Avril 2015
Le prêtre, l’artiste et la foule
Temples ou musées ?
On n’a jamais vu l’esprit d’exaction œuvrer sans l’esprit de système, le premier servant de bras armé et de gant de fer au second, ne pouvant se passer de lui, ne pouvant même s’imaginer sans lui. Dans l’ordre élémentaire des causes et des effets – celui auquel obéit tout d’abord toute vie qui veut durer –, l’esprit de système se trouve du côté des causes, l’esprit d’exaction, du côté des effets. Règle si infaillible qu’on la trouve à n’importe quel degré, à n’importe quelle échelle, à n’importe quel extrême de cruauté, l’infime comme l’enragée – dans la discrimination sournoise comme dans l’extermination à ciel ouvert. Que par ailleurs la destructivité à l’œuvre dans les sociétés humaines reste aussi mystérieuse que dans les temps bibliques n’empêche pas que cette règle s’impose : si vous persécutez et tracassez méthodiquement, vous vous êtes d’abord donné des raisons de le faire, et sans elles vous ne pourriez commencer à le faire (encore moins pourriez-vous le faire faire, encore moins pourriez-vous en stimuler d’autres à s’organiser en appareil d’exaction agissant selon un plan criminel concerté et des fins précises).
Un des traits les plus remarquables des diverses entreprises d’iconoclastie accompagnant l’extension de l’islamisme ultra tient à la difficulté où elles nous mettent de comprendre leur véritable intention (« comprendre » : reconstituer le ou les raisonnements des dynamiteurs de statues bouddhiques, de reliques maraboutiques, d’archives des hétérodoxies musulmanes, de vestiges archéologiques comme ceux du nord irakien il y a un mois). Car nous ne saurions nous contenter des platitudes qui veulent que tout intégrisme fait toujours le désert autour de lui : dans la série des équivalences faciles qui évitent de penser et flattent la paresse, la rengaine de l’ « islamo-fascisme » emporte la palme d’or car elle syndique deux ignorances, celle portant sur l’islam et celle portant sur le fascisme, et, seconde réduction irréparable, elle noie la question dans la mélasse des –ismes où tous les chats sont gris. Sur les destructions iconoclastes de l’islamisme ultra, la vraie question, la question productive, la question qui approfondit le sens de la situation, celle qui fait comprendre comment les épisodes successifs des exactions (en Afghanistan, au Mali, en Irak – dix ans et plus) convergent vers une même réalité dont le sens nous échappe encore, la question féconde s’énonce ainsi : les exacteurs s’en prennent-ils à des œuvres d’art ou bien à des objets sacrés ?
Méditation quantique (9)
À peu de chose près nous pouvons dater l’apparition des premiers archéologues – disons, le XIXe siècle commençant ; avec plus de précision encore, celle de l’archéologie préventive, au début des années 1970 pour ce qui concerne la France. De là une première forte évidence : aux vestiges de son histoire, notre espèce n’aura que tard témoigné d’une vraie curiosité industrieuse (naissance des méthodes archéologiques, contemporaines des débuts de la préhistoire). Dans un second temps, elle s’avise qu’elle n’habite pas sur la Terre et n’y aménage pas ses niches sans anéantir une partie de leurs traces, telle la ligne de métro qu’on fore et creuse dans tel site paléochrétien découvert à cette occasion – elle décide alors d’en organiser par avance la conservation, après transfert des valeurs du site à détruire (naissance et institutionnalisation de l’archéologie de prévention, faisant équipe avec l’aménagement du territoire). La seconde archéologie n’a pas moins de conséquences que la première pour la conscience historique – lesquelles au juste ?
