Mythes & légendes de la Sarkozie (2)
 
L’homo africanus,
archétype du français moyen
 
 
Certains récits ont changé la face des nations. L’histoire réelle a pu être transformée par la façon de conter.
Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires
 
 
Après Tripoli, Dakar en juillet 2007. La visite présidentielle soulevait quelque espoir. Sarkozy allait-il rompre avec la Françafrique de Mitterrand et Chirac ? « Il n'a pas été à la hauteur de nos attentes », a estimé le responsable du Parti socialiste sénégalais. Le quotidien sénégalais Walfadjri titrait : « En visite d'État au Sénégal, Sarkozy fait la leçon aux Africains ». Il faut dire que, dans son discours à l’Université Cheick Anta Diop, notre président n’y est pas allé de main morte :  
Le paysan africain ne connaît que l'éternel recommencement du temps, rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et de mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès. C’est de toujours ressasser.
Le paysan africain (car l’africain est un paysan, l’urbanisation n’existe pas en Afrique !) ne connaît pas la rationalité, il est encore plongé dans l’imaginaire :
Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire. Jamais il ne s'élance vers l'avenir, jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin.
Voilà qui est du franc parler ; plus franc que ne l’aurait osé Le Pen, pourtant orfèvre en la matière : l’homme africain est préhistorique. Il n’a pas encore commencé la grande « aventure humaine », qui est celle du « progrès » des sciences et des techniques, et surtout de l’industrie profitable : car l’Histoire (avec un H), c’est ça ! Le « « devenir », la « modernité », le fait de « se projeter dans l’histoire », de « s’inventer un destin », tout ce qu’un entrepreneur occidental moyen fait d’instinct, l’africain s’en révèle incapable. Lâchons le mot qui affleure, sans jamais être prononcé : c’est un primitif. Voilà qui démarque notre président de Jacques Chirac, grand admirateur des totems et des pagnes qualifiés d’art premier !
Certes, l’occident a commis des erreurs :
Il y a eu la traite négrière, il y a eu l'esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre l'homme, un crime contre l'humanité.
Mais l’Afrique elle-même y participa : ce sont les africains qui vendaient leurs frères aux négriers. Et, surtout, c’est du passé. Inutile de ressasser, il faut aller de l’avant ! Il fallait rappeler par correction que « la colonisation fut une grande faute », mais surtout pour enterrer la chose. Pourquoi s’en excuser, reconnaître une dette ? Sarkozy, on le sait, n’est pas responsable des fautes de ses pères, puisqu’avec lui tout recommence.
Qu’est-ce que la préhistoire dont l’Afrique reste prisonnière ? C’est le ressassement éternel, le temps cyclique d’avant le temps rectiligne de l’Histoire que le judéo-christianisme inventa. Et tant pis si les grandes civilisations asiatiques connaissent aussi ce temps cyclique, tant pis si l’Égypte connut une dynastie noire du 18ème au 17ème siècle avant Jésus-Christ, si Musa, le sultan de l’empire malien, expédia, avant Christophe Colomb, une centaine de navires jusqu’aux Amériques.
Nos anthropologues des temps coloniaux le disaient il y a un siècle, la préhistoire dans laquelle l’Afrique est plongée, c’est l’enfance de l’humanité. Sarkozy reprend l’antienne :
Qu’est-ce que l’Afrique ? L’enfance. Le besoin de croire plutôt que de comprendre, de ressentir plutôt que de raisonner 
 
Une rhétorique pour primitifs
Faire croire plutôt que comprendre, faire ressentir plutôt que raisonner : voilà bien les clés de la stratégie rhétorique de Sarkozy. Comment se fait-il qu’elles correspondent à sa vision de l’Afrique ? Est-ce que l’électeur de base, le français de souche, le boutiquier, le gérant de TPE qui se prend pour un chef (d’entreprise), le paysan, la caissière ou le technicien, tous ces gens simples sont aussi de grands enfants ? Peut-être bien ! Ils ne comprennent rien à la politique, tout ce qu’ils veulent, c’est croire à quelque chose qui leur remue les sangs. Il leur faut de l’émotion, de la sensation, du sensationnel. C’est pourquoi la parole présidentielle les vise au plus bas, elle doit les séduire, puisqu’il est impossible de les convaincre. Ce n’est pas par des raisonnements qu’on attrape un enfant, c’est en le faisant rêver.  
