Alice Granger-Guitard, litterature.net, décembre 2012
Le duo « habitus/inventus » opère dans chaque étape du développement humain individuel et collectif : c’est ce dont veut nous convaincre Eugène Michel, dans sa « Théorie de l’extensio », livre dont le style épuré évoque à chaque phrase la certitude scientifique. C’est par l’inventus que l’auteur poursuit les travaux de Bourdieu autour de l’habitus, tel un fils qui reprend le flambeau transmis par un père et le mène plus loin. L’habitus de Bourdieu vaut un postulat. De l’habitus à l’inventus, et de l’inventus à l’habitus.
Il y a d’abord, par la citation de Norbert Elias mise en exergue, cette idée que l’être humain se développe constamment lui-même. L’être en extension s’impose déjà, qui est aussi l’être en reproduction, posant l’impératif du besoin d’apports comme ce qui ordonne tout de manière logique, l’habitus, continué et assuré ainsi que diversifié par l’inventus étant fonctionnel par rapport à ce besoin.
Voici une logique d’obéissance totale à ces besoins de l’être en extension et en reproduction qui se met en acte et serait la logique protectrice de la vie. Car cet être-là, dont l’extension et la reproduction en font un être de besoin ordonnant tout à sa faim, nécessite d’être relié à un environnement qui non seulement assure les apports nutritifs indispensables à la vie et à sa reproduction (jamais tout à fait à l’identique) mais aussi peut être étendu à l’infini par l’invention et la créativité.
Ce duo est donc aussi au cœur de la théorie de l’extensio : d’une part l’être humain en développement constant (de même que la bulle-cellule de l’origine de la vie, qui s’organisera ensuite en organismes complexes), et d’autre part un environnement fournisseur d’apports nécessaires à cet être toujours en extension, qui sera aussi en développement constant.
Il y a cette idée aussi que le consensus collectif est ce qui sauvegarde le mieux les intérêts de l’individu en ce qui concerne l’invention créatrice d’un environnement qui garantirait au fil de la vie une quantité infinie et s’étendant d’apports nécessaires à cette vie. Chacun des membres de la collectivité humaine devrait œuvrer de manière créatrice afin de rendre sûr et infini cet environnement auquel la vie individuelle se relie pour se développer avec harmonie, afin de repousser tout risque de rupture, ce qui arriverait si cet extérieur nutritif s’épuisait, se raréfiait, se refusait. Le but, c’est naturellement que cet individu obtienne un capital à chaque étape de son développement. En se laissant guider par le collectif, à chaque étape, il est l’heureux bénéficiaire, et s’il n’a pas rencontré de problème, il va s’afficher avec toutes les apparences de l’épanouissement propre à chaque stade. C’est l’individu qui triomphe, mais grâce au collectif. Il est au sein du collectif, et on le voit à chaque étape, avec le capital acquis, explosant de vie, dynamique, héritier d’un bon guidage. Sa relation est uniquement avec le collectif, incarné par la mère, les parents, le village, la nation, le monde, pas vraiment avec un autre individu. La relation entre individus ne se fait que parce que chacun d’eux est en relation avec le même collectif.
C’est très étrange comme cela ressemble à ce qui se passe au temps de la gestation, où le fœtus en plein développement est effectivement relié par cordon ombilical à un placenta qui fournit tous les apports nutritifs nécessaires. On se demande si cet « inventus », via la créativité (qu’il faut encourager dès les premiers stades du développement humain) n’a pas pour but de repousser à tout prix le spectre de la destruction placentaire, le placenta restant alors comme le paradigme de l’environnement éternel fournisseur d’apports. Ceci posé, la démonstration est très logique, magistrale, et tout semble s’assembler telle un puzzle prodigieux, avec un avenir humain que le progrès réussirait à éloigner du risque de rupture. Une fois posé le consensus de l’humanité à propos du fait qu’il y aurait une continuité parfaite depuis le stade fœtal jusqu’à l’âge avancé de la vie, sans aucune inscription de rupture, on n’a plus rien à redire à la théorie de l’extensio, tellement elle est logique.
