Parlez-moi du Djebel Amour
Rachid Mokhtari, L'Est Républicain (janvier 2016)
Le narrateur du roman, qui se fait appeler Raphaël, est un jeune parisien des années cinquante, qui, à quelques jours des fêtes de Noël, reçoit l’ordre de mobilisation pour l’Algérie. Il ne raconte pas les faits au moment de leur déroulement mais il les narre, épuisés, des années après, ce qui confère au récit ainsi décalé dans la fuite du temps, un ton d’impuissance et de morbidité, de lenteur et de déplaisir. Quand il reçoit sa feuille de route, il quitte son emploi dans l’Institut des Statistiques (statistiques qui deviendront macabres, s’appliquant au nombre de soldats tués en Algérie) en attendant le jour du départ, après Noël. Il vit ces quelques jours qui le séparent du départ comme les derniers de sa vie. Autour de lui, ses amis, sa famille ne voient plus désormais en lui que le conscrit, un appelé de l’Algérie, un héros ou un mort de plus. Il apprend, par les journaux, que beaucoup de jeunes comme lui refusent la conscription, la guerre d’Algérie, des déserteurs. D’autres, trouvent des stratagèmes, simulent la folie, se mutilent. Mais le gros du contingent dont il fait partie est soumis au départ, cet hiver de Noël. Que ressent-il au plus profond de lui ? Comment vit-il ses deniers jours de liberté ? Il abhorre la guerre et se dit franchement et résolument anticolonialiste. Est-ce cette peur qui le pousse à une débauche de sexe, de violences intérieures qui le poussent dans les bras de filles sans lendemain avec une certaine anxiété existentielle, ne conquérant auprès des filles que le corps, incapable de vivre comme les héros des romans d’amour platonique dont il emprunte quelques courts passages pour souligner le paradoxe entre sa réalité d’amours charnelles éteintes sitôt consommées et la sensualité des relations idylliques qui remplissent les grands classiques français. La consommation du sexe est-elle un pathos de la guerre d’Algérie dont l’attente éveille sa libido comme l’acte suprême avant la mort. Pour en comprendre la violence et la tragédie pulsionnelles du narrateur, un mort en sursis, tel qu’il se voit et qu’il est vu désormais, il est nécessaire de décrire l’architecture du roman qui a la particularité de faire de la guerre d’Algérie non une réalité événementielle en elle-même, sur le terrain des opérations – un seul passage en italique décrit la traversée du contingent d’un champ de mines – mais la donne à lire comme une métamorphose du narrateur entre en « avant » et un « après » ; deux plans entre lesquelles deux années sont passées, ceux de l’appelé du contingent, on aurait dit des siècles.
Robert Pénavayre, Classic Tousouse