Mais attention, il y a séduction et séduction, on peut séduire du côté de l’idéal, ou par le forçage. La séduction hystérique met en avant l’idéal : le séducteur se présente comme un dieu, l’offre faite à la personne séduite est de participer de cette grandeur. La séduction peut également s’apparenter à un soudoiement, elle est alors perverse. Elle mobilise les instincts les plus bas, s’appuie sur les fonctionnements psychiques les plus primitifs, notamment ceux de la haine et de la mégalomanie infantiles. Il s’agit par exemple de susciter la jalousie et l’envie du salarié maltraité vis-à-vis du chômeur soi-disant favorisé, de restaurer la fierté blessée du français de souche, de lui promettre que demain il retrouvera sa grandeur passée. On peut même le violer un peu pour parvenir au résultat voulu, employer la force pour lui démontrer qu’il aime ce qu’il ne croyait pas aimer. Comme un homme « viril » sait faire avec les femmes…
Pour avoir cette intelligence du mal, une recette : le mépris, qui consiste à ne pas prendre autrui pour un humain. Quelque chose de pire que la haine, laquelle au moins en passe nécessairement par une certaine reconnaissance de l’autre. Si l’on considère l’autre comme un enfant, un primitif, une bécasse, un innocent, un inférieur, le lien humain est rompu. On n’a plus de demande à lui adresser, il n’existe plus que comme moyen pour satisfaire son besoin. Dès lors, on peut chercher sereinement et rationnellement à comprendre comment il fonctionne, démonter ses mécanismes afin de l’actionner à volonté… et le pire c’est que, quand on a du pouvoir sur lui, cela marche ; au moins un temps. Le pire, c’est que nous sommes faciles à émouvoir, à séduire, à fasciner : notre masochisme nous y aide, et aussi notre sauvagerie infantile jamais complètement refoulée, ou sublimée. Il est possible de nous pousser vers le bas, comme vers le haut ; au moins un temps. 
Ce qu’il y a ici de commun dans les attitudes vis-à-vis de l’africain et de l’électeur français moyen, c’est donc un déni d’humanité.

Démocratie, politique et gouvernance
Le politique commence avec le fait que l’on reconnaît à chacun le statut d’humain à travers le principe d’égalité pris au sens strict : chaque être humain, considéré absolument, est habilité à décider de tout… et donc à gouverner ! Tant qu’on en reste à la volonté de soutenir la hiérarchie dite naturelle, on n’en est pas encore au politique mais à ce que nous proposons d’appeler la gouvernance.
La gouvernance, c’est l’ordre « naturel » des pouvoirs : il y eut du sacré et du profane, du patricien et du plébéien, des guerriers et des paysans, il y a des savants et des ignorants, des forts et des faibles, des puissants et des soumis, des actionnaires et des salariés, c’est comme ça, ainsi va le monde. Bien fou, bien idéaliste serait celui qui s’y opposerait ! La gouvernance, c’est l’agencement des rapports de force, la mise en place d’une police (dont une police des idées) afin d’exercer le pouvoir.
Le politique, c’est ce que reconnaît formellement notre démocratie plébiscitaire, pour mieux le pervertir : tout homme est habilité à décider… heureusement cela n’arrive jamais ! Car ce serait la fin des haricots : à bien y réfléchir, la traduction exacte du grec demokratia est « dictature du peuple ». Kratos signifie en effet la force, brutalité comprise.
Le néolibéral von Hayek disait préférer la « démarchie » à la démocratie, on le comprend ! Il entendait par là préférer le peuple du pouvoir au pouvoir du peuple – soit ce qu’on appelle en bon gréco-français l’oligarchie. Lui aussi adorait brouiller les pistes. La démocratie plébiscitaire que nous connaissons y parvient grâce à ce que Luciano Canfora[1] appelle un « système mixte » : un régime qui permet au peuple de s’exprimer mais où seul compte l’avis des classes possédantes… Il y faut un peu de cuisine électorale, afin de guider les choix, mais c’est possible ! Même le suffrage universel est soluble dans l’oligarchie[2].
C’est ce que la bourgeoisie du XIXème siècle découvrit avec joie en faisant ses premiers pas en démocratie. Sans doute, en janvier 1848, craignait-elle l’avis de Marx, qui préconisait dans son Manifeste du parti communiste le suffrage universel (masculin seulement). Elle ne doutait pas, elle non plus, que le peuple voterait au mieux de ses intérêts. L’expérience historique allait lui démontrer le contraire. En février 1848, la révolution impose un gouvernement provisoire républicain et socialiste. Celui-ci organise le premier suffrage universel en France, le 23 avril 1848, dans l’atmosphère d’enthousiasme que l’on peut imaginer : 84% de votants (score rarement égalé) élisent 500 républicains modérés, 250 royalistes et conservateurs, et seulement 150 de ces démocrates-socialistes qui viennent de conquérir pour eux la démocratie… On n’allait pas s’arrêter en si bon chemin : le 10 décembre 1848, pour son second suffrage universel, le peuple se donna un nouveau César : Bonaparte. Et le 20 décembre 1851, pour leur troisième suffrage universel, 7 500 000 électeurs sur 8 200 000 ratifient le coup d’État du Prince Louis-Napoléon… L’oligarchie financière comprend qu’elle n’a pas à avoir peur de la démocratie, du moment qu’elle est plébiscitaire. Elle découvre un moyen moderne de faire accepter son pouvoir naturel ; d’habiller sa gouvernance d’une apparence politique.
