Avril 2014
Maïdan azimut
Le 1er mars dernier, nous concluions notre Bulletin (« Le méridien de Maïdan ») sur un pronostic que d’aucuns auront pu juger excessif ou lugubre : l’Ukraine, disions-nous, rentre dans l’étau de la dette souveraine et de la réannexion par Moscou. Cinq semaines ont passé, la Crimée vient de repasser dans la main russe, et les préparatifs de pronunciamento et de sécession qui s’accélèrent à l’est du pays nous ramènent au même périlleux exercice de prospective : que réservent aux Ukrainiens et que nous réservent les jours qui viennent ? À l’évidence, l’objectif prioritaire des Russes consiste à rendre impossible la constitution, moyennant élections, d’un gouvernement ukrainien en bonne et due forme : elle entérinerait la chute du désormais fantoche Ianoukovytch – et à tirer tout le profit d’agitation possible de l’actuelle période transitoire. Mais à plus long terme ?
Avant d’exposer l’argument, un bref détour. Rappelons, pour mieux le comprendre, une règle stratégique cruciale énoncée en 1960 par l’Américain Thomas Schelling, un des premiers experts de la théorie des jeux appliquée au politique : « S’engager à sanctionner le dépassement de certaines limites par l’adversaire implique une définition précise de ces dernières sous peine de voir celui-ci tirer parti de cette incertitude pour éviter la mise à exécution de la menace » (Stratégie du conflit). Pour leur plus grande part, les calculs qui guident les initiatives russes face à Kiev (et désormais, sur un ton de menace non déguisée, face à plusieurs capitales des anciens satellites du système pansoviétique) mettent à profit l’axiome de Schelling : ni les États-Unis ni l’Europe des Vingt-Huit n’ayant signalé leurs intentions avec netteté, ils ont par là même donné à Moscou une sorte d’invisible carte blanche – blanche comme la neige des Jeux de Sotchi durant lesquels, à mots à peine couverts, s’est joué, entre autres, le sort de l’Ukraine. La dislocation qui la guette correspond au montant des investissements géopolitiques résolus par Poutine en vue du maintien de l’empire pour les décennies à venir : forte des effets européens du tournant asiatique des États-Unis (dès le début du premier mandat présidentiel d’Obama), forte sur son flanc germanique depuis l’entrée du tandem Schröder / Fischka au conseil d’administration de Gasprom, forte d’avoir sauvé le régime de Bachar el-Assad, la Russie entreprend maintenant de rendre à l’OTAN aussi la monnaie de sa pièce – en force, revenir sur ses marches occidentales, laver les humiliations répétées des années d’effondrement de la structure soviétique (voilà pour le passé récent), multiplier ces exercices en prévision des ressources de puissance bientôt nécessaires aux frontières mongole et chinoise, ainsi que, au sud-ouest, dans les zones maritimes où transite l’or noir.
L'empire sans domicile fixe
« Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe », note l’empereur des Mémoires d’Hadrien. On ne force pas les intentions de Marguerite Yourcenar, si l’on retient dans cette phrase un élément clef de sa réflexion d’historienne de la forme empire. Le célèbre récit aura hanté l’écrivain plus de vingt-cinq ans : premières versions entre 1924 et 1926 (manuscrits volontairement détruits), reprises en 1934, 1937 et 1939, parution en 1951 – au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Plus de soixante ans ont passé depuis, le livre continuant sa lente révélation de grand classique non pas seulement des productions de la littérature, mais aussi de la philosophie politique. Tout invite donc à se demander ce qui pousse Hadrien, l’empereur déraciné, le César SDF, à calculer la part de ses années de voyage et la durée de ses séjours dans ses provinces, ses tentes, ses résidences – comme s’il singeait quelque jet manager de l’actuelle classe géopolitique.
Depuis la Renaissance, toute pensée du politique commence par récapituler l’histoire de l’empire romain, sur laquelle chaque génération revient comme à la grande énigme contenant toutes les autres. Creuset plus déterminant encore quand à son tour y plonge la génération de Yourcenar (née en 1903), celle qui traversera deux guerres mondiales. De cette empreinte romaine, de sa nouvelle fonction pivot au XXe siècle en particulier, un historien stratégiste, Alain Joxe, a donné, en 1991, une explication convaincante : « Ce que nous devons chercher dans l’Histoire, ce n’est [donc] pas “ce qui a si bien marché” dans le système romain, ultime couronnement de la chaîne des Empires depuis Sumer et Akkad ; il importe plutôt de chercher à quel moment, à quel niveau, de quelle manière le système mondial contemporain héritier de Rome et d’Athènes s’est articulé à la stratégie nucléaire et aux tactiques coercitives fines, autrement dit ce qui a “si mal tourné” . » Autrement dit : la transformation politique de la guerre et de la paix sous l’effet de la dissuasion nucléaire met fin, dit A. Joxe, à la longue histoire de la forme empire et de son type historique le plus pur, le cas romain.