La première archéologie nous avait enseigné, non pas tant de nouvelles philosophies de l’histoire que notre historicité : les marques vestigiales de notre existence ne se conservent pas sans changer de signification pour ceux qui les déchiffrent, selon leur position sur la chaîne des générations. De fait, cette archéologie-là avait donc tempéré et contenu les ambitions des philosophes de l’histoire : par sa simple existence, elle montrait que, le point perspectif de la récapitulation historique ne cessant de se déplacer puisque tout historien ne peut contempler le passé qu’installé à califourchon sur l’irréversible flèche du temps qui l’en éloigne, il fallait renoncer une fois pour toutes au projet téléologique d’une Histoire universelle. Poussin, qui vit à Rome, charge ses bergers de la mauvaise nouvelle : Et ego in Arcadia, le Royaume, dans le meilleur des cas, ne se trouve pas devant nous. Le peintre agit ici en hérétique souriant et nostalgique : l’âge d’or de sa parabole sur toile porte un coup à la Cité de Dieu. Le second coup, celui plus tard porté à la conscience historique par l’archéologie préventive, provoque une désillusion plus vive encore : à force de durée et de croissance démographique, notre espèce, le genre humain, incarne une menace directe pour les traces de sa propre histoire, s’interdit de pouvoir un jour en retrouver certaines. Vous ne pouvez construire de villes nouvelles ni les connecter à leurs réseaux de transport sol-sol ou sol-air sans ravager des strates archéologiques, futurs champs de fouilles en puissance, gisements et trésors d’information préhistorienne ou paléontologique en tout genre : les vestiges que vous ne réserverez pas, après transfert « off shore », dans des espaces artificiels prévus à cet effet, disparaîtront à jamais.
Pour une critique de la raison cybernétique (10)
La vie sans phrase
Technè, praxis, poiésis
Si les sociologues se séparèrent un jour des philosophes, c’est qu’à leur goût il manquait une science à l’arbre. À chaque greffe d’une nouvelle discipline, l’événement, qui semble ne concerner qu’une poignée de spécialistes ou de connaisseurs, affecte en réalité le tout de l’existence, et chaque fois pour la même raison simple : l’encyclopédie est l’affaire de tous. L’arbre de la connaissance, comme en Eden, touche par ses fleurs à l’arbre de vie, et leurs racines s’enchevêtrent. Quand vous réformez une science, à plus forte raison quand vous découvrez un continent, une bactérie, un trou noir, une scienza nuova, de fil en aiguille vous modifiez aussi les territoires de l’existence, de la vie active où chacun devient autrui pour un autre, y croise aussi des machines : automates, connexions, réseaux, champs magnétiques. Nous l’oublierions, vivant comme nous le faisons aujourd’hui sous l’empire du principe d’incertitude (principe enfoui sous la banalité du monde puisque les machines semblent « fonctionner » : leurs pannes s’incluent d’avance à leurs fonctions, l’Accident n’est que la forme fragile et subtile de la Substance).
Oui, nous l’oublions : le chercheur a détrôné le savant, comme si découvrir, aujourd’hui, se faisait à moindre chance. À moindre joie aussi : la seconde nature peu à peu greffée à la première se substitue à elle. En bonne logique méphistophélienne, elle a fait de la nature des origines son parc naturel : un protectorat, un musée, un trophée, à l’image des ruines industrielles, ces vestiges de futur antérieur.
La variante Gratchev
Note sur l’empire russe
De manière indirecte, à lire les mémoires d’Andreï Gratchev, Le Passé de la Russie est imprévisible. Journal de bord d’un enfant du dégel [1], on peut entrevoir dans ses grandes lignes ce que la classe politique russe – dirigeants et opposants, staliniens, antistaliniens et post-staliniens – entend par empire depuis l’abdication des Romanov il y aura bientôt un siècle. Proche collaborateur de confiance de Gorbatchev dès le début, Gratchev fit partie du premier cercle du pouvoir soviétique durant toute la perestroïka, jusqu’au retrait de Gorbatchev et à l’autodissolution de l’URSS, en décembre 1991. Il se comprend lui-même et campe le successeur de Brejnev, Andropov et Tchernenko comme un de ces communistes génération et postérité du Printemps de Prague, pour qui, à condition de guetter le moment propice, il était possible de rassembler la fraction réformatrice des décideurs soviétiques pour en finir avec le pli de dictature du régime et introduire en Russie un « socialisme démocratique ». Les brèves années Gorbatchev, à ses yeux, auraient confirmé cette conception (puisque l’Armée rouge, après la fonte du mur de Berlin, évacua l’Europe centrale et orientale et que les dissidents retrouvèrent la liberté), l’échec final tenant à une erreur stratégique, peut-être inévitable, suggère Gratchev mémorialiste qui coiffe alors l’autre casquette, celle d’historien choisissant soudain la distance critique : personne, dit-il, et Gorbatchev non plus, ne pouvait réformer le régime soviétique tout en s’appuyant sur le Parti communiste, sauf à témoigner de cécité.