C’est qu’il n’y a jamais de pure politique ni de pure gouvernance. « Pour obéir à un ordre, écrit Jacques Rancière, deux choses sont au moins requises : il faut comprendre l’ordre et il faut comprendre qu’il faut lui obéir. Et pour faire cela, il faut déjà être l’égal de celui qui vous commande. C’est cette égalité qui ronge tout ordre naturel »[3]. Tout possédant doit en passer par le politique, il est obligé de faire appel à l’homme dans le possédé, au moins formellement : il doit obtenir de lui un certain degré d’adhésion, non par bonté d’âme mais par nécessité. S’imposer par la force demanderait une débauche de moyens qui atteindrait immanquablement sa limite. Tout oligarque, tout actionnaire anonyme sait que, à la fin, il est le plus faible. C’est pourquoi le possédant se doit d’être habile.
Heureusement, sa mythomanie personnelle, sa croyance en sa supériorité l’y aident. Sur ce point, il a le sens de l’étymologie : l’arkhè, c’est à la fois l’archaïque et le hiérarchique ; c'est-à-dire que le pouvoir se fonde dans une origine, il y tient, il s’y colle, cherchant à échapper à l’histoire et au politique. Ainsi, la partition entre possédants et possédés est-elle déclarée naturelle. Il y eut toujours des créateurs et des créatures, des héros s’apparentant au divin et des esclaves, des non-hommes.
La ségrégation plutôt que la domination
Toute collectivité est formée de plusieurs groupes. L’existence d’une société tient à cette pluralité, c’est pourquoi le fantasme de l’unité retrouvée est immanquablement totalitaire. L’un de ces groupes est toujours situé à mi-chemin entre l’homme et l’animal : ce furent les esclaves, puis les serfs, puis les prolétaires ; ceux qui n’ont « part à rien », selon l’expression de Jacques Rancière, c’est à dire le peuple. à cette relation d’opposition et de complémentarité entre castes (en France on connut les prêtres, les guerriers, et le tiers état soit… les autres, le populaire), entre classes dans les temps modernes, au discours explicite et argumenté de la domination qui vient justifier cette organisation hiérarchique vient s’ajouter, et parfois se superposer, un mécanisme imaginaire et inconscient de ségrégation.
Toute société s’organise spontanément selon une double ségrégation. La première vise l’extérieur d’elle-même : les indiens d’Amérique du sud s’appelaient les hommes, ils ne reconnaissaient pas cette qualité à leurs autres ; pour les grecs anciens les autres étaient des barbares, des infans, incapables de parole, balbutiant le « bar-bar », quelque chose comme les africains pour Sarkozy. Ainsi, au temps des états nations, l’étranger est l’ennemi qui veut ravir la mère patrie à ses fils : un scénario qui libère l’agressivité œdipienne.
La seconde ségrégation vise les minorités internes à la société. Elle eut longtemps un thème religieux, en France vis-à-vis des protestants et des juifs. Mais la ségrégation est inventive, souple, elle s’adapte aux moments historiques. Les femmes furent longtemps une minorité (car le nombre ne fait rien à l’affaire idéologique !). Au XIXème siècle, la ségrégation se développa sur le thème de la « primitivité ». Hors métropole on avait nos colonisés, ces grands enfants. A l’intérieur, s’inventait des nouvelles minorités : les prolétaires ; et aussi une nouvelle classe d’âge, celle des adolescents. Les uns comme les autres sont sujets à une violence spontanée de nature sexuelle. Il faut les éduquer, leur apporter de force la civilisation en les sortant malgré eux de l’imaginaire, de la dépravation, de l’auto-érotisme.