D’évidence, sans jamais se pencher sur de tels raisonnements spécialistes (elle exerçait un autre métier), M. Yourcenar n’aurait jamais consacré tant d’énergie aux Mémoires d’Hadrien si elle n’eût pas pensé, elle aussi, que quelque chose, mais quoi ? « tournait » décidément très mal dans le vieux monde, avant même que ne commençât la fabrication artisanale, puis industrielle du feu nucléaire.
L'empire du drone
Désormais courant, l’emploi du drone, en Arabie saoudite comme en Afghanistan, ou au Mali, appelle de toute évidence la réflexion. Il accélère un débat plus ancien : en accentuant le processus de séparation physique de l’arme et du combattant, nouveauté datant du début des années 1960 avec les premières fabrications en série de missiles téléguidés à charge nucléaire (du type « Minuteman »), le drone indexe en effet un cycle historique de la révolution des affaires militaires (dite RAM par abrégé). À cette période remontent aussi, et pour cause, les premières grandes controverses sur la nature de la stratégie, liées comme les précédentes aux effets en chaîne d’un armement de type nouveau sur la conduite de la guerre. On l’avait déjà crue mise en cause par l’apparition des bombardements anti-cités théorisés aux débuts des années 1920 par le général italien Douhet, puis, à nouveau, dès les débuts du deterrent nucléaire. Dans tous ces cas de figure, l’hypothèse amenait la même question : si surgit une arme passant à tort ou à raison pour « absolue » – censée, autrement dit, dicter par avance les conditions matérielles de l’avantage opérationnel définitif –, l’idée même d’initiative stratégique n’en devient-elle pas dès lors secondaire ? Régulièrement, on finissait aussi par comprendre l’inconsistance de l’hypothèse même (conjecture toute fantasmagorique, car il n’y pas d’arme « absolue », du moins tant que les mots ont un sens).
De même avec le drone : on ne peut rien en dire d’intelligent sans commencer par discerner ses caractéristiques marquantes et leur signification géopolitique de longue durée.
La première concerne les stratégistes. Quoi que fassent valoir leurs divers arguments et quoi qu’ils entendent les uns et les autres par « stratégie », tous raisonnent dans le même cadre de référence – le fait social et technique massif qui commande désormais toute action humaine, quoi qu’elle vise, et en toute matière (transporter, enseigner, distraire, commercer, soigner) : le temps zéro de la télécommunication numérique, conçu dans les années 1950 en vue de la synchronisation des calculatrices électroniques des forces armées américaines – suivies de peu par leur rival soviétique –domine aujourd’hui largement l’ensemble des réseaux de transmission et de la logistique militaire, comme il domine l’ensemble des activités des sociétés instituées en réseaux de communication numériques. L’art de la guerre, comme l’art du commerce ou l’art de l’industrie culturelle, a lui aussi fini de se reconvertir à la norme dite du « flux tendu », dont l’âme ne connaît que la donnée statistique produit de l’intelligence artificielle. Arme nouvelle, le drone ne l’est donc que de par son gabarit – son envergure restreinte de gros jouet – puisqu’il ne matérialise aucune réelle découverte technique récente. Tueur programmé, cette torpille aérienne téléguidée s’inscrit dans une généalogie déjà bien patinée, celle des armes dites « furtives », à valeur stratégique limite puisque leur usage ignore par nature et par fonction la différence de la guerre et de la paix, et qu’il ne permet donc pas aux antagonistes qui s’en servent de déchiffrer leurs véritables intentions respectives : toute arme furtive s’utilise à la limite obscure de la guerre secrète, de la drôle de paix et des opérations de police transfrontalières baptisées « sécurité nationale ». Sous cette qualité, en rapport direct avec la structure géopolitique du conflit entre Israël et les milices combattantes telles que le Hamas, le drone frappe avec régularité au Proche-Orient.