Une logique qui s’incline devant l’être ordonnateur à l’image de la bulle-cellule de l’origine, l’être qui exige d’être nourri et reproduit dans tous les sens possibles, l’individu dynamique épanoui qui est alors l’héritier de tout le développement. S’impose au fil du texte théorique cet être-là, que le collectif doit reconnaître et défendre contre tout désir individuel. On serait tous d’accord, au point que le collectif renverserait d’abord l’individuel, et que l’inconscient freudien n’aurait plus aucune importance, puisque le développement individuel ne serait que la quatrième étape de l’extensio, son aboutissement, l’individu n’ayant « la main » qu’à ce stade-là qui serait une prise de conscience de sa liberté et de sa responsabilité dans un environnement inventé de manière collective pour le bénéfice des individus pouvant alors jouir d’un bien-être corporel et psychique.
Avant de poursuivre dans les détails ma lecture de la « Théorie de l’extensio », je voudrais défendre d’abord un autre point de vue, celui où l’individu existe depuis le début, face à d’autres individus. Ma lecture se fera dans cet entre-deux de deux logiques différentes, exactement comme lorsque deux personnes singulières se rencontrent et que la bataille des mots, des idées, des théories ne perd jamais de vue la paix.
La découverte freudienne au contraire pose chaque mise en acte psychique comme partant de l’intérieur de l’individu, son activité cérébrale pouvant comme dans les rêves n’avoir aucune connexion avec des stimulis extérieurs via par exemple les sens. Un individu certes toujours en relation avec l’extérieur et surtout les autres, à commencer par sa mère, mais capable de mises en acte psychiques conscientes et inconscientes par lesquelles c’est lui qui a « la main » par rapports à ces stimulis qui arrivent par ses sens, par les paroles, par les présences, par l’environnement, par les fantasmes des autres à son propos qu’il altère par ses propres fantasmes. Bref, même par-delà un fantasme de dépendance et de toute-puissance, l’individu garde la main. C’est comme dans le traité de la langue vulgaire de Dante : l’individu est un déraciné qui ne reviendra jamais dans son pays maternel au sens matriciel, la naissance l’a mis dehors, sur une terre étrangère, l’événement est un saut radical, un bouleversement logique, un dépaysement absolu, la langue qu’il devra apprendre à parler avec les autres qui vivent aussi sur cette terre nouvelle ne sera pas sa langue plus matricielle que maternelle. Mais cet individu déraciné, né, jeté sur une terre inconnue, la terre de vie avec les autres, garde des traces ineffaçables de sa première langue, de ses expériences originaires qui se sont inscrites dans son cerveau, ses neurones, son inconscient comme des représentations. Expériences originaires des premiers temps de la vie qui vont constituer un trésor inconscient, une sorte d’écriture, de mémoire, de référence, une sorte de banque de données très singulière, différente pour chaque être humain parce que personne n’a les mêmes expériences inaugurales, précoces. L’individu déraciné, sur la terre nouvelle, tel un orphelin, va alors constamment confronter la langue nouvelle, mais aussi chaque expérience nouvelle, chaque relation, chaque paysage, avec les traces qu’il a en lui et qui constituent ses références de qualité. L’affect qui signera chacune des nouvelles confrontations rythmiques entre ce qui lui arrive maintenant et les traces qui sont de manière indélébile en lui telles des représentations de choses et de mots sera un gage de qualité, et non pas de quantité. C’est-à-dire qu’avec cette sorte de bagage d’expériences précoces qui s’est constitué en lui, l’individu a la main pour juger de la qualité des expériences nouvelles qu’il commence à avoir avec les autres et un environnement inconnu, une sorte de pivot rythmique joue en permanence, il a une boussole interne. Dante parle de cette confrontation rythmique entre la langue nouvelle et la langue maternelle. On peut dire de même entre les traces inconscientes des expériences précoces ayant constitué une référence intérieure (chaque expérience est une mise en acte de la jouissance, avec une sensation de satisfaction, et la question de la reproduction ne serait-elle pas aussi le désir de reproduire cette satisfaction ?) et les expériences actuelles. Les traces ne seraient-elles pas liées à une inscription de jouissance, de satisfaction, la pulsion sexuelle chère à Freud ne concernerait-elle pas ce désir de retrouver cet effet de satisfaction, cette chute tensionnelle mettant en jeu de l’énergie, donc un désir de mise en acte, de recherche ? Très tôt, l’individu se constituerait par cette sorte de bibliothèque psychique de représentations, de mémoire d’expériences inaugurales, et mettrait en acte un désir de