Théorie de l’extensio
 
Entretien avec Cyril De Sousa Cardoso
 

J’ai découvert Eugène en lisant son livre « Théorie de l’extensio ». Un livre qui fut une véritable découverte source de nombreuses réflexions. Une lecture à la suite de laquelle je l’avais interviewé avec beaucoup de plaisir. Et c’est donc avec autant de plaisir que j’ai accepté de réaliser avec lui un entretien qu’il m’a proposé après avoir visionné mon intervention au TEDxVaugirardRoad. Un entretien que j’ai le plaisir de partager aujourd’hui avec vous.

- Eugène Michel : Bonjour Cyril, tu es l'un des créateurs en 2011 du site Mesacosan, véritable club de réflexion. Ton accueil de ma théorie de l'extensio m'a fort touché. En cette rentrée 2013, je découvre ta conférence TEDx où, avec une belle énergie, tu parles d'interaction avec le monde et d'habitude de la créativité. Peux-tu me redire ce que tu entends avec cet oxymore « habitude de la créativité » ?
 
- Cyril De Sousa Cardoso : Bonjour Eugène. Derrière cet oxymore se trouve l’idée que la créativité n’est pas le domaine réservé de certains, mais une aptitude que nous possédons tous. Par contre, c’est une aptitude que nous ne développons pas tous de la même manière, que nous n’utilisons pas tous avec la même intensité. Et c’est ce qui différencie une personne d’une autre en matière de créativité, son habitude créative. Les personnes que l’on considère comme de grands créatifs sont des personnes qui ont avant tout développé des habitudes créatives qui leur permettent d’avoir régulièrement de grandes idées. Et c’est ce que devrait comprendre toutes ces personnes qui se sont persuadées qu’elles n’étaient pas créatives.
Cependant, corrige-moi si je me trompe, mais toi aussi en affirmant dans la Théorie de l’extensio que « l’inventus » est « l’un des deux principes de fonctionnement du corps », tu considères au moins comme moi que nous sommes donc tous capables d’être créatifs ?
 
- EM : Ma théorie postule que l’extensio résulte de l’incessante émergence de l’inventus dans l’habitus. L’inventus, c’est l’aptitude neuronale pour résoudre les incessantes problématiques nouvelles de l’existence. Dans mon livre, le chapitre 9 est intitulé « Inventus et créativité ». Tu m’as conduit à le relire. Voilà ce que j’écris : « Une révolution se produira lorsqu’on comprendra la nécessité vitale d’implication originale individuelle dans la résolution de problématiques majeures, ce qui revient à exercer la faculté créative. » Et en conclusion : « L’exploration créative nourrit nos neurones. » Donc, je vais encore plus loin : je ne dis pas que nous sommes tous capables de créativité, mais que la créativité fait partie de notre fonctionnement physiologique.
 
- CDSC : Cette « incessante émergence de l’inventus dans l’habitus », fait écho chez moi à l’idée que l’habitude créative commence déjà avec l’habitude d’accueillir chaque jour ces idées, ou ces prémices d’idées, qui se présentent à nous sous forme de pensées ou d’intuitions. Et l’émergence régulière de ces idées, dont nous pouvons tous faire l’expérience en apprenant à les capter, est le résultat même, à notre niveau individuel, de cette « incessante émergence de l’inventus dans l’habitus ». Mais j’ai cru comprendre que pour ta part, tu rapprochais tout simplement cette notion « d’habitude créative » de « l’extensio » ?
 
- EM : Exactement. Nous ne sommes pas créatifs pour rien ! C’est pour élargir notre champ relationnel, pour produire notre extensio. Et cet extensio se fait par étapes. Je crois que tu es d’accord avec l’idée de développement en étapes de ma théorie et que nous en sommes à l’étape individuelle. Comment vis-tu cette étape individuelle ?
 
- CDSC : Je la vis avec cette sensation que nous sommes actuellement dans une phase de transition vers une nouvelle étape. Il me semble que l’ère de l’individu est arrivée au bout de sa logique. En simplifiant bien évidemment les choses, je pense qu’en passant à l’étape individuelle, l’individu s’est affranchi des valeurs qui l’enfermaient dans l’étape collective et c’est une bonne chose. Une chose nécessaire. Mais au lieu d’utiliser cette nouvelle liberté, cette puissance qu’il venait de s’offrir, le monde et la vie ont perdu pour lui leur sens, l’individu a alors rempli ce vide avec son « Egotrip » dans lequel il s’enferme aujourd’hui.
 
