Éloge de la pensée intempestive
 
Harmoniques du contretemps
 
S’il fallait sans faute qualifier d’un seul mot le style de pensée pratiqué par Flavius dans la plupart de ses chroniques depuis leur première parution il y a plus de trois ans, on pencherait pour : intempestif. Flavius s’exerce au penser intempestif. Il ne prétend pas l’inventer (il s’abstient seulement de nommer ses précurseurs et ses maîtres), il met seulement quelque soin, et même un soin grandissant à le perfectionner. Le moment vient de s’en expliquer : en quoi la pensée intempestive, à supposer déjà bien établis sa manière, ses procédés et sa tradition, en quoi ferait-elle actualité ? À quoi tient son utilité – sa puissance intrinsèque – dans une époque qui n’attend ni ne tolère d’autres consécrations que celles de la pragmatique, du succès visible, du rendement dit technologique confirmé en statistique, du culte hédoniste des utilités ? En quoi la discipline mentale propre au penser intempestif peut-elle, ne serait-ce que rêver de vérités supérieures ou de progrès décisifs dans des domaines aussi exclusivement existentiels que ceux du politique, du géopolitique, de l’anthropologie politique ? Car « existence » désigne tous les domaines d’action et de réalité qui, sous le signe brut de l’urgence vitale et du danger, exigent décision immédiate, paraissent réduire à rien ou presque les délais de la réflexion, les durées propres à la pensée théorique et à la méditation (elles présupposent toutes qu’on peut surseoir, suspendre l’agir, elles présupposent même qu’on le doit impérativement à la justesse de l’agir et à son souci du kairos, la science du moment opportun de l’action). L’existentiel relève toujours d’un ultimatum, que la pensée intempestive ici recherchée vise, au contraire, à débouter – pourquoi ?
 
Du moins en allait-il ainsi, pour notre tradition, depuis le déclin du Moyen Âge et sa transition en une Renaissance (elle-même approfondie par les Lumières). Elle avait cultivé l’opposition familière aux Anciens, celle de la vie contemplative et de la vie active, elle y substitua, au fil des réformes successives de la chrétienté, la différence de la théorie et de la pratique, socle kantien originaire de toute orientation dans le monde jusqu’à aujourd’hui. Dans ces conditions, en appeler d’une pensée « intempestive » revient à prendre un risque considérable puisque l’intempestif fait valoir qu’on a des raisons impérieuses – et lesquelles – de résister à ce consensus, celui qui porte sur la distribution générale et consacrée du théorique et du pratique. Peut-on présenter avec simplicité les motifs essentiels d’une telle dissidence, ses attendus, mais sans les confondre avec les chances qu’on voudrait leur prêter de se faire entendre ? Et les présenter tels qu’ils transparaissent selon la même obligation et la même intention de penser intempestif, dans ces deux incidentes, l’une de Bergson, en 1903 – « Philosopher consiste à invertir la direction habituelle du travail de la pensée », Introduction à la métaphysique –, l’autre de Wittgenstein – « En philosophie, celui qui gagne la course est celui qui est capable de courir le plus lentement. Ou encore : celui qui atteint le but le dernier » (Remarques mêlées, Oxford, 1977, traduction Granel, 1984) ?
 
 
Terre et mer dans la Bible (3)
 
L’axe Tyr-Jérusalem dans le premier Livre des Rois
 
Discrètement agencée, il y a, dans les versets du premier Livre des Rois consacrés au règne du roi Salomon, une véritable théorie systématique de la puissance soudaine du royaume et de son emprise sans précédent sur l’étendue géopolitique où il s’insère en peu de temps, aussi bien par le biais de conquêtes territoriales ou frontalières que par sa politique d’alliances vers le lointain. À la stricte condition de bien trier les problématiques et de ne jamais confondre la valeur documentaire du texte, forcément déficitaire, et sa fonction nécessaire et suffisante de théorie du pouvoir, il est possible de synthétiser les moments et les catégories de cette réflexion, systémique avant la lettre.
 
