Extrait du 1er chapitre des Brodeuses de l’Histoire, Éditions Coop Breizh, 2006
 
Cahier de Toustain du Bec-en-Caux
 
Douvres, 28 octobre 1066
Déjà deux semaines depuis Hastings! Derrière les fortifications de Douvres, les survivants de la bataille reprennent souffle. La dysenterie, hélas, tue les plus faibles, quant aux autres, ils ressemblent à des loques. Leur corps en haillons se défait de jour en jour. Le tord-boyaux gagne de tous côtés et fait presque autant de ravages ici qu’à Hastings. Le Duc Guillaume lui-même est atteint, et nous prions pour qu’il garde vie, et que ses forces revenues, nous marchions sur Londres avec son armée.
Jamais, je ne pourrai me souvenir de tout, ni raconter en détail ce que j’ai vécu aux côtés de notre duc, comme porte-étendard. J’étais fier de ma broigne et de ce bel attirail de cavalier, mais la peur du combat a vite pris le dessus, et je me demande encore comment j’ai pu passer entre les flèches qui volaient de partout ! Mère m’avait signé le front avec de l’eau bénite, et j’avais prié Madame Sainte Marie de nous protéger d’une mauvaise mort, c’est sans doute à cela et à l’étendard du pape, que je dois d’être encore vivant. Qui sait ?
Qu’est-ce que j’étais venu chercher sur ce champ de bataille ? Certes, nous avons gagné, mais à quel prix ! En juin dernier, je ne savais pas encore que j’allais embarquer avec la flotte. L’été rayonnait de confiance, la mer promettait des merveilles. Dès que j’ai appris que notre duc rassemblait des navires non loin de Caen, dans l’estuaire de la Dives, je suis venu, car je n’aurai plus jamais l’aubaine d’admirer un événement si exceptionnel! J’étais si bien, à regarder les drakkars, comme un enfant admire ce qui le fait rêver. De là vient ma passion du dessin et des couleurs, non pas des bateaux, mais du rêve qui éclaire tout d’une autre lumière.
Dès mon enfance, je peuplais de mondes imaginaires tout ce que je pouvais trouver pour tracer: pierre, ardoise, terre, et parfois même, peau de cerf. Lorsque nous allions en charrette au bord de la Manche, il m’arrivait de m’accroupir et, à l’aide d’un bâton, de dessiner sur le sable mouillé, les coquillages vides rejetés par la marée. J’aimais portraire pêcheurs et bateaux, mais aussi les poissons tout frétillants ramenés dans des caissons.
Or donc, avec eux tous, je campe là, tout occupé à dessiner ces hommes qui s’activent avec leurs haches, herminettes, scies, et marteaux, pour terminer les coques, les mâts et la proue des drakkars. Depuis plusieurs mois, tout le duché travaille à ces constructions, retrouvant le savoir-faire de nos ancêtres, grands vikings devant Thor.
Nous venons de fêter le solstice d’été de l’an de grâce 1066. Parce qu’ils ont trouvé beaux mes dessins, de nobles seigneurs m’ont offert des peaux de qualité, pour que je puisse y représenter tout ce que mes yeux admirent sans se lasser. Sur tels cuirs si finement tannés et assouplis, mon charbon glisse comme étoile filante. Mon frère aîné, Gerbold, avait toujours désiré entrer au monastère du Mont-Saint-Michel, et je l’entends encore me dire que je ne serais jamais cordier, ni forgeron, mais qu’il me voyait bien au scriptorium du Bec, comme moine copiste ! Gerbold, attiré par la vie des moines, n’imaginait pas vie plus aboutie que celle d’un homme qui donne sa vie à Dieu, alors que moi, je croyais travailler à la forge comme notre père.
Nous ne savions à quelle aventure je serais destiné, par la grâce de Dieu.
 
Douvres, le lendemain.
Ici, je n’ai plus cœur à dessiner, mais retrouver mes souvenirs de Normandie apaise mon âme tourmentée. Lorsque, à Dives, l’évêque Odon m’a remarqué, il s’est d’abord tenu longtemps derrière moi qui dessinais, puis d’une voix ferme, il ma demandé qui m’avait passé une telle commande.
-          Monseigneur, je dessine pour mon seul plaisir, car je n’ai jamais vu si beaux drakkars en notre pays normand.
-          Quel est votre nom, mon fils ? Avez-vous déjà famille et enfants, et de quoi vivent-ils donc, si l’art n’est pas votre métier ?
-          Mon Père, j’ai dix-huit ans, Toustain du Bec-en-Caux est mon nom, je vis chez mes parents, en pays de Caux, et Dieu ne m’a encore donné ni femme ni enfants.
-          Mon gars, vous semblez bien instruit et noble de cœur. J’ai ici beaucoup à faire, mais votre passion pour le dessin m’impressionne. Continuez donc à dessiner ces drakkars et tous ces hommes qui préparent la grande flotte de combat pour le duc Guillaume, mon frère, car il serait bon que mémoire en soit gardée. Compte tenu de vos talents, je vous propose d’embarquer sur le vaisseau ducal, comme porte-étendard, ce qui est un grand honneur, et vous vaudra belle solde, en vérité.
-          Porte-étendard ? Mais…
-          Rassurez-vous, Toustain, vous serez deux à vous relayer pour porter l’étendard du duc. Et au cas où l’un de vous deux serait occis lors de la bataille, un second est bien nécessaire. Vous verrez, Raoul de Toesny est un preux chevalier, il est issu d’une famille normande des plus illustres.
C’était l’évêque de Bayeux, Monseigneur Odon, demi-frère de notre duc, qui m’avait ainsi remarqué sur la plage. Bien qu’inquiet, je ne pouvais refuser telle proposition, mais auparavant je lui demandai de pouvoir me rendre chez mes parents, et obtenir d’eux leur autorisation et leur bénédiction avant le grand départ. Voilà comment, à Dives-sur-mer, en l’an de grâce 1066, le 4 juillet, je fus choisi par Dieu et son évêque, pour faire partie d’une aventure de haut renom.
Il m’est doux de me revoir terminant la scène du chargement des navires. J’avais placé au premier plan mon ami Ranulphe qui devait embarquer, lui aussi, et je m’activais pour rendre aux drakkars leur majesté, en prenant soin de donner à leur figure de proue la forme d’un grand S enluminé !
On dit que le vaisseau du duc a été équipé par Mathilde, et que son amour pour Guillaume est tel, qu’elle a payé de ses propres deniers sans rechigner. Faute d’avoir pu retenir son mari près d’elle, elle a choisi de le soutenir plutôt que d’enchaîner l’âme de son conquérant. L’esnèque, elle l’a voulue semblable à celle des ancêtres vikings, douze toises de long et seize pieds de large, et encore plus rapide que les meilleurs destriers du duc.
En forme d’amande, la Mora a une coque qui se rétrécit vers la poupe, et vers la proue relevée très haut, ornée d’une tête de dragon qui glacera d’effroi l’ennemi. A la poupe, un enfançon scintillant sous le soleil joue gaiement du cor de sa main droite tandis que sa main gauche tient une oriflamme dirigée vers l’Angleterre. Tout en dessinant, j’imagine le petit Guillaume se jurant, après la mort de son père Robert le Magnifique, de se venger de tous ceux qui ne voulaient pas le reconnaître et le traitaient de bastard!
De l’avant à l’arrière, je m’applique à peindre le bois blond et les larges lattes horizontales, rouges et vertes. Je me dis que le vaisseau du duc est le plus beau du monde. Le mât central porte à son sommet une lanterne surmontée d’une croix, pour permettre la navigation de nuit. Le navire ducal a son propre étendard, le vexillum sancti Petri, offert par le Pape. Une croix blanche se détache sur un fond vermeil, c’est à cet étendard béni que je me suis accroché au plus fort de la bataille. Pour l’heure, il faut bien le reconnaître, ce fier navire se dandine comme une cane sous le souffle d’un fort vent d’ouest !
Mais comment diable ai-je pu me retrouver à Hastings, alors que j’étais si heureux à Dives ? C’est l’image des choses que j’aime, et non les choses elles-mêmes. En dessinant les boucliers les uns dans les autres, comme une rangée de tuiles multicolores, ruisselantes de lumière, je ne pensais pas un seul instant au combat qui suivrait.
-          Eh, Toustain, tu oublies l’heure de manger, avec tes couleurs ! Viens avec nous, ma femme veut régaler ses hommes, elle nous prépare des fèves au lard bien épicées pour changer de notre bouillie de céréales. Avec un bon quignon de pain, des gâteaux cuits dans le miel, et le tout arrosé de cervoise, tu auras du cœur à l’ouvrage pour continuer ton labeur, ventredieu !
-          Devant un tel spectacle, je ne vois pas le temps passer, mes rêves m’emportent si loin... Ils brûlent tous les déchets et m’offrent leur musique.
-          Dis donc, toutes ces armoiries sur les boucliers, c’est bien utile ?
-          Ventre-de-biche, quelle question Ranulphe ! Je ne pense pas à l’utilité quand je dessine ; je trace selon l’inspiration et le rêve.
-          T’es bien un artiste, toi !
-          Si je ne décore pas les boucliers qui servent de bastingage à ce navire, faudra tout de même que je me donne la joie d’en faire un en gros plan, avec ses armoiries flamboyantes. Tu te rends compte, c’est de l’amour pour un artiste, ça vaut cent livres parisis, un coffre rempli de deniers, si tu préfères.
-          Toi, tu connais la valeur d’un écu marqué aux armoiries d’un chevalier ?
-          Je ne parle pas de valeur en deniers, c’est d’une valeur aux yeux du cœur dont je cause.
-          Allez, en route, on est attendus comme des princes. Mahaut a tellement peur de nous voir partir du jour au lendemain, qu’elle ne sait plus quoi faire pour tromper sa peur et dire combien elle aime son homme.
De retour au quai de Dives, je regarde mon dessin d’un œil neuf. La critique de Ranulphe est juste; oui, je suis fasciné par les armoiries azur, gueules, sable, sinople et or, mais s’il doit être vu de loin, mon dessin ne doit pas avoir trop de détails.
La mort dans l’âme, j’ôte tours crénelées, furets et lions, et je hachure au fusain en alternant un écu clair et un foncé. L’évêque Odon, jugera si je dois modifier mes dessins. J’ai pris cœur à tracer ce que je vois et ce que je sens, j’ai laissé ma main courir comme bon lui semble, mais je ne sais ce que le frère du roi a comme idée en tête pour vouloir à tout prix me faire charbonner.
Le lendemain, je n’ai même pas eu le temps de terminer mon dessin. C’était le 12 septembre, et on embarquait! Dans un trou d’arbre, j’aurais voulu pouvoir me cacher, comme quand j’étais enfant, et qu’on me parlait de l’enfer et du diable, alors que la veille encore, nous avions le cœur haut et des chansons à boire plein la tête. Pourtant, je sais qu’une autre partie de moi se trouvait excitée à l’idée d’être associée à cette extraordinaire expédition contre les Anglo-saxons. Je pensais qu’au retour, je serais fier d’avoir combattu aux côtés du duc et d’être reconnu comme un vrai guerrier, puisque Harold avait trahi son serment et usurpé le trône d’Angleterre.
Depuis Saint-Valéry, la traversée de nuit fut éprouvante, entre l'obscurité, le froid, les embruns, la crainte des corsaires, et moi qui me trouvais là, intimidé, sans connaître personne, la peur au ventre. Des idées de mort nageaient dans l’écume des vagues furieuses, et je ne savais même plus ce que je faisais là, dans le drakkar du duc !
Au matin, c'est avec soulagement que nous touchons terre. Personne ! Nous entrons plus avant dans le pays, mais aucune trace d’ennemis. Quelques jours plus tard, nos éclaireurs nous annoncent l'arrivée du roi Harold. Il vient du nord où il a écrasé les Danois, et se dirige droit vers nous. Toute la nuit du vendredi 13 octobre, les troupes veillent, car le duc a donné l’ordre de se maintenir en état de combat. Le 14, nous partons à l’aube pour attaquer les Saxons par surprise.
Je veux, pour l’instant, fermer à ma mémoire la vision de ces combats sanglants, la mort dans les cris et les râles… Pourquoi mettre par écrit cette boucherie, si ce n’est pour rendre gloire à notre duc qui a su si bien commander toutes les opérations des six ou sept mille hommes se battant à ses côtés ? Preux et vaillant, il l’est, Guillaume le Bastard, jamais je n’aurais cru un homme capable de tant d’exploits ! Dieu merci, nous avons vaincu !