Entretien avec Sylvie Captain-Sass, artiste-plasticienne
A propos de la parution du livre Théorie de l'extensio (Edilivre, 2012)
un entretien de l'auteur EUGENE MICHEL
avec Sylvie Captain-Sass, artiste-plasticienne
SCS : Eugène, je t’ai rencontré il y a quelques années parce que je prépare une thèse sur la plasticité neuronale en tant que nouveau territoire de l’imaginaire. Ton concept d’inventus neuronal a attiré mon attention et nous avons eu des échanges très féconds. Dis-moi, quelle est la place de l’art dans la théorie de l’extensio ?
EM : L’extensio décrit notre histoire selon un élargissement progressif du champ relationnel grâce à l’acquisition successive de quatre outils : les sens, les gestes, la parole et l’écrit. A l’évidence, l’enseignement artistique favorise l’acquisition de ces quatre outils, et les artistes explorent leur développement.
SCS : Voilà qui est clair !
EM : Les quatre outils ne s’acquièrent pas chacun à son tour, d’un bloc. Quand l’un est suffisamment avancé, le suivant émerge, et ainsi de suite, mais en même temps, les précédents continuent de s’améliorer. Les quatre outils sont à améliorer tout au long de l’existence. D’ailleurs, si on abandonne la pratique d’un outil, le corps, les neurones vont régresser.
SCS : A travers le médium qu’il choisit, ne penses-tu pas que l’artiste cherche à révéler ce qui est ? Schopenhauer nous dit : « l’artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde. »
EM : Oui. L’artiste se veut à la fois explorateur de la perception du monde et initiateur.
SCS : Dans ma démarche, j’accorde d’autre part une place essentielle à la relation du corps à son environnement. C’est très « extensio », n’est-ce pas ?
EM : La théorie de l’extensio est une analyse de la relation chronologique des êtres vivants avec leur environnement. Mais qu’appelles-tu « corps » ? Historiquement, notre société s’est construite dans l’idée d’une séparation entre un élément concret, le corps, et une entité abstraite, l’esprit. Selon ce dualisme, l’art a souvent été considéré comme une pratique corporelle au service de l’esprit. Cette vision me semble actuellement en déclin, au profit du corps. Nous nous trouvons aujourd’hui dans ce que j’appelle un « dualisme flou ».
SCS : Et donc ?
EM : Eh bien, suivant les personnes, l’art est vu comme une pratique d’épanouissement corporel et une joie relationnelle ou bien comme une quête d’absolu. La palette s’étend du terre à terre au terre à ciel.
SCS : J’ai vu que la théorie de l’extensio donne des pistes thérapeutiques avec la recherche de carence ou d’excès dans les apports passés ou présents. Or, justement, l’art-thérapie utilise le potentiel créatif du sujet à des fins de transformation personnelle.
EM : On peut dire que ma théorie démontre l’art-thérapie. Si un être a rencontré un traumatisme à une certaine époque, on peut prévoir que l’acquisition de l’outil correspondant à cette période a été perturbée. Il faut donc y revenir.
SCS : Ton idée d’outils m’intéresse. Le corps n’est-il pas un outil privilégié dans la démarche spirituelle ?
EM : Je ne parlerais pas ainsi. Le corps n’est pas un outil, il est notre existence. En revanche, il utilise des outils. Un outil, c’est ce que le corps utilise pour agir sur le monde dans un but précis.
SCS : Personnellement, je pratique le Shintaïdo, art japonais de méditation en mouvement. La pratique corporelle méditative favorise une connaissance de soi augmentée, une meilleure gestion de ses émotions. Mon expérience confirme qu’une pratique et une écoute corporelles soutenues modifient les postures mentale et artistique.
EM : La théorie de l’extensio ne différencie pas connaissance de soi et pratique corporelle. Nous sommes notre corps de la tête aux pieds. Nos souvenirs et nos imaginaires sont une activité du corps. Nos pensées existent grâce aux mots qui sont fabriqués physiquement. C’est d’ailleurs étonnant : je lisais récemment que les premiers souvenirs conscients chez l’enfant ne peuvent survenir qu’après un minimum de maîtrise du langage.
SCS : Ta démarche s’intègre-t-elle dans ce que l’on nomme matérialisme neuronal ?
EM : Je ne suis pas philosophe. Qu’est-ce que le mot « matérialisme » apporte ?
ESC : Tu ne m’empêcheras pas de penser qu’il y a quelque chose de plus !
EM : Au-delà de la réalité quotidienne, chacun peut penser ce qu’il veut, on a le droit à tous les imaginaires. A condition de ne rien vouloir imposer. La diversité culturelle humaine est une merveille.
SCS : Ta réponse me paraît quelque peu réductrice !
EM : L’imaginaire, c’est très important. C’est notre première étape de relation avec le monde. Que ne devient le moindre bruit quand on est dans le noir !
SCS : Cela rejoint les quatre utopies de ta théorie, une par étape.
EM : Oui. Etape maternelle : utopie fusionnelle ; étape familiale : utopie de la vie éternelle ; étape collective : utopie du progrès ; étape individuelle : utopie de la jeunesse illimitée. L’imaginaire nous porte vers l’avenir avec les utopies, et vers le passé avec les mythes.
SCS : Quel est le mythe fondateur de ta théorie ?
EM : La première cellule biologique ! Tu sais qu’avec tes tableaux neuronaux, tu explores ce mythe. On pourrait dire que l’axone neuronal relie le mythe des origines sensorielles à l’utopie de la pensée du cerveau. Tes tableaux neuronaux synthétisent d’un seul coup d’œil notre histoire, du sensoriel jusqu’au décisionnel.
SCS : Sans le savoir, j’illustre ta théorie.
EM : Il faut toujours se méfier des artistes !
SCS : A bientôt, Eugène.
Décembre 2012
Sylvie Captain-Sass ©