"Une nostalgie nombreuse"
Chronique poésie : poètes et robots
signée Françoise Han
parue dans LES LETTRES françaises
Les robots ne sont pas nostalgiques. André Duprat intitule son livre Une nostalgie nombreuse. Le poème d’ouverture est une dédicace à hélène, en quatre distiques énonçant un retournement : « Toi qui ensemences la terre d’ici / Avec tes racines retournées ». Les vingt-et-un poèmes qui suivent sont en numérotation inversée, de 21 à 1. En très large majorité, ils commencent par « Tu conjugues Alger ». C’est la ville objet de la nostalgie d’Hélène, « Passé simple de l’impossible retour ». Elle est nombreuse, parce que la suscitent des centaines de souvenirs de la vie quotidienne. Hélène a vécu sa jeunesse en Algérie française, en est partie avec sa famille quand s’apprêtait le soulèvement contre la puissance coloniale. André Duprat n’y est jamais allé lui-même, il décrit ce pays et cette époque dans la mémoire d’Hélène : « Par-dessous le ciel d’empire / Le linge des terrasses / à la fois drapeau de couleurs / Et porte-symbole de la zone arabe / Flottait dans son histoire ».
Le manuscrit d’Une nostalgie nombreuse a reçu une bourse de la SGDL en 2014, soit cinquante-deux ans après que l’Algérie ait conquis son indépendance. Quel sens comporte pour l’auteur le fait de revenir après plus d’un demi-siècle sur le sort des Pieds-Noirs ? Cette dénomination, il n’en affuble pas Hélène. La jeune fille qu’elle était alors se distinguait par son « murmure de traverse », qui prendra corps dans « une fraternité de parole ». En France, où elle est devenue infirmière, la fraternité perdure dans les gestes : «Tu conjugues Alger / entourant et soignant l’algérien arrivé d’Algérie ». Cette conjugaison en silence, il appartient au poète d’en faire parole. L’écriture d’André Duprat est claire, précise, joue volontiers avec les mots pour faire craquer les expressions toutes faites. Loin de viser à la complicité avec le lecteur, elle a pour but de le précipiter dans l’inattendu, d’éveiller sa conscience.Des encres de l’artiste Robert Lobet parsèment le texte. Elles aussi conjuguent Alger, dans la lumière.
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Article de Jacques Morin paru dans la revue Décharge n°175