Laissons là ces supputations qu’affaiblissent leur tour spéculatif et leurs mots valises, l’auteur sachant bien lui-même dans quel domaine situer la réalité du pouvoir, sa finalité ni mythologique ni idéologique, sa limpidité de matière intelligible structurée comme un espace-temps en interaction avec d’autres espaces-temps. « Le spoutnik qui tournait autour de la Terre annulait les frontières étatiques. Il annonçait la chute inévitable du rideau de fer et celle du mur de Berlin, quatre ans même avant sa construction… En rendant possible l’apparition des moyens mondiaux d’information de masse, le spoutnik, au plus fort de la Guerre froide, dépréciait les efforts titanesques de l’agitprop pour glorifier le mode de vie soviétique, annonçant la fin à relativement court terme du brouillage des ondes », note Gratchev p. 82. À propos des années Khrouchtchev, de la nature du régime et de la vacuité apologétique de son discours, ce bref retour sur la course intersidérale russo-américaine indique une vraie lucidité : les ondes hertziennes répandant partout le quatrième pouvoir, l’autorité qui concentre les trois autres à l’intérieur de ses remparts terrestres se voit exposée à des périls nouveaux – l’électricité plante là les soviets, la révolution électronique déroute la révolution prolétarienne, elle socialise l’industrie de l’opinion publique, les télécommunications vont plus vite que le communisme et que tout évangile.
Diane chasseresse
En entretien avec Jean-Pierre Warnier
Longtemps anthropologue sur le terrain, au Cameroun (dix années de présence étalées sur près de 45 ans), Jean-Pierre Warnier a d’abord fréquenté, aux États-Unis, à Philadelphie, l’école de Franz Boas. Il a enseigné et dirigé des projets de recherche à l’Université Paris V-René Descartes. Il a notamment publié La Mondialisation de la culture (1999) et, avec C. Rosselin, Authentifier la marchandise. Anthropologie critique de la quête d’authenticité (1996). En très bonne entente avec une équipe pluridisciplinaire, « Matière à penser », ses travaux requièrent aussi la réflexion technologique : pour faire corps, les individus et les sociétés découvrent, assimilent et transmettent des procédures gestuelles, instrumentales, cognitives, qui opèrent comme des langages, notre seconde nature, ses cultures matérielles et motrices. « L’histoire des techniques au cours des quatre millions d’années du processus d’hominisation démontre la prodigieuse diversité des inventions techniques et leur ingéniosité, dont est issue l’industrie, qui a effacé ses origines. Le corps humain est l’outil de tous les outils. La culture des sens permet de saisir les qualités les plus fines de la matière, de rester à son contact direct, et de la façonner grâce aux habiletés corporelles et manuelles », écrit-il ainsi. Leur diversité dans le temps et dans l’espace rencontre, à l’époque des révolutions industrielles et de leurs macro-systèmes, l’épreuve de l’uniformisation mécanique et informatique. Que signifie-t-elle pour nos pouvoirs d’espèce vivante enfant et médium de l’ordre symbolique ?
Lettre ouverte
Une théologie politique perplexe
Monsieur,
Avec près de quatre mois de retard, je viens de prendre connaissance de l’étude que vous avez consacrée au salafisme et publiée sur le site en ligne de la Fédération d’aide aux victimes du terrorisme (FAVT, http://www.favt.org/) Vous l’avez intitulée : « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? ».
Vos lecteurs ne peuvent situer la perspective de votre argumentation sans apprécier d’abord sa précision terminologique à sa juste valeur : vous les en prévenez, votre réflexion ne porte ni sur le terrorisme ni sur l’islamisme – termes à peu près vides de sens, dites-vous –, mais sur le salafisme, extension du wahhabisme d’origine saoudienne à l’ensemble international de l’oumma, la diaspora musulmane parmi les nations (« Bien que le salafisme soit la matrice principale du recrutement, il n’est pas le seul vivier, c’est pourquoi nous proposons le terme de “mouvance radicale salafiste”, voire le “salafisme jihadiste” », p. 70).