Le ton en perce dès les premiers versets : « Juda et Israël étaient nombreux comme le sable qui est près de la mer » (1 R 4, 20), comparaison en elle-même remarquable dans une tradition d’origine lévitique toujours méfiante devant l’innombrable dont, depuis le Deutéronome, elle répute le maniement périlleux car réservé au Très-Haut. Mais comparaison dépourvue de tout sous-entendu ironique, comme le montre le propos de Salomon lui-même, rêvant à haute voix qu’il dialogue avec son Dieu : « Je suis au milieu de ton peuple, celui que tu as choisi, peuple nombreux, qui ne peut être ni évalué ni compté, à cause de son grand nombre » (1 R 3, 8). Ce que le texte fait dire au roi, à la première personne, il le répète d’ailleurs, quelques versets plus loin, à la troisième : « Dieu donna à Salomon de la sagesse, une très grande intelligence, un esprit aussi vaste que le sable qui est au bord de la mer » (1 R 5, 9). Non seulement le narrateur ne laisse pas le moindre doute sur une telle sagesse (« toute la sagesse de l’Égypte », 1 R 5, 12), mais encore y insiste-t-il : parce que pieux, le roi ne verse pas dans le présomptueux quand il fait valoir ses propres qualités, ou ose en faire état, dans ses monologues, comme d’une exception le mettant d’emblée au-dessus de la multitude et l’autorisant à son autorité propre (qui n’est pas, toutefois, de nature charismatique, mais magistrale et profane : Salomon œuvre surtout en fondateur, en architecte, en armateur, en diplomate, quitte à s’écarter, sur le tard, des prescriptions religieuses les plus rigoureuses quand il tolèrera la polygamie et les divinités parèdres).
 
Terre et mer dans la Bible (4)
 
Exode vers la mer
 
Qui remarque que les pages d’Exode, chronique de la naissance d’un peuple, tournent pour une bonne part sur une sorte de jeu de mots, s’explique l’attraction sans pareille exercée par le récit et sa place centrale tant dans la religion juive de l’histoire que dans l’histoire sainte en générale. Moïse, explique l’Égyptienne qui le sauve des eaux, signifie « Tiré » : la fille du pharaon retire des eaux du Nil l’enfant que ses parents leur ont abandonné. Or le même rescapé, plus tard, « tirera » à son tour son peuple des eaux, au moment où le traquent les chars du despote : si elles s’ouvrent devant les Israélites sortant d’Égypte après célébration de la Pâque, elles engloutissent les escadrons égyptiens. Celui qui a été « tiré » « tirera » les siens : aucune vie ne devient un destin sans que cette élévation ne se dise dans les implications du nom propre, à plus forte raison si le destin, qui se joue, comme dans le cas personnel de Moïse, en répétant l’événement consigné par ce nom, dévoile aussi bien celui d’un homme que celui de sa communauté. Moïse, en imposant à la mer des Joncs de s’ouvrir en bouclier et en rempart de son peuple, justifie alors le nom propre reçu au nom de son adoption ; et cette justification a pour scène le même élément des ondes, celles d’un fleuve pour le premier acte (Moïse sauvé), celles de la mer pour le second (Moïse sauveur). Le nom propre, comme surnom, avait commencé par faire entendre un nom commun ; pour finir, il acquiert valeur de chiffre, et sa signification se fait destinale.
 
Ces symétries présentent trop de perfection pour ne pas répondre à une intention profonde de l’ensemble du récit, elles attestent du soin mis à le construire comme un enseignement aux formes et aux techniques épiques précises, aptes à la transmission en durée longue, empruntant au merveilleux mythologique mais en vue d’une fondation historique et d’un récit des origines. Il s’agit donc d’en décrire l’agencement, son double registre, et son ressort symbolique, et sans considération préalable de leur longue tradition théologique et allégorique : comment les ondes, les eaux, les fleuves et les mers deviennent-ils les constituants allégoriques fondamentaux de la genèse d’un peuple et de sa tradition religieuse ? Dans le récit biblique de la sortie d’Égypte, « les prophètes et les psalmistes célèbrent les exploits de Yahvé sur les bords de la Mer des roseaux avec exactement les images par lesquelles les œuvres divines du début des temps sont glorifiées. Le “dragon” égyptien abattu grandit en un symbole d’ampleur universelle dans le drame du Salut qui sert d’introduction à la Révélation et qui est déjà lui-même révélation », note Buber au chapitre 8 de son Moïse (traduction Kohn, 1957). Encore faut-il saisir pourquoi ces chapitres d’Exode représentent plus qu’une variation sur le thème universel de l’apocalypse diluvienne, plus qu’une reprise du motif de l’alliance avec Noé sauvant son peuple dans l’arche (Gn chap. 6 à 9), et saisir pourquoi, cette fois, l’épreuve des eaux inaugure un régime théologique et politique, prélude à la constitution du peuple hébreu en communauté mosaïque munie de ses lois. En quoi l’épreuve des eaux peut-elle doter d’une telle puissance de fondation ? Question qui revient à se demander comment au juste une tradition opère comme une transmission efficace, comme un signe de fondation apte à résister aux déformations que suscite son propre culte. Et cette question se pose toujours dès qu’on approche les récits de fondation, par nature friands d’obscurité.
 