- EM : Tu parles d’enfermement aussi bien pour l’étape collective que pour l’étape suivante, individuelle. C’est bien cela, l’extensio : on a toujours besoin de voir plus loin.
 
- CDSC : C’est cela, et je pense que l’étape suivante commencera probablement avec la prise de conscience que nous sommes des individus dont les trajectoires de vie prennent place dans une aventure humaine plus globale, celle de l’humanité. Prendre conscience que nous sommes des individus en relation avec le monde et les personnes qui nous entourent, que nous sommes, pour reprendre un terme que j’entends de plus en plus, interdépendants.
 
- EM : Nous sommes inséparables de notre environnement, donc d’autrui, c’est indéniable.
 
- CDSC : Mon propos sur la créativité et la production des idées illustre d’ailleurs parfaitement cette nécessaire transition d’une étape individuelle où chacun se dit propriétaire de ses idées à une étape où on prend conscience que les idées sont avant tout une production sociale qui nécessite l’échange et le partage. Le but n’étant pas de nier l’individu, ce serait une régression et ce serait perdre le principal acquis de l’étape individuelle, mais de se replacer en tant qu’individu dans ce réseau humain en mouvement autour de nous et auquel on doit redonner un sens, celui de l’« extensio ». On en revient à ce que tu disais et qui m’a marqué : « Une révolution se produira lorsqu’on comprendra la nécessité vitale d’implication originale individuelle dans la résolution de problématiques majeures ». L’objectif c’est le dépassement des « limites » qui nous sont imposées.
 
- EM : Les limites ne nous sont pas « imposées », elles sont inhérentes à la vie. L’extensio consiste à les éloigner, c’est-à-dire à élargir notre champ relationnel. Tu me fais penser à un poème de Guillevic : Il y a des limites / Partout tu en trouveras, // Sauf dans ton désir / De les franchir. Ca te va ?
 
- CDSC : De mon point de vue c’est exactement cela. Cependant si, par définition, la théorie de l’extensio s’ouvre au développement de nouvelles étapes, je n’ai jamais rien lu de toi sur ce sujet. Quelle va être l’étape suivante ? Ou en tout cas sur quelles bases va-t-elle se construire selon toi ?
 
- EM : La théorie de l’extensio affirme que chaque étape est rendue possible par l’acquisition d’un nouvel outil. Il y a eu les sens, les gestes, puis la parole et enfin l’écrit. Pour moi, nous sommes en plein dans l’étape individuelle, car c’est le moment de l’acquisition de l’écriture individuelle. Je ne sais pas trop quel nouvel outil va émerger. Sans doute quelque chose se produit avec Internet. Dans l’interaction entre les individus, il est évident qu’Internet apporte du nouveau.
 
- CDSC : Internet démultiplie les points de contact entre personnes. Il nous rend tous plus accessibles, avec nos expériences et nos savoirs. C’est un progrès indéniable, très loin d’être arrivé à son terme, qui construit actuellement une véritable intelligence collective. Mais il y a aussi, selon moi, un risque élevé d’oubli de l’être. En effet, Internet, en tant qu’outil puissant de divertissement, peut devenir source d’oubli pour l’individu qui évite alors de se penser.
 
- EM : A propos : d’où est venue ta motivation de créer Mesacosan ?
 
- CDSC : J’ai créé Mesacosan parce que je voulais réfléchir et faire réfléchir autour de ce sujet qui me passionne, l’humain et ce qu’il y a de plus élevé chez lui, la relation humaine. Je voulais apprendre et comprendre comment l’être humain et ses relations au monde et aux autres s’épanouissent. Mais non pas parce que je fais du bien-être un objectif de vie, mais parce que j’en fais le point de départ car comme un auteur l’a un jour écrit sur Mesacosan, « le bonheur, c’est le minimum ». Une société faite d’individus plus épanouis, possédant des relations plus épanouies à eux-mêmes et au monde, est une société plus créative, plus innovante, plus apte à relever les défis de son époque mais aussi plus apte à se redonner du sens. En fait, en créant Mesacosan, je commence par le début.
 