reproduction de ces expériences partant de lui-même, ce qui l’exposerait en même temps aux autres, à l’environnement, au dépaysement, donc à une organisation sur cette terre nouvelle de vie, tout n’y étant pas possible, l’admission d’un impossible donc d’une perte, d’un deuil, étant structural. Sans oublier le refoulement et la résistance, par lesquelles un être humain ne reste pas à portée de mains. Voilà : je préfère parler de rythme plutôt que d’extensio, en mettant l’individu, l’être parlant, au commencement et non pas l’étape individuelle en quatrième position dans la théorie de l’extensio. Lorsque Freud dit que la pulsion sexuelle est dans chaque mise en acte psychique, lorsque Lacan dit que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est toujours par rapport à ce trésor de la mémoire inaugurale qui s’écrit dans les premières années de la vie d’un être humain, traces laissées par la satisfaction produite par ces expériences originaires. La pulsion sexuelle cherche la retrouvaille avec cette sensation de plaisir, et pousse donc vers les mises en acte nouvelles, l’individu les désirant lui-même, non pas passif en attendant qu’une figure matricielle les lui procure, titillant ses sens, exploitant l’érogénéité du corps, l’éclosion des sens. Le fait même que, à partir de ces représentations psychiques précoces, ce soit l’individu qui désire reproduire ces expériences de jouissance implique, même s’il lui faut du temps pour admettre qu’il ne peut pas organiser le dehors au doigt et à l’œil, une rupture avec cette instance de marque placentaire qui lui avait originairement fait arriver de l’extérieur cette jouissance. L’individu qui désire la reproduction actuelle des expériences de jouissance (la vie elle-même en train de se vivre) n’est plus passif entre des mains extérieures toutes puissantes, ni non plus face à un collectif qui veillerait à son développement et à son extension. S’il a la main, même s’il n’en a encore aucune conscience, il a laissé se perdre l’instance extérieure telle un enveloppement placentaire, il est d’ores et déjà en deuil, il est né, il est séparé, il est déraciné, voire il se déracine constamment, ce qui évoquerait la pulsion freudienne de mort, afin que se relance le renouvellement des expériences de la vie. L’individu ne peut à la fois prendre la main à partir de ses références intérieures, mnésiques, ses signifiants dirait Lacan, et être passif, patient, obéissant, puis créatif et inventif car bien éveillé entre des mains extérieures maternelles ou collectives préparant l’environnement pourvoyeur d’apports. L’environnement, par ce duo habitus/inventus, selon la théorie de l’extensio, serait le fournisseur de tout ce qui éveillerait l’enfant, son éveil et sa créativité faisant alors la preuve des bons apports, avec tout ce qu’il faut d’émulation pour que le petit entraîne sa créativité à atteindre voire dépasser celle des grands, des éducateurs, et nous imaginons le bénéfice secondaire en terme de narcissisme pour ce petit sous le regard des grands. Mais l’individu ne s’éveille-t-il pas aussi lui-même, pour des motifs très personnels, dans une éclosion de ses sens, de sa curiosité, de ses désirs, qui n’est pas le résultat de bons apports voulus par l’habitus et l’inventus ? Notre société marchande, où tout est fait pour, justement, fournir de bons apports aux humains de la planète, soigne l’éveil des tous-petits, tant d’objets, de méthodes, de couleurs, de jeux éducatifs, sont fabriqués pour susciter dans le bon sens les jeunes neurones ! Mais quelle saturation ! Quelle pléthore ! Tout à fait comme si on n’admettait plus une capacité intérieure de s’éveiller, tout à fait personnelle, s’élançant par l’écoute, l’observation, et impliquant des intervalles de solitude afin que le désir naisse, il faut de l’impossible, de la solitude, pour désirer, non pas des apports continuels (comme par cordon ombilical) qui gavent, qui saturent, qui circonviennent en permanence, pour le bien. Ce qui distingue le temps matriciel du temps de la naissance et de la vie dehors sur terre et son rythme lumière/nuit, c’est que la continuité qui marque le séjour intra-utérin, avec des apports nutritifs constants et la sensation d’une bulle confortable est perdue à l’extérieur : l’être né fait l’expérience d’une interruption, de l’impossible, d’intervalles, qui rythment désormais sa vie. Il fait l’expérience de ne pas être relié, d’être seul, même si la sollicitude maternelle s’efforce de restituer un semblant matriciel. Mais dans l’intervalle de l’interruption, le désir peut surgir de l’intérieur de l’être né, l’individu fait l’expérience d’une intériorité. A partir d’un manque. Or, la théorie de l’extensio me semble s’organiser collectivement pour que rien ne manque. Pour que le fournisseur ne connaisse pas de pénurie.