De l’hégémonie et de son ressort mythologique
 
L’Occident de Raymond Aron
 
 « Si l’histoire ne connaît rien de plus que des cycles d’empire, l’Occident arrive à la fin de son cycle impérial. Mais, en renonçant à ses empires d’Afrique ou d’Asie, l’Occident ne s’est pas trahi lui-même, il n’a pas capitulé, il obéit à sa propre vocation », note R. Aron, en juin 1975, dans un éditorial du Figaro [1]. Que de présupposés problématiques en peu de mots ! À commencer par l’hypothèse qui, mine de rien, sous la forme restrictive de cette proposition conditionnelle, les contient tous : « Si l’histoire ne connaît rien de plus que des cycles d’empire… » Elle permet de situer la question abordée, la décolonisation, dans son champ historique le plus pertinent, la période ouverte par la Seconde Guerre mondiale qui voit les peuples colonisés s’acheminer plus ou moins vite vers leur indépendance. Or ce qui se donne dans ce temps court comme un tournant évident – l’effondrement généralisé de la domination coloniale – perd de son évidence dans le temps long : « SI l’histoire ne connaît rien de plus que des cycles d’empire… » Pourquoi Aron juge-t-il nécessaire d’insister sur l’hypothèse qui fonde son assertion alors même que cette hypothèse, quoi qu’elle doive signifier sur le fond, reste de l’ordre de l’indémontrable ? Et pourquoi cette insistance puisqu’elle souligne la fragilité inhérente de la construction philosophique censée par ailleurs éclairer le sens actuel de l’événement considéré, celui de la décolonisation ?
 
De la part de R. Aron, cette insistance ne relève ni de la seule précaution oratoire ni de la seule rigueur méthodologique, celle qui exige qu’à toute étape de la réflexion on se remémore la relativité et l’interdépendance des notions utilisées. Car, pour penser, on n’avance qu’à la seule condition de contrôler autant que possible les dérives sémantiques qui, toujours, ourlent ou grèvent la conceptualisation, en l’occurrence : on n’avance qu’à la condition d’avoir d’abord démêlé ce qu’on entend par « empire » avant d’en diagnostiquer la « fin ». On peut réduire « l’histoire » à des « cycles d’empire » (cette technique aura même présidé, depuis Polybe, à l’élaboration des premiers systèmes de philosophie de l’histoire), on le peut et on s’y emploie – il faut alors connaître le prix intellectuel de cette réduction, pour se garder de ses chausse-trapes. L’insistance mise par Aron à évoquer la fragilité de cette méthode décèle donc la conscience qu’il a des coûts de l’opération : ce qu’elle donne en temps court, elle l’oblitère en temps long. Pourquoi ?
 
 
Méditation quantique (14)
 
James Joyce chez Einstein
 
Quand James Joyce note que « dans l’espace m’attend ce qui doit dans le temps m’échoir, inéluctablement », il vise d’abord, comment en douter, une dimension d’expérience individuelle, non pas d’emblée collective ou commune. Et pourtant la puissance d’espace-temps ainsi caractérisée n’affecte chacun de nous dans sa singularité qu’en la confirmant dans ses propriétés d’échantillon d’un genre : ce qui m’attend et me surprendra ne t’attend et ne te surprendra pas moins (car le réel, avant toute autre qualité, le réel primordial, c’est ce qui nous touche et nous assigne à cette même dépendance première, éprouvée et connue quand nous communiquons et comme ce qui nous rend aptes à communiquer entre nous : « nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole », Montaigne, et cette parole, dès le premier cri, fait d’abord place à ce qui nous affecte tous chacun à son tour). Pour expliciter l’intuition condensée de Joyce, on devra donc dire : affecté par cette puissance, l’est chacun de nous, et de nous tous il n’y en a pas un qui ne le soit – car nous « tenons les uns aux autres » par la parole, laquelle passe par la voix, par le registre de nos voix, par la pluralité et la multiplicité infinie de ce registre. Ne pas confondre ce singulier (la voix, la tienne, la mienne, notre empreinte vocale unique en son genre) et ce pluriel (la parole, le régime du verbe, sa syntaxe notre bien commun). Ne pas oublier, non plus et surtout, qu’à cette passivité d’être affecté par l’espace-temps correspond l’activité d’un être modifiant l’espace-temps, pesant sur lui, y intervenant comme « cause » aussi bien qu’il s’y tient comme « effet ».
 
