Entretien avec Cédric Grimoult, historien des sciences
A propos de la parution du livre Théorie de l'extensio (Edilivre, 2012)
un entretien de l'auteur EUGENE MICHEL
avec Cédric Grimoult, historien des sciences
CG : Eugène Michel, bonjour. Votre Théorie de l’extensio s’inscrit dans le cadre du paradigme évolutionniste. Vous insistez sur l’accroissement neuronal qui, selon vous, est sélectionné par l’accroissement d’efficacité qu’il produit.
EM : Oui. L’efficacité dans l’obtention des apports. La vie commence avec la reproduction qui nécessite des apports. Et la reproduction à l’identique étant impossible, la théorie de l’extensio en déduit que l’évolution s’orientera, en toute logique, dès le départ, vers les variations qui s’avèreront plus efficaces dans l’obtention des apports.
CG : La cellule, pour vous, c’est le modèle de la vie.
EM : La cellule est un volume créé par une membrane semi-perméable. La cellule grandit grâce aux apports et ensuite elle se divise. Si elle se divisait sans apports, elle diminuerait de taille jusqu’à disparition !
CG : Il y a continuité, selon vous, entre l’évolution des organismes monocellulaire et l’évolution des pluricellulaires. L’extensio s’avère ainsi compatible avec la théorie des coopérons, due à Pierre Jaisson [1].
EM : Je vous suis très reconnaissant de m’avoir fait découvrir cet auteur. Il me semble que la théorie de l’extensio est 100% jaissonnienne. C’est stupéfiant ! On y trouve même la famille comme première étape de la vie sociale.
CG : Que la cellule soit une bactérie ou un élément d’un organisme, elle se reproduit, donc elle suit les règles de l’évolution, n’est-ce pas ? Qu’en déduisez-vous ?
EM : Que la reproduction cellulaire d’un organisme va dépendre du milieu interne. Donc la régulation de cette reproduction sera facile, il suffira que les apports soient régulés.
CG : Comment ?
EM : Par une lecture variable du génome ou tout autre phénomène. Prenez le cas des cellules souches. Leur spécialisation en cascade doit avoir émergé soit pour réguler la prolifération, soit pour limiter les effets des mutations. C’est comme le « master » d’une copie numérique. En tout cas, on comprend bien que, chez l’adulte, les pluripotentes, celles qui sont peu différenciées, soient cachées dans des « niches ». L’organisme les protège des atteintes extérieures, et en même temps, je suppose qu’il limite leurs apports pour qu’elles ne se multiplient pas inconsidérément.
CG : L’évolution cellulaire n’empêche pas la très grande stabilité de l’organisme, comme l’a noté Antoine Danchin dans La barque de Delphes [2]
EM : La stabilité de l’organisme est une apparence trompeuse. Les maladies surgissent inopinément et surtout, il vieillit. C’est un peu comme une copie de copie de copie, etc. Au bout de x copies, c’est illisible ! Ou bien le papier se déchire dans la machine.
CG : Passons à l’évolution vers le stade culturel qui est le nôtre. Dans votre entretien avec Georges Chapouthier, vous dites : « L’expression « struggle for life » ne me paraît juste qu’en cas de carences ou d’excès des apports. Sinon la vie est plutôt dans le « pleasure for life », le plaisir de l’extensio qui résulte de l’incessante émergence de l’inventus dans l’habitus. » Pour la théorie de l’extensio, il n’y a donc pas contradiction entre la sélection naturelle et l’entraide ?
EM : Au contraire. L’entraide à l’intérieur de sous-groupes conforte l’extensio qui lui-même permet de ne pas dépendre d’un environnement limité.
CG : Votre théorie s’avère ainsi compatible avec l’approche synergique, très présente aujourd’hui au sein des travaux évolutionnistes qui prennent en compte les interactions – tantôt complémentaires, tantôt contradictoires, et parfois indépendantes – entre les niveaux d’intégration du vivant (moléculaire, cellulaire, tissulaire, organismique, sociétal, etc.). Ne pensez-vous pas que la compétition humaine s’exacerbe en ce moment ? La compétition entre les continents, entre les pays, aussi bien qu’entre les individus ?
EM : L’extensio dépend de l’acquisition des quatre outils que sont les sens, les gestes, la parole et l’écrit. Moins un groupe ou un individu les développent, plus il sont défavorisés. La compétition est implacable. Surtout, dans l’inquiétude des pénuries. Mais la pénibilité de la compétition est très subjective. On peut déduire de la théorie de l’extensio que cette pénibilité individuelle sera accrue si les premières étapes sont en souffrance. La confiance commence avec les étapes maternelle et familiale. Un être installé dans un réseau familial solide, ramifié, appréhendera plus facilement les enjeux suivants. Le plaisir ou l’angoisse que l’on ressent à lutter dépendent de l’état d’extensio où l’on se trouve.
CG : Votre idée de « pleasure for life » tout de même me gêne.
Face à la maladie, la vieillesse et la mort, la vie n'est pas une partie de plaisir. Et si ce dernier en fait partie – ce que je ne veux pas nier –, je ne crois pas très pertinent de dire que la "struggle for life" n'existe qu'en cas de carences ou d'excès. Car, depuis Malthus, on sait que les êtres vivants se reproduisent beaucoup plus vite que n'augmente la production des ressources, ce qui signifie que l'absence de ressources et l'excès de population caractérisent l'état habituel des populations biologiques.
Face à la maladie, la vieillesse et la mort, la vie n'est pas une partie de plaisir. Et si ce dernier en fait partie – ce que je ne veux pas nier –, je ne crois pas très pertinent de dire que la "struggle for life" n'existe qu'en cas de carences ou d'excès. Car, depuis Malthus, on sait que les êtres vivants se reproduisent beaucoup plus vite que n'augmente la production des ressources, ce qui signifie que l'absence de ressources et l'excès de population caractérisent l'état habituel des populations biologiques.
EM : Oui, la pénurie est inéluctable. Le microbiologiste Jean-Claude Pechère a calculé qu’une bactérie mettrait trois jours pour occuper un volume égal à celui de la Terre. Le pleasure for life semble survenir ponctuellement. Par exemple, chez les animaux domestiques, ou lors de périodes favorisées de la vie humaine. Si le passé a été vécu sans traumatisme, si le présent est ressenti comme agréable, l’insouciance peut exister. En fait, le « struggle », la lutte, peut être un plaisir si l’individu, à tort ou à raison, ne se sent pas menacé.
CG : Que pensez-vous de l’application des principes de la sélection multipolaire (dont la base reste la sélection naturelle darwinienne, celle qui se place au niveau des organisme) au domaine des idées ?
EM : Il n’y a pas de raisons que ce qui émerge de la vie – par exemple, les idées – ne soit pas régi par les mêmes principes que ceux de la vie. Donc, on voit que les idées se reproduisent et que ce n’est jamais à l’identique absolu. Mais pour se reproduire, les idées ont besoin d’apports. Le garde-manger des idées, ce sont les bibliothèques.
CG : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Comment articulez-vous l’extensio avec la théorie de la mémétique (évolution des idées), telle qu’elle apparaît dans mon livre La preuve pour neuf [3] ou chez les tenants de la philosophie analytique américaine (Dennett, etc.) ?
EM : J'ai pris connaissance de la mémétique il y a quelques années à travers le livre de Pascal Jouxtel. Tout m'a paru correct, si j'ai bonne mémoire. En fait, je trouve qu'il n'y a pas trop de différence entre les mèmes et l'habitus. On pourrait dire que l'habitus d'un groupe social est formé de l'ensemble des mèmes de ce groupe. Au niveau de l'histoire des idées, le concept d'habitus est lui-même un mème qui a toute une évolution, il y a un article passionnant à ce sujet de François Héran [4]. Et mon concept d'inventus est un nouveau mème qui commence à se propager !
CG : Pour vous, la mondialisation est une évidence.
EM : C’est l’étape actuelle de l’extension de notre champ relationnel grâce à la complexification de l’écrit. Internet, c’est de l’extensio pur !
CG : Jusqu’où cela ira-t-il ?
EM : La condition première de la vie provient de son origine elle-même : l’eau en phase liquide. Tant qu’il y aura de l’eau en phase liquide sur Terre, il y aura vie et évolution. D’où notre recherche d’eau ailleurs que sur notre planète.
CG : C’est l’extensio qui nous fait marcher sur la Lune ou envoyer des robots sur Mars ?
EM : Oui. On y véhicule sûrement en même temps des bactéries. Dès qu’il y aura de l’eau liquide, hop, l’évolution s’installera là-bas. Il faudra que le Soleil lui laisse du temps !
CG : Merci à vous, Eugène Michel.