- EM : Je voudrais revenir sur ton idée de partage des idées. Tu as l’air de faire abstraction de la concurrence entre les êtres. Chacun a besoin de gagner sa vie, il y a une course aux salaires, c’est une compétition féroce. Dans l’étape individuelle, chacun essaie de vendre le mieux possible sa force originale. La créativité et l’innovation sont directement liées à l’argent. Et les brevets, les droits d’auteur, qu’en fais-tu ? Tu n’es pas sans avoir lu l’étonnant livre « Les intellos précaires » ?
 
- CDSC : Je n’en fais pas abstraction, mais je souhaite la dépasser. Je considère la créativité avant tout comme une production « sociale », le fruit de notre interaction avec le monde et les individus qui nous entourent. La créativité et les idées sont donc de mon point de vue un bien commun. Je suis très mal à l’aise avec la notion même de « propriété intellectuelle » et surtout de « brevets », qui sont à mon avis totalement pervertis aujourd’hui pour non plus favoriser la créativité, mais au contraire la limiter. Si Newton était encore vivant aujourd’hui, serait-il en droit d’empêcher la création de toutes inventions qui utiliseraient de près ou de loin le principe d’apesanteur ? Sous prétexte qu’il l’a découvert en premier ? Il me semble qu’il y a ici une certaine absurdité.
 
EM : Sur ce point, la communauté scientifique est d’accord avec toi. Par exemple, le récent décryptage du génome humain n’appartient à personne.
 
- CDSC : Concernant « la course aux salaires » et les « intellos précaires », je pense que l’on touche presqu’ici à une autre absurdité, celle qui nous fait mesurer le progrès de nos sociétés et des individus uniquement à l’aune des gains financiers. Uniquement en termes de PIB. Nos sociétés ne réfléchissent qu’en termes de capital économique, sans considération pour le capital naturel, le capital social ou encore le capital humain. Et c’est ce qui est directement à l’origine des crises écologique ou encore sociales que nous vivons aujourd’hui. La précarité ambiante en est la conséquence directe. Changer notre point de vue va s’imposer à nous. Nous cesserons alors de nous considérer dans une « compétition féroce » nous opposant les uns aux autres pour « vendre le mieux possible notre force originale », mais plutôt comme les membres « interdépendants » d’un même écosystème, d’une même « aventure humaine ». La valorisation sociale d’une personne ne sera alors plus liée à ce qu’elle gagne ou à ce qu’elle possède, mais à ce qu’elle réalise pour le bien commun. Et ce futur là, qui n’est pas une utopie, est peut-être plus proche qu’on ne l’imagine.
 
- EM : Ton propos est très intéressant. La théorie de l’extensio a deux conséquences : d’une part, dans l’étape individuelle, il y a une démultiplication de la créativité individuelle qui augmente la compétition entre les individus ; d’autre part, chaque pays recherchant sans cesse son extensio, la rivalité internationale ne faiblit pas. Dans un cas comme dans l’autre, cela fait des dégâts. Et donc je vois que tu protestes. Tu as raison. Il faut trouver une autre forme d’extensio. Il est possible que la pénurie de pétrole nous y oblige d’ici un siècle.
 
- CDSC : Oui et pour cela on doit prendre du recul et de la hauteur. Adopter un point de vue global. Comprendre que l’on vit véritablement tous dans un seul et unique écosystème, et donc, que l’extensio des uns ne peut plus se faire aux dépens des autres. Ou encore aux dépens de l’écosystème lui-même. Mais j’ai l’impression que tu as déjà ton idée concernant l’autre forme d’extensio qu’il nous faut trouver ? Je me trompe ?
 
- EM : L’extensio constate que le développement collectif s’est peu à peu élargi de la tribu au village, puis à la cité, à la nation et à l’union de nations. La logique est de penser que l’on ira vers un gouvernement mondial. Cela pourra prendre plusieurs siècles, voire un millénaire, ce qui n’est rien par rapport au temps que l’humanité a devant elle. Avec un gouvernement mondial, la compétition effrénée n’aura plus de sens. En même temps, le souci du corps et de ses aptitudes sensori-motrices sera devenu la priorité.

- CDSC : C’est une vision que je partage. Avec au fond de moi cette conviction que, comme le disait Maurice Blondel, « l'avenir ne se prévoit pas, il se prépare. »