D’où la question de toujours : ce singulier et ce pluriel, cette voix et ce verbe, ce passif et cet actif de l’affect, comment les articuler selon leur justesse même, celle des proportions sans lesquelles le vivant ne pourrait en aucun cas se réguler, c’est-à-dire se perpétuer en se renouvelant (perpétuer la multiplicité des genres de vie à travers celle des singularités qui engendrent la vie) ? Comment les composer sans trahir ce qui, entre eux, dissone aussi, et garantit que, du singulier et du pluriel, aucun des deux ne peut l’emporter ; ce qui assure que leur architecture, fractale comme celle d’une boucle, est toujours à refaire parce qu’en changent les courbures, le rayon, les extensions, les ondulations ? Question rythmique, question musicale qui, on le voit, on l’entend, vaut aussi bien comme question philosophique.
 
 
Terre et mer dans la Bible (5)

Le Second Temple et la mer vus d’un blason

Dans la surabondante tradition iconographique dont Jérusalem fait l’objet dès le temps des Croisades, et où les géographies imaginaires ou allégoriques le disputent aux cartographIes du pèlerinage, il n’est pas rare de trouver, une fois venus les Temps modernes, des figurations de la Ville en ombilic des océans connus ; tel cet habile graveur allemand de Magdeburg, Henrich Bünting, qui, au centre géométrique d’un trèfle trilobé, décide de placer Jérusalem et le Temple, au « milieu » non seulement des pétales figurant les continents (Europe, Asie, Amérique et l’ensemble anglo-scandinave), mais ce trèfle lui-même au milieu des océans aussi… occupant le reste de l’image comme la surface décuple où flotte ce beau végétal.
 
Chacun comprend aussitôt la signification emphatique de l’ingénieux montage, aussi bien que, mise en abîme par la surimpression des figures et des éléments, l’allusion sérieuse à la réalité toute nouvelle de l’époque : au-delà de l’Atlantique franchi un siècle auparavant par les Européens se profile maintenant et pour toujours un Nouveau Monde. Les conséquences de cette reconfiguration n’auront pas tardé, elles se lisent comme à livre découvert sur la gravure de Bünting et les questions qu’elle ouvre : du Nouveau Monde, peut-on attendre en 1600 qu’il prolonge les hiérarchies de l’Ancien, et en particulier à l’époque des guerres de religions européennes, qu’il maintienne Rome dans son exception de centre romano-chrétien universel régnant urbi et orbi au nom du mandat qu’il en a reçu de la Jérusalem paléochrétienne ? Placer Jérusalem devant Rome revenait, entre autres, à répondre par l’affirmative la plus catégorique : comme les clefs de l’apôtre Pierre, le nom de Jérusalem a toujours eu ce prestige talismanique de continuité, sans laquelle l’Église n’aurait pu prétendre hériter du signe d’universalité par elle repris à l’Empire romain au moment des invasions barbares (dans le cas du graveur allemand de 1600, en plein territoire luthérien, négligeons ici une possible allusion désobligeante ou malicieuse à la primauté de Jérusalem sur la Rome des papes…).
L’effet Lawrence
 
Un portrait-robot

T. E. Lawrence, Ernst von Salomon, André Malraux : des trois aventuriers les plus typiques dont le XXe siècle, pour s’incarner, avait retenu le visage et Roger Stéphane, dans un beau livre, fait le portrait en 1965, c’est au premier que nous devons le style et les emblèmes des « djihadistes » européens qui, aujourd’hui, rallient les diverses milices et forces armées de la guerre en cours en Orient. « Lawrence d’Arabie » : le nom suffit – pour camper la silhouette et reconnaître le sens de la mise en scène et du costume, le look qui, depuis Byron, fait aussi des acteurs de l’Histoire des figurants de leur propre cause. Les princes frappaient monnaie à leur propre effigie. De même Lawrence soignant son profil de conquérant inattendu : le geste compte autant, pour créer la marque, que, pour un orateur, la cadence de son verbe. Si, pourtant, Lawrence a lancé le style qui, un siècle plus tard, trouve tant d’épigones qui s’ignorent, et s’il a soigné ses apparences au moins autant que sa prose ou que la science de la guérilla, le talent du dandy nihiliste, en lui-même, n’explique évidemment pas la résonance puissante de l’initiative. Lawrence aura défié qui il voulut, et même mis Londres dans Jérusalem : sa djellaba lui servait non d’habit, mais de sceptre, crosse d’autorité en terre arabe et signe de rébellion en Occident pour cet officier qui se couronne ainsi deux fois roi au moment de défaire ou refaire des empires.
 
Bilan de l’opération : cinq ans après les cinq fatwas décrétées en novembre 1914 contre l’Entente, l’empire ottoman s’effondre, et le califat avec lui ; l’empire britannique s’étend sur tout le Moyen-Orient ; quant à la cause arabe, elle devra attendre. Aujourd’hui encore… De Lawrence lui-même, mort en 1935, nous dirons : il ne revient pas. Il ne reviendra pas, il est quelqu’un d’absent. Son absence, aujourd’hui, intéresse tous ceux qui se demandent pourquoi, et se demandent aussi ce qui, cent ans après lui, se substitue à lui. De même qu’il aura fait la guerre dans le désert pour le compte d’Allenby à qui il remet les clefs de Jérusalem avant de prendre congé et de changer de vie, de même faut-il comprendre l’effet Lawrence comme une fonction centrale de la guerre orientale actuelle. Le cas particulier de Lawrence posait une question d’époque, que l’on entend encore si on sait l’écouter à distance.
 
 
Terre et mer dans la Bible (6)
 
Par transfiguration prophétique
 
L’élan géopolitique dans lequel la dynastie davidienne configure l’interface terre-mer marque si fort la conscience historique des générations hébraïques, et pour des siècles, qu’on en voit les schémas se perfectionner et se cristalliser même quand le royaume, réduit à la portion congrue du royaume de Juda, connaît le déclin et ne dispose plus des éléments matériels de cette puissance. Soit par exemple le livre du prophète Esaïe : il a beau fondre et réunir, sous sa forme canonique, des fragments textuels issus de trois périodes différentes, du VIIIe au IIIe siècle, il n’en présente pas moins un cas remarquable de transfiguration prophétique homogène de l’ancienne période glorieuse de la terre et de la mer, du temps à la fois fabuleux et historique du roi Salomon.
 
Le livre d’Esaïe ne fait pas pour autant exception, bien au contraire. Car toute la littérature prophétique, entre autres particularités spécifiques, travaille par nature à l’anamnèse nostalgique d’un passé érigé en source définitive d’identité historique, patrimoine symbolique et théologico-politique du peuple « appelé » par le Seigneur. À cet effet, les éléments de la narration allégorique (les épisodes d’épiphanie) et ceux de la narration historique (référant aux annales et aux chroniques tenues à la cour) se mêlent inextricablement, et l’on raterait la portée du genre prophétique si l’on cherchait à les passer au crible avant de comprendre comment, au contraire, ils se sont mutuellement attirés et mixés selon cette économie prophétique d’une utopie du passé retournée vers l’avenir. Cette savante intrication des deux genres résulte en effet d’une intention très élaborée, celle-là même qui vaut aux livres prophétiques de figurer comme par excellence dans le corpus biblique, à rang égal avec les textes présumés de la révélation et avec ceux de la narration historique. Dans ce sens, le temps narratif dominant le genre prophétique, c’est le mélancolique futur antérieur, qui conjure et adjure un passé révolu comme une époque susceptible de faire retour demain dans des circonstances tout autres mais pour des finalités identiques.) Seconde remarque : bien respectée, cette règle d’écriture et de lecture de la littérature prophétique doit même permettre de moderniser des intuitions anciennes, que le prophète reprend et enrichit en pleine conscience de sa position intempestive de profération à contre-courant, inintelligible autrement que comme cette voix singulière du contre-courant de l’histoire. Une fois bien saisie, cette règle de composition prophétique facilitera donc une meilleure intelligence des leitmotive du corpus biblique tout entier.