Lettre à l’ours 
polaire

             Monsieur et cher Ursus maritimus,

           Permettez tout d’abord que j’use de votre nom latin. Les systématiciens m’en seront certainement reconnaissants. J’ai surtout le sentiment, ce faisant, de vous rendre un peu de votre noblesse perdue.

           Sans doute serez-vous étonné qu’une frêle représentante de l’espèce Homo sapiens vous écrive. En d’autres temps, vous n’auriez jamais daigné poser votre regard sur moi et je n’aurais pas davantage osé vous adresser la parole. Mais, mon cher ami, les temps ont changé… