Pascal avec Sade ou le bordel puritain du libéralisme
Pascal avec Sade
ou
le bordel puritain du libéralisme
Dans Le Divin marché, Dany-Robert Dufour décrivait les « dix commandements » de l’(a)morale néolibérale. Dans La cité perverse (libéralisme et pornographie), il tente de retracer la généalogie de ce qu’il faut bien appeler notre métaphysique (néo)libérale, une vision du monde que nous partageons malgré nous.
Selon Marx, il suffit d’un système de production efficace permettant une accumulation de biens pour qu’apparaisse le capitalisme. Pourtant, ces conditions ont été remplies maintes fois de par le monde, mais ce n’est qu’en Europe que la chose apparut. Pourquoi ? Si Marx ne put répondre à cette question, c’est qu’il limita son analyse à l’économie des biens sans envisager une économie des pulsions.
Dans toutes les cultures, on retrouve sous une forme ou l’autre ce qu’Orwell appela la common decency, soit un ordre des sentiments décrit en Occident dès Augustin, grand connaisseur des passions humaines pour les avoir expérimentées avant de se tourner vers Dieu. Il raconte dans ses Confessions comment il abandonna l’amor sui, qu’il définit par le faitd’être tourné sur soi, et donc de soumettre autrui à sa libido, pour l’amor Dei, qui consiste à être tourné vers le grand Autre et donc vers les autres, et permet de créer un lien social grâce à une éthique. La primauté de l’amor Dei est soutenue dans toutes les cultures par ce que Liotard appela des « grands récits », où l’ordre du monde se fonde sur de grands Autres qui nous transcendent ; qu’ils s’appellent Dieu, mais également République, ou Communisme… Les petits récits qui nous occupent aujourd’hui (au sens où ils tiennent le terrain de notre esprit) sont d’un tout autre genre : publicitaires, télévisuels, médiatiques, numériques, mais aussi artistiques, ils nous enjoignent tous de jouir sans entrave.
Partant de cette prémisse, dans La cité perverse[1], Dany-Robert Dufour tente d’établir la généalogie de la révolution libérale, qui est « libération » des passions grâce à la primauté donnée à l’amor sui sur l’amor Dei — une libération qui a du sens dans un contexte d’oppression morale et patriarcale, mais qui devient pornographique lorsque, en notre ère post-moderne, elle a le champ libre ; une porno-graphie (de poné, « prostituée » et de graphe, « écrit ») comprise comme la mise en en scène de l’obscène (c’est à dire de la libido prise dans ses trois dimensions : sexualité, domination, désir de savoir), mais aussi et surtout comme commercialisation sonnante et trébuchante de ce spectacle.
Voici une illustration douce de la chose, qui est aussi pour Dany-Robert Dufour un moment fondateur : le 31 mars 1929, d’accortes mannequins à qui nous donnerions le meilleur de nous-même sans confession défilent à New York sur la 5ème avenue, dans une sorte de « female pride ». C’est une marche de la liberté. La presse avait été avertie : ces excitantes créatures allumeraient des torches of freedom… c’est à dire des cigarettes. Les cigarettiers avaient compris que cette moitié du ciel représentait un énorme marché pas encore enfumé. Il fallait libérer les femmes des préjugés moraux qui les avaient jusqu’ici opprimées. Ils avaient fait appel à un inventeur de la publicité états-unienne : un certain Bernays, qui se trouve être un neveu de Freud. Sa recette a fait florès, elle est simple : mettre de la libido dans les produits de consommation (pauvre Sigmund !). Grâce au publiciste, les femmes crurent avoir « conquis leur liberté en dérobant aux hommes le petit phallus portatif qui était leur marque exclusive », commente Dany-Robert Dufour. On voit ici en quoi l’abolition de la différence des sexes (soit un féminisme tendance queer) contribue au progrès économique…
Cette anecdote souligne un tournant : jusqu’alors les capitalistes trouvaient dans la plus-value qu’ils extorquaient aux producteurs un plus-de-jouir qu’ils confisquaient à leur seul bénéfice. Ils quittent désormais la place imaginairement paternelle du possesseur jalousé pour devenir des grands frères pousse-à-jouir : ils rétrocèdent aux producteurs une part de leur jouissance en les transformant en consommateurs. Mais plutôt qu’à une démocratisation de la consommation, c’est à une prolétarisation de la consommation qu’on assiste. Car la pulsion consommatrice des producteurs est orientée, grâce aux successeurs de Bernays, sur les produits dont les capitalistes peuvent tirer profit. Bonjour le fordisme ! Dès lors, les marxistes apparaissaient comme des rabat-joie. Ils avaient beau clamer qu’on ne concédait aux prolétaires que le moyen de reproduire leurs forces de travail, ceux-ci jouissaient désormais de l’automobile et de la télévision qu’ils fabriquaient pour un salaire encore modique, mais qu’ils pouvaient acheter à crédit… Merci les banquiers, distributeurs de subprimes[2] !
