipango […] Préférer la poursuite passionnée de vérités partielles, advienne que pourra, – préférer le risque créateur à la méditation prudente d’une sagesse immuable, c’est tout le génie de l’Occident, et c’est par là que l’Occident, aventureuse moitié du monde, s’oppose le plus radicalement au génie de l’Orient métaphysique » (extrait d’un essai datant de 1962, « Les chances de l’Europe »).
 
 
L’aventure, et l’Occidental comme aventurier ? Mais ce mot a d’abord un sens premier : ce qui vient, l’avenir. L’aventure, c’est ce qui nous advient, ce que nous faisons nous advenir quand nous nous levons et marchons. L’aventure nomme notre condition anthropologique même : elle nous vertèbre, nous ne vivons qu’en marchant, nous ne marchons qu’en nous aventurant. Et nous ne pensons pas autrement.