Décembre 2012
Sur la Terre comme au Ciel, et nulle part maintenant
Une fois au moins, Ernst Jünger ne résista pas au plaisir de se répéter. L’Occident aura engendré trois merveilles d’égale dignité, note-t-il deux fois dans ses Journaux : la Royal Navy, l’armée prussienne et la Compagnie de Jésus. Mais à sa première mention, le 1er avril 1945 (Feuillets de Kirchhorst), cette trinité apparaît… quaternaire : « la flotte anglaise, l’État-Major prussien, l’ordre des jésuites, la ville de Paris. »
Savourer ce mot capiteux exige un peu plus de temps que ne semble d’abord l’indiquer le franc plaisir qu’il suscite. Il faut en effet de respectables ressources d’humour noir pour oser une telle liste quand on a combattu comme officier allemand dans les deux guerres mondiales. Et le lecteur de Jünger imagine même ces ressources – inépuisables, s’il songe qu’au moment où l’auteur forme cette équation, à quelques jours de la proche capitulation allemande, l’armée prussienne en question a disparu depuis longtemps (et, le 20 juillet 1944, a de plus échoué à reprendre le pouvoir).
L'équation grecque
L’idée d’empire et ses traductions géopolitiques tracassent les philosophes depuis longtemps. Par la voix de Socrate, Platon se propose déjà une règle, une limite d’expansion territoriale à la cité : « tant que l’agrandissement ne compromettra pas l’unité de l’État [polis], qu’on l’agrandisse, mais pas au-delà » (La République, IV, 423b). Pour un Grec de sa génération, l’expérience récente a en effet acquis valeur de certitude inébranlable : face à l’empire perse plusieurs fois repoussé, la cité d’Athènes voit ses institutions confirmées comme un signe d’excellence – mais dans la guerre entre les cités grecques, elle se voit accusée par elles de les dégrader en sujets de son hégémonie. De cette époque date la grande perplexité de toute philosophie politique : pourquoi la même république connaît-elle deux existences de signe contraire, celle de la cité (expression géopolitique élémentaire : la boucle et le bouclier de ses remparts) et celle de l’empire (qui traverse, transgresse et soumet l’ailleurs) ?
Sous cette forme, amenée à son équation grecque la plus pure, la question nous hante fidèlement, y compris sur le mode de son déni : les États-Unis commencèrent leur carrière de puissance impériale au nom de la guerre aux empires et donnèrent même à cette conviction valeur doctrinale (l’« exceptionnalisme », Tocqueville passant pour avoir créé le mot, qui lui servait à évaluer le thème et le pathos américains de la Manifest Destiny ; mais l’« exception » qui nous intrigue n’a rien d’américain, qu’on pense au mythe panslaviste de la troisième Rome, où le nom propre qui signifie « hégémonie impériale » implique joliment que la puissance romaine ainsi revendiquée par Moscou via Byzance est légitime : Rome n’est pas une exception puisqu’il y en une troisième, Rome vaut règle ! Le nom propre sert ici une fonction inverse de sa fonction première : au lieu d’extraire un individu d’une série, il l’y inclut et le fond en elle – tous les peuples seraient « romains », ainsi procède l’exceptionnalisme de chaque nation, autrement dit le discours paranoïaque et bien rodé dans lequel toute cité déclare sa capacité à l’empire et la rationalise. « Moi seul je suis comme tous les autres » : limite pathologique de l’idéologie, son involontaire humour noir, celui pratiqué par les Hohenzollern quand ils revendiquaient leurs ancêtres… troyens).