Avril 2012
Bulletin de mars 2012
Pour inaugurer Flavius, notre Bulletin géopolitique en ligne, nous présentons l'édition du mois de mars dernier. Bulletin géopolitique de mars En 1948 paraît un des livres cardinaux du siècle, Essai sur l’accélération de l’histoire. Son auteur, Daniel Halévy, le Pylade de Charles Péguy pendant l’Affaire Dreyfus, fête cette année-là ses 76 ans. Les intertitres ont fait l’objet de tous ses soins : «Les hommes de la mer et des îles», «Pax romana», «Déchéance de l’Asie», «La révolution des moines», «L’Occident se retourne», «La terre encombrée»… Lisons entre les lignes, et l’évidence s’impose : Halévy, trois ans après la mort de Valéry, dialogue avec lui, module certaines des intuitions de « La crise de l’esprit », l’essai de 1919. Deux après-guerre, et le même pressentiment : quelque chose s’effiloche qui jusqu’alors avait toujours accompagné l’Occidental. S’effiloche un texte (le discours de la philosophie de l’histoire), et le tissu de ce texte : le planisphère de cette histoire, les surfaces parcourues à tenter d’y vivre, les plans de la Fortune et de la Providence. Dans ces plans, les deux guerres, qui n’en firent qu’une, mordent, et taillent un accroc. Et Halévy sursaute. Mon billet de mars, j’en dois le propos à un jeune ami qui se demandait devant moi : «Géopolitique ? Vaste programme…»
Pour l’ancrer, et pour en définir au mieux la visée en nommant une de ses filiations, voici donc, et par volonté d’hommage aussi, le nom de Halévy, et ce nom au moment où quelque véritable vertige insiste en lui et lui enseigne que, des épreuves connues par sa génération, et même des plus sinistres, émane quelque nimbe d’irréalité. D’autres auteurs vont s’arrêter à leur tour sur cette nuance toute nouvelle de l’ « expérience » de l’histoire (je pense à Canetti, à Broch). Pourquoi, se demandent-ils, notre existence doit-elle désormais prendre acte d’événements qui ne peuvent décidément pas faire l’objet d’une expérience fondée en sens commun ? Exemple par la figure inverse : nos sciences trébuchent à qui mieux mieux, observe Valéry, et pourtant notre volonté de savoir ne diminue pas. La réponse de Halévy se fonde sur l’hypothèse apparemment triviale de l’ «accélération». D’elle s’autorise la réflexion géopolitique ici entamée, car c’est elle qui résume la métamorphose connue par notre espace-temps sous l’effet de la motorisation électrique universelle (habitat, transports, communications, fonctions urbaines). Il y a toutes sortes de types de moteurs. L’électricité, en revanche, parmi toutes les sources d’énergie que nous y acheminons, possède une particularité pour le moins frappante : nous pouvons apparemment en produire des quantités illimitées. Cet illimité-là, dans l’histoire de l’industrialisme, a de fait aspiré à soi la sphère des machines et de leurs usages. La traction électrique leur ouvre l’horizon béant de la vitesse de la lumière. La mousse électronique de nos écrans nous en rapproche un peu plus.
Cette accélération-là tend du coup à propulser les pilotes de ces bolides, les peuples, au-delà de leur surface historique – non pas au-delà des frontières du jour, vers de Nouveaux Mondes, mais au-delà de l’atmosphère de leur biotope, dans la stratosphère où ils installent les relais et les antennes de l’empire numérique et dans la nanosphère où ils implantent les fonctionnalités cybernétiques de notre animalité organique et neuronale. De fait, cet au-delà macro et nano de la surface excède les compétences reçues de la discipline géopolitique : la Terre habitable n’est plus l’étendue terrestre et maritime de ses débuts, la Terre se recompose en un agrégat d’interfaces divers qui se réfèrent, non pas à l’espace-temps géocentré institué au XVIe siècle par les empires européens, mais à l’espace-temps planétaire et nucléaire des physiciens et astronomes du XXe siècle. Les coordonnées de cet espace-temps ne sont ni géographiques ni mécaniques, mais infographiques et dynamiques.
La géopolitique raisonnait en topographie, et dans la perspective d’une accumulation et d’une conservation de l’énergie. Les agrégats d’interfaces se projettent à l’horizon (fractal) d’une entropie généralisée de l’habitacle humain. Pour Paul Virilio, la motorisation du monde aboutit d’ailleurs à la figure et à l’époque de « l’horizon négatif » - à l’équivoque d’une accélération et d’une décélération simultanées à l’effet d’entropie politique redoutable : la sphère de la décision rétrécit comme peau de chagrin. L’indécidable du politique, le style et le régime aléatoire de la domination contemporaine se présente alors comme l’extension normale, l’effet en chaîne de l’indécidable de notre époque quantique. Et sur quoi porte l’indécision à endurer, la décision à prendre, s’il en est encore temps ? Sur la violence infligée au port où j’habite par l’accélération du transport qui m’éloigne du lieu et de la surface, me désorbite, me satellise. Expatriation généralisée dans l’Interface universel. La géopolitique était née en vue de décrire les frontières naturelles des empires et leurs transgressions. La transgression a progressé, mais les frontières artificielles l’emportent désormais sur celles naturelles et conventionnelles, le passeport génétique sur le permis de séjour. Dans ces conditions, pourquoi maintenir, se demandera-t-on, la notion de «géopolitique» ? J’ai cru remarquer que la découverte de nouveaux objets précède toujours le nom des nouvelles sciences qu’ils amènent sans faute avec eux. Enrichissons d’abord la topologie du nouveau monde et du nouvel immonde où nous avons commencé d’emménager. La nomenclature suivra.
16 mars 2012, avril 2012