Reprenons la lecture. La vie, c’est la reproduction, c’est le besoin d’apports. La bulle-cellule de l’origine, puis les organismes de plus en plus complexes, doivent viser l’efficacité pour obtenir ces apports. Bien noter la nécessité de prendre une part active : si les organismes complexes, tels les êtres humains, ne prennent pas une part active dans l’organisation extérieure, environnementale, des apports, c’est la mort. De sorte que, dans cette théorie de l’extensio, le besoin est mis en premier, c’est lui qui ordonne tout. Comme si l’individu, avant de pouvoir penser à sa jouissance, à son corps, devait d’abord s’identifier à un membre du collectif afin d’investir d’abord dans un habitus, celui dont dépend les apports dont il a besoin, puis un inventus. Avant l’étape individuelle-monde où l’être humain sera rassuré et où son corps pourra jouir d’une sorte de bulle-monde assurée, il faut donc apprendre, par l’étape maternelle-refuge, puis l’étape familiale-village, puis par l’étape collective-nation, à prendre une part active à cette sorte de pérennisation d’une entité environnementale source d’apports qui me semble être une métaphore placentaire.
« Pour la théorie de l’extensio, nous définirons l’habitus comme l’ensemble des pratiques qui définissent un groupe stable. Un tel groupe existe parce qu’il possède un habitus. » Un ensemble de pratiques : voici la part active que chaque individu d’abord défini comme membre d’un groupe collectif doit prendre. La destruction possible de cet environnement fournisseur d’apports pèse comme une épée de Damoclès sur tout individu, de sorte qu’il semble que celui-ci doive d’abord en assurer la pérennité, mais en étant d’abord, par la première étape maternelle-refuge, conditionné : l’environnement maternel s’inscrit comme le paradigme d’un environnement fournisseur d’apports fiable, sécurisant. C’est le modèle à reconduire par le village, puis la nation, puis le monde, un modèle à créer. Dès l’étape maternelle-refuge, ne s’inscrit pas, dans la théorie de l’extensio, une discontinuité, un écart, au contraire la figure maternelle refuge semble être là pour repousser le spectre de la coupure, et ainsi l’individu fait l’économie d’avoir à désirer ce qui manque et dont il garde trace en lui, cette sorte de bibliothèque intérieure. Spectre du manque à repousser, non pas processus de sevrage, d’acceptation de l’impossible, de la discontinuité, du rythme présence/absence, mais cette idée que cela ne manquera pas, si on s’organise bien, si le groupe peut pallier le sevrage maternel.
Mais j’y pense : c’est curieux, cette hantise d’une terre du dehors qui pourrait être défaillante. Elle peut l’être parce que les plus forts prennent tout pour eux, et est-ce qu’à nos jours, au temps de la finance planétaire, le collectif a pu s’opposer à ce qu’une poignée d’hommes se partagent une grande partie des ressources de la planète ? La défaillance de l’environnement ne semble-t-elle pas être le résultat du désir d’extension de quelques individus avides et ne reconnaissant ni autres ni limites ? Ou bien le résultat de pratiques qui détruisent la nature ? L’environnement terrestre, si on ne désire pas en faire un équivalent de la matrice dans laquelle la discontinuité ne s’écrit jamais, si l’activité humaine ne le met pas à mal au nom d’intérêts immédiats et de la rentabilité, n’est-il pas généreux ? Il me semble entendre entre les lignes de ce texte cette idée que l’environnement terrestre et social ne serait pas aussi bien que l’environnement de référence, à savoir la bulle matricielle. Or, si la vie est apparue sur terre, c’est que l’environnement y était propice. La société marchande planétaire ne crée-t-elle pas sans fin des besoins, à satisfaire avec des apports, qui sont produits, bien sûr ! Et si la terre de la naissance et de la vie était généreuse ? Et si c’était l’avidité, le goût de la possession et du pouvoir, les fantasmes de toute-puissance, qui mettaient en danger la générosité de l’extérieur ? Un extérieur requérant bien sûr le principe de réalité. Alors que nous nous intéressons à la théorie de l’extensio, les maux de notre environnement planétaire ne viennent-ils pas du fait qu’une minorité dominante laisse libre cours à sa volonté d’extension, de possession, de jouissance, comme si pour elle non seulement le manque et la défaillance n’existaient pas, mais aussi comme si elle incarnait le modèle, le paradigme d’un temps fœtal, un temps relié, jamais quitté ? La théorie de l’extensio, elle, semble s’appuyer au contraire sur le danger de défaillance, de pénurie, de discontinuité