Pour Roger Zagdoun[4], ce fonctionnement social répond à un fonctionnement psychique inconscient partagé par les membres d’une société donnée. Du côté de la ségrégation externe, l’étranger est menaçant dans la mesure où l’on projette sur lui le souhait inconscient de parricide que l’on a refoulé. S’il veut nous tuer et nous ravir notre terre-mère, c’est qu’on lui prête inconsciemment notre propre souhait oedipien de tuer le père pour posséder la mère. Avec lui, c’est la guerre. Du côté de la ségrégation interne, un processus équivalent se développe, cette fois vis-à-vis de l’image maternelle. La minorité se permet des actes de nature incestueuse : c’est le sabbat des sorcières (beau syncrétisme judéo-chrétien !), la débauche, les actes douteux de toutes sortes… bref, du Zola tout craché ! Avec elle, c’est la persécution, Saint Barthélémy ou Shoah.
Selon les époques, la ségrégation change de langage. Après avoir été longtemps religieux, celui-ci devient « rationnel » au XIXème siècle. Le scientisme construit un outillage conceptuel qui permet d’élaborer des théories allant du racisme pur et dur à l’anthropologie colonialiste dont Sarkozy garde le souvenir. Avec la théorie des gènes, il vient confirmer l’idée de l’incontournable nature : tout est dans les gènes, même la pédophilie ! Ce que la science apporte, c’est une nouvelle inflexion : devenu objet d’étude, l’autre perd ce qui lui restait d’incertaine humanité. L’esclave, selon Aristote, est celui qui comprend le langage du maître, quand bien même n’a-t-il pas droit à la parole (Rancière). L’autre démonté par la science devient pur mécanisme, et la ségrégation, devenue technique, organisationnelle, managériale, se trouve débarrassée de tout état d’âme.   
En entreprise, la gouvernance du possédant s’exerce au nom d’une « justice de la domination » qu’il définit lui-même et en dehors de quoi l’existence du salarié est impossible : si tu acceptes ma loi, alors tu peux entrer, dit en substance le possédant. Si tu te soumets à mes exigences, si tu te défonces, si tu atteins les objectifs que je t’assigne, tu n’auras pas à t’en plaindre, tu auras ta solde ; et même des lambeaux de pouvoir si ta soumission est sans faille : tu seras cadre, tu mettras des subordonnés au carré. Sarkozy reprend cette logique autant qu’il le peut : ceux qui travaillent dur seront récompensés, promet-t-il. Mais il se voit obligé de masquer le fondement de ce discours, qui est la logique du possédant. Le principe politique de l’égalité s’oppose à ce qu’il parle franchement. Il ne peut soutenir rationnellement un discours justifiant la domination d’une caste pour le bien de tous, comme pouvait le faire un roi qui se fondait dans l’autorité divine. Pourtant, sa fonction présidentielle est bien de conforter la gouvernance de l’actionnaire anonyme.
C’est pourquoi une des constantes de la sarklangue est de produire de la confusion. C’est pourquoi, puisqu’elle ne peut développer une argumentation rationnelle de la domination d’une classe dans la gouvernance, elle mobilise l’imaginaire de la ségrégation. Les africains sont des enfants, le peuple français aussi. Il faut aller le chercher dans son imaginaire primitif, lui parler dans la langue de l’émotion et des pulsions infantiles.
Car un à un infans, à celui qui ne parle pas avec la raison, on ne peut tenir un vrai discours. L’enfant dans l’africain de Sarkozy, mais aussi dans sa conception du français moyen, rejoint la plèbe antique, dont le patricien disait qu’elle n’avait pas le langage. Entre les vrais hommes et les autres, il y a toujours eu ce partage symbolique. Des plébéiens de l’antiquité, Rancière dit : « ils ne parlent pas parce qu’ils sont des êtres sans nom, privés de logos, c'est-à-dire d’inscription dans la cité ». Ils n’ont pas le langage de l’intelligence, mais seulement celui du besoin. On peut reprendre à leur propos la distinction que faisait Aristote entre l’exclamation animale, juste bonne à signaler la douleur et le plaisir, et le parler humain, propre à énoncer le juste et l’injuste. à ces êtres grotesques et sans nom[5], il n’est pas possible de vraiment parler.
Jean-Claude Liaudet
Paru dans la revue Gros Textes, arts et résistances n°2


[1] Luciano Canfora, La démocratie, histoire d’une idéologie, Seuil, 2006
[2]
De oligoï, riche
[3]
Jacques Rancière, La mésentente, politique et philosophie, Galilée, 1995
[4]
Roger Zagdoun, Hitler et Freud un transfert paranoïaque, ou la genèse incestueuse d’un génocide et les persécutions aujourd’hui, L’Harmattan, 2002
[5]
Ce n’est que depuis la Révolution française, depuis l’inscription au registre de l’état civil, que n’importe qui singe l’aristocrate manière en s’attribuant un genre de patronyme comme Lemeunier, ou Boulanger…