Comment en est-on arrivé là ? Il faut un peu plus d’un siècle pour que la métaphysique occidentale se renverse (entre 1643 –mort de Louis XIII– et 1795 –fin de la Convention– selon Dany-Robert Dufour) ; pour que l’amour de soi vienne à supplanter l’amour de l’Autre.
« Dieu a créé l’homme avec deux amours, l’un pour Dieu, l’autre pour soi-même » écrit Pascal (1623-1662). « L’homme en cet état s’aimait sans péché » poursuit-il – tant qu’il était au paradis. Cette première petite concession à l’amour propre sera suivie d’autres déplacements aussi minimes, pour arriver un peu plus d’un siècle plus tard à son triomphe absolu. A la soumission comme valeur succède celle du conflit : conflit psychique d’abord, qui deviendra conflit social[3]. Pascal est le théâtre d’un combat intérieur entre le bien et le mal, on sait qu’il en souffre mille maladies. Il inaugure la figure du pervers puritain promise à un grand avenir, mais plutôt du côté du clivage : il bascule infiniment de l’un à l’autre côté. Il en tire mille joies : « le pervers qu’il abrite jouit sadiquement du névrosé puritain cependant que le puritain pâtit, c'est-à-dire jouit masochistement du pervers », écrit Dany-Robert Dufour. Bientôt, quand l’amor Dei sera moins prégnant, d’autres auteurs trouveront des solutions de compromis.
Visitons-en quelques unes, qui toutes déploient la logique du pervers puritanisme :
Pierre Nicole, grand janséniste, explique dans ses Essais de morale (1671) que pour réformer le monde point n’est besoin de suivre la loi de Dieu : « il ne faudrait, à défaut de charité, que leur donner à tous un amour propre éclairé, qui sût discerner ses intérêts » – par le calcul rationnel bien sûr. D’ailleurs, poursuit-il, on connaît des sociétés mécréantes, livrées aux turpitudes puisqu’elles ne sont pas chrétiennes, qui connaissent pourtant bonheur et prospérité. C’est dire que la vertu n’est pas le fruit de la volonté humaine. Mieux (pire ?) : dans son infinie bonté, Dieu accorde sa grâce aux humains malgré eux, ils peuvent se livrer à leurs jouissances, ils servent néanmoins le plan secret qui les guide vers la vertu et la gloire. Telle est la ruse divine.
On voit ici pointer le paradoxe pervers bientôt repris par Bernard de Mandeville : c’est le mal qui est le bien. Dans sa Fable des abeilles (1704), il soutient que « les vices privés font le bien public ». Il suffit que dans la ruche humaine, chacun se livre aveuglément à ses concupiscences pour que s’élabore en ses rayons le miel du bonheur.
Adam Smith ne fait que reprendre cette thématique en invitant au laisser-faire. Il ne fait que remplacer le mot de vice par celui de self love. S’il semble abandonner le terrain de la religion pour celui de l’économie, c’est néanmoins en y instaurant la religion naturelle de la « main invisible » : il y a un dessein secret du Marché, tel qu’il nous conduit malgré nous au bonheur. Nous pouvons donc nous livrer en toute tranquillité à notre cupidité et notre égoïsme : du mal sort toujours un bien... On sait que ce credo (aujourd’hui soutenu par les « sciences » économiques !) est toujours vivant dans les cœurs néo-libéraux. C’est pourquoi aucun débat n’est possible avec eux : une foi ne se raisonne pas.
Dany-Robert Dufour place Sade au sommet de cette lignée des pervers puritains. C’est que Sade prêche aussi une religion : celle de la nature, dont il étudie scientifiquement les lois pour mieux y obéir. La nature n’est pas la bonne mère smithienne, Sade la défait de ses tartufferies pour la montrer telle qu’elle est : une mère primitive et phallique, généreuse, jouisseuse, mais exigeante, insensible, destructrice. Sa loi suprême est l’égoïsme.
Sade est l’analyste implacable qui pousse la logique de l’amour propre à sa limite, et dévoile sa part d’ombre. Dany-Robert Dufour résume ainsi sa leçon : « Laisser faire, laisser exulter l’amour-propre, laisser se réaliser le plan secret de la divine Nature, c’est laisser se construire une entreprise démoniaque, intégralement pornographique : bander tyranniquement pour satisfaire son amour propre ».
Ainsi s’élabore la religion libérale qui nous gouverne aujourd’hui :
1. Plus de religion transcendante, mais une religion immanente de la nature conçue comme un grand tout, une suprême sagesse. Le marché est naturel, il suffit de le suivre les yeux fermés, en toute foi.
2. Cette religion est une religion de la mère. Exit le père interdicteur ! La nature est une bonne mère qui pourvoit à tout, à condition de s’y soumettre.
3. La science occupe la place du prophète. Elle décrypte les lois naturelles que nous devons suivre (au prix d’une confusion entre loi scientifique et loi juridique).
4. Il faut lâcher prise, se laisser aller à la spontanéité de ses désirs, quels qu’ils soient. Vive le self love tel qu’il triomphe dans notre individualisme post-moderne ! à bas la culpabilité névrotique !
5. Les miséreux ne souffrent pas et ne meurent pas pour rien. Ils sont l’objet d’un grand dessein qui vise le bonheur de tous, tel que le dessine le darwinisme social. Ils représentent le sacrifice nécessaire à l’harmonie de la collectivité. Les chômeurs contribuent à la prospérité, les indiens se font exterminer pour libérer le terrain, merci !
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Je ne sais si j’ai pris assez de recul vis-à-vis de ce livre, tant je me sens familier de ses thèses (approchées par moi dans Le complexe d’Ubu, ou la névrose libérale[4]). Je me trouve ainsi conduit à singer le texte de Dufour plutôt que le discuter. Mais si j’ai pu vous donner envie de le lire j’aurai atteint mon but ! Ce livre peut nous aider à nous décoller de la religion libérale dans laquelle nous sommes englués, quelle que soit par ailleurs notre (bonne) volonté politique — sans pour autant, précisons-le, nous rabattre sur les solutions antiques. Il reste donc à inventer autre chose…
Jean-Claude Liaudet
Paru dans la revue Gros Textes, arts et résistances n°3
[1] Dany-Robert Dufour, La cité perverse, libéralisme et pornographie, Denoël, 2009
[2] La crise de 1929, elle aussi, trouve sa source dans la « libération » des crédits.
[3] Puisque la démocratie c’est l’institutionnalisation du conflit social.
[4] Jean-Claude Liaudet, Le Complexe d’Ubu ou la névrose libérale, Fayard, 2004