des apports, sur le risque que le corps et son cerveau, ses neurones, ses sens, ne puisse pas, au terme de quatre étapes du développement de l’individu et de l’extensio, retrouver cet état relié, harmonieux, où enfin rien ne manque à ce corps retrouvé. Mais la théorie de l’extensio implique aussi de ne pas manquer, de ne pas couper cette métaphore du cordon ombilical, d’assurer au fil d’un développement logique une sorte de sécurité collective de cet environnement. En tout cas, pour qu’à l’intérieur l’individu puisse se développer et se reproduire, la logique de l’extensio nous présente les quatre étapes (et une cinquième, actuelle, dont on ne sait pas grand-chose encore) par lesquelles l’extérieur va fournir les apports nécessaires à la vie, via le collectif (qui commence par le refuge maternel : le mot « refuge » est explicite, à l’extérieur le jeune né retrouve une matrice, alors même qu’il en est sorti, son état de déséquilibre, de dépaysement, est tout de suite ramené à l’équilibre par ce refuge qui s’offre immédiatement, qui éveille les sens du nouveau-né, qui le sécurise, qui se relie à lui, comme si en se faisant toutes matricielles les femmes étaient les meilleures garantes d’une théorie de l’extensio qui, avec l’idée d’un progrès constant, d’une relation grandissante, va garantir que, d’étapes en étapes, le refuge certes va se transformer, se fera famille, village, entreprise, monde, mais il ne va jamais manquer à l’individu puisque le collectif de manière active, créatrice et inventive veille à sa continuité. L’individu n’a pas d’intervalle pour désirer, rechercher, rêver, à partir d’un manque, d’une solitude, et de traces psychiques d’expériences qui constituent son trésor personnel, sa signature, sa singularité, la rupture se profile à peine qu’aussitôt un refuge, puis la famille, le village, le pays, le monde, la communauté effacent ce saut, ce changement possible de logique. Tout cela dans le sillage de l’idée de progrès constant, qui marque notre société et cette profusion d’objets, de conseils, de modèles, de techniques d’éveil et de formation, une société bardée de coachs de toutes sortes montrant comment faire, titillant la volonté, l’ambition, le courage, le désir d’extension, exploitant le narcissisme, le besoin d’admiration et de sécurisation. L’idée du progrès constant et d’une relation grandissante sous-entend un déséquilibre fonctionnel par rapport à un fournisseur d’équilibre promettant le bien-être. Dans cette théorie de l’extensio, l’incroyable développement neuronal semble être une sorte de réponse de l’individu et de son corps en développement pour intérioriser l’apprentissage extérieur, notamment afin d’avoir la capacité de prendre une part de plus en plus active, inventive, créatrice à l’organisation d’un dehors qui serait marqué par le progrès. Le déséquilibre en question est toujours entendu en terme de besoin d’apports, de risque de défaillance, il n’est jamais entendu en terme de désir, de tension sexuelle (au sens large) visant la satisfaction telle que les expériences passées l’ont fait connaître et ont laissé ses représentations dans le cerveau en formant une mémoire inconsciente et active voire activante. Pourtant, même la faim, avec sa sensation de déséquilibre, concerne la pulsion sexuelle en ce sens que la satiété, c’est du plaisir. Même si tout cela passe par le physiologique, par un fonctionnement hormonal, l’être désirant devrait-il voir systématiquement ses désirs devancés par un collectif qui saurait mieux que lui organiser la satisfaction et qui, sur la base de la métaphore maternelle-refuge l’initierait à déplacer, en développant ses outils, gestes, communication, apprentissages divers, créativité, la relation qu’il a avec elle vers d’autres habitus inventés. Dans cette théorie de l’extensio, on ne trouve pas la question du sevrage, de l’admission de l’impossible, des limites, il s’agit plutôt de rendre fonctionnelle la peur du manque d’apports pour soumettre l’individu à une volonté collective qui, tout en le protégeant, tout en l’éduquant, tout en favorisant son développement par tout ce que la société du progrès propose, tout en le circonvenant d’un regard admiratif, exige son accord parfait avec le projet collectif qui, comme une sorte de récompense, lui offrira une vie individuelle harmonieuse. Bien sûr, en tant que membre du collectif, il va maîtriser au fil des étapes les différents outils nécessaires à l’extensio, gestes, paroles, lecture, écriture, tout cela profitant à l’extensio, c’est-à-dire à la sécurisation des apports de l’environnement.