Une fois la question (concrète) du salafisme substituée à celle, informe, du terrorisme, vous procédez à un second réglage : le terrorisme, dites-vous par ailleurs, résulte d’une « radicalisation » des moyens pour parvenir à certaines fins politiques ou théologico-politiques, « radicalisation » à laquelle doit répondre, pour l’enrayer ou l’endiguer, une « contre-radicalisation » institutionnelle. Le « radicalisme », à la différence du salafisme, ne se reconnaît donc pas à ses propositions dogmatiques telles ou telles, mais à un style et une technique de propagande et d’intimidation – la violence asymétrique, fréquente chez les minorités en conflit avec des appareils d’État en possession – je reprends, en la modifiant, une définition célèbre – du monopole de la violence légitime ou légale. Votre étude articule donc ces deux volets : une conjoncture historique (les deux grands tournants connus dans le monde musulman : conquête chiite du pouvoir en Iran, défaite de l’Armée rouge devant les sunnites afghans), un modèle général de violence asymétrique. (Pour ma part, j’y ajoute l’avantage finalement marqué par l’État algérien, au début des années 2000, sur les maquis issus du FIS fondamentaliste). Malgré la netteté de cette construction, plusieurs de vos affirmations me laissent perplexe.
Pour une critique de la raison cybernétique (11)
L’activisme de la décision
Thématisée par la première génération de l’idéalisme allemand, l’expérience du malaise survenant entre la théorie et la pratique a accompagné l’histoire du milieu intellectuel de son premier à son dernier jour. Le marquage est protestant d’origine, voire piétiste, il présuppose donc l’essentiel et le plus vital article de foi des Réformateurs, à savoir qu’en tout état de cause la vie du chrétien est une existence d’avance ratée, inéluctablement ratée, et que le maintien mortifiant de cette certitude dans la conscience du fidèle correspond à ce qui reste de la Révélation, certitude de la Prédestination qui est la forme dominante de la foi réformée, et qui, surtout, permet la reconversion de l’expérience religieuse rituelle devenue si précaire en intériorité psychologique, en un « vécu » qui peut s’autonomiser en expérience purement profane, comme le fera le calvinisme. La bifurcation laïque de la théorie et de la pratique provient en droite ligne de la bifurcation cléricale de la foi et des œuvres, elle-même homologue à la bifurcation élémentaire du mythe et du rite. Dans la langue de Leroi-Gourhan, elle trouve même, par équivalence, une valeur originaire : anthropologique — celle du geste et de la parole.
Le malaise provoqué par l’écart de la théorie et de la pratique semble un écho atténué des affres connues par le chrétien réformé. Kant en particulier n’en fait pas mystère, il ne manque pas de le rappeler à son lecteur. Pour que l’intériorité que menace l’expérience peccamineuse de la mauvaise conscience connaisse la quiétude promise à l’homme achevant de se civiliser sous l’égide des Lumières, qu’on se remémore, plaide Kant, le grand exemple antique : en ce temps aussi la vie s’était divisée, en ce temps aussi les philosophes avaient cherché à réduire l’écart non moins dangereux et funeste de la vie contemplative et de la vie active. Kant sous-entendait ou laissait entendre : Nous qui avons réformé l’Église et réformons maintenant cette Réforme grâce à la philosophie critique, nous pouvons bien en faire autant, et même mieux. La filiation paraît convaincante (entre les lecteurs de Kant fils de Luther et les Grecs, il y a l’intermédiaire médiéval, la bifurcation du séculier et du régulier et ainsi, croit-on pouvoir simplifier, celle de l’actif et du contemplatif). Mais elle était simpliste (car le régulier n’avait pas été un inactif, et bien des séculiers étaient de grands contemplatifs), et ce dispositif fut pour beaucoup dans les violences mortificatoires qui accompagnèrent les conflits des intellectuels spleenétiques avec leur propre milieu. À sa naissance, en tout cas, la sociologie « instituant la Religion de l’Humanité » tente justement de maintenir l’héritage menacé de la Religion réformée, autrement dit, dans le langage des clercs laïcisés, la « séparation de la théorie et de la pratique », « premier fondement de la distinction du Pouvoir temporel et du Pouvoir spirituel [1] ».
Pour une critique de la raison cybernétique (12)
Le nouveau règne de l’indétermination
Une observation d’apparence triviale, un truisme presque nous met sur la voie de la réponse. Avant d’être contemplative ou active, la vie n’est-elle pas d’abord… elle-même ? En d’autres termes : lui est-il donc impossible d’être vie pleine, complète, accomplie, intensité de vie indifférente à son mode contemplatif ou actif, théorique ou pratique ? Doit-elle commencer par se diviser entre des genres de vie pour ne se connaître et ne se révéler à elle-même qu’après les avoir conciliés ? Ou bien, ces genres de vie sont-ils aussi éloignés l’un de l’autre que Rousseau l’était de Jean-Jacques ? Ou bien encore, est-ce à d’autres conditions, et lesquelles, qu’elle peut espérer que soit tenue la promesse que fait entendre son nom même de vie ?
L’industrialisme n’a pas simplement accéléré la synergie saint-simonienne du banquier, du savant et de l’ingénieur. Il ne se réduit pas à un simple épisode de la « circulation des élites » (Pareto), la triarchie saint-simonienne rêvant de briser d’autres alliances plus anciennes. Il ne signale pas seulement la substitution de la « pratique » à la vie active, de la « théorie » à la « vie contemplative », il débouche sur un événement autrement plus lourd de conséquences : c’est le sens même de l’idée unitive de vie qui commence de vaciller sur ses fondements. « Le vivant, même là où l’on ne croit pas pouvoir un jour l’expliquer à partir de la matière inanimée à l’aide de la chimie des colloïdes, même là où on lui accorde un caractère spécifique, le vivant est compris comme superstructure et annexe du non-vivant. » La remarque date de 1936, Heidegger l’insère dans les premières heures du cours intitulé « Qu’est-ce qu’une chose ? » Elle vise, bien entendu, la technè et la science comme puissances de l’ « arraisonnement » dépossédant l’existence de son « immédiateté ». Mais Heidegger ne faisait ainsi qu’ajouter sa voix de phénoménologue théoricien des existentiaux au concert des questions portant depuis au moins un demi-siècle sur la nature de la vie dans l’univers du machinisme. La vie humaine elle-même, quelle que fût son mode, était désormais directement mise en question par ce règne industrialiste et pan-machiniste : la vie comme puissance biologique aussi bien que comme existence, notion d’origine théologique. Mise en question, la vie est-elle encore elle-même ?
Les dépossédés
Un argument historien et sociologique courant veut voir dans l’islamisme ultra la conséquence d’un certain « archaïsme » de l’islam : il n’aurait pas encore trouvé les clefs de sa « modernité » et laisserait autant de champ de libre aux sirènes et aux aigris du nihilisme. Et le raisonnement de faire valoir en particulier que l’islam n’a jamais connu de séparation du religieux et du politique – pour suggérer que les sociétés de matrice chrétienne, ayant à l’inverse clivé de principe ces deux registres, auraient en somme dès longtemps souscrit à la condition sine qua non de la « modernité », à savoir la sécularisation – par quoi on entend la neutralité de l’État en matières religieuses, le principe théologico-politique qui, au XVIIe siècle, met fin aux guerres de religion et instaure un droit inconditionnel, sans précédent dans l’histoire des communautés politiques et religieuses : la liberté de conscience de l’individu comme personne privée. Ne bataillons même pas, ici, sur le cas de la chrétienté romano-byzantine, non concernée par cette nouveauté puisqu’elle met dans les mêmes mains les deux pouvoirs, le spirituel et le temporel. Notons plutôt, sous cette préalable réserve de taille, que la thèse ici considérée, en mettant la forme juridique de la sécularisation (cujus regio, ejus religio) au principe d’une histoire universelle ainsi posée en modèle, pratique une généralisation pour le moins abusive : car cette forme de droit ne s’applique de fait qu’à une seule des trois religions du Livre (du côté de la tradition juive, l’idée d’une « séparation » de l’État et de la religion serait encore plus incongrue que dans le cas de l’islam). Comment définir alors de manière satisfaisante la sécularisation qu’on met ainsi dans la position névralgique de l’emblème pris pour cible universelle par l’islamisme ultra ? Entre le cas particulier et une règle universelle, comment discerner ?