« La théorie de l’extensio permet, comme toute théorie, de délimiter les problèmes pour envisager des modes d’action. On se souvient qu’il s’agit pour l’organisme d’élargir son champ relationnel. Cela est rendu possible par le franchissement d’étapes liées à l’acquisition de quatre outils successifs : les sens, les gestes, la parole, l’écrit. »
« L’attribution d’une forme de capital à chaque étape de l’extensio permet de déduire qu’une quatrième forme de capital correspond à l’étape individuelle, un capital que nous appellerons ‘d’individualité’. »
Dans la théorie de l’extensio, les étapes sont les mêmes pour l’individu et pour le groupe. « La raison est simple : c’est le groupe qui transmet aux jeunes les outils pour accéder à chacune des étapes, et cela ne peut se faire que dans le même ordre du fait du développement neuronal. » C’est pour cela qu’aussi bien en lisant ce texte d’Eugène Michel qu’en observant les jeunes dans notre société du progrès et du « rien-ne-manque », on est frappé par le fait que, poussés à l’éveil de toutes parts, depuis l’environnement familial jusqu’à toute cette technologie, ces objets, ces images, et cette sorte de coaching généralisé, ces jeunes sont en effet étrangement éveillés, hyper-créatifs, hyperactifs, capables de dire ce qu’ils veulent, leurs ambitions, ce qui ne va pas, toujours dans la posture de demande d’apports, de bien-être, de sollicitude. On les a beaucoup éveillés ! Les parents, les familles, bien sûr, guides qui surveillent, balisent, encouragent, mais aussi tout cet environnement d’images, de technologie, d’objets, qui débordent largement l’environnement parental, éducatif, et formate de jeunes consommateurs, tout en les éveillant aussi, semblent ne pas quitter des yeux l’être qui héritera du capital. Ne sont-ils pas saturés d’apports ?
Le livre d’Eugène Michel est riche dans son développement logique, j’invite les lecteurs à aller le lire, j’ai juste commencé à donner mes impressions très personnelles, ne cherchant jamais à faire consensus, juste pour faire plaisir. Tout se tient parfaitement bien dans le développement de cette théorie, tout peut s’expliquer logiquement, se déduire d’étape en étape, et le bien-être de l’individu en extension n’est jamais perdu de vue, ses sens, sa respiration, ses gestes, ses acquisitions, son développement neuronal, ses capacités de se sevrer de sa mère, de sa famille, sa créativité, sa part active dans l’œuvre collective, sa maturité, sa joie de vivre, son dynamisme, son corps sain et heureux. En un sens, à chaque étape, c’est cet individu dont l’éveil est en extension qui s’impose, avec un capital dont il est propriétaire. Cette théorie, il est tentant d’y croire. Mais je ne peux être d’accord sur ce renversement qui met le collectif d’abord. Et je ne crois pas à cette idée de progrès constant.
Mais cet ouvrage m’a surtout donné l’occasion d’une rencontre avec une logique singulière, celle de l’auteur, et c’est ce qui est passionnant. Comme toujours, en parlant, en faisant, en écrivant, en apparaissant avec son corps, ses vêtements, ses gestes, ses mimiques, ses affects, chaque personne en dit beaucoup plus sur elle que ce qu’elle croit dire. Et c’est le cas aussi avec ce texte. L’énonciation diffère de l’énoncé. Certes l’esprit de Bourdieu plane sur cet écrit, telle une caution paternelle de sérieux, mais c’est surtout l’auteur qui imprime sa signature, cherchant à rendre contagieux son optimisme créatif, inventif. Le lecteur n’est pas obligé de le suivre, tout en étant très curieux de cet autre capable de parler de la vie avec une telle certitude. Je me demande s’il ne croit pas au meilleur des mondes, tandis que je suis très inquiète de l’état désastreux dans laquelle, au nom du progrès, pour s’étendre, les humains ont mis une nature généreuse. La question de l’extensio est-elle si innocente que ça ? Et, par rapport à un intérieur de l’individu qui serait dominé par le besoin d’apports, l’extérieur composé à la fois du collectif et de la nature doit-il tant que ça s’étendre ? N’y aurait-il pas un principe de réalité qui pourrait faire aimer ce qui se présente dans l’environnement, sans que la créativité à tout prix n’ait besoin d’en rajouter pour faire beau, bien, bon. Des roses dans le jardin. Le silence à écouter. Et pouvoir être seul avec soi-même, c’est aussi très propice à l’éclosion des sens, des pensées, avec cette délicieuse sensation de n’être pas coaché de partout.
Alice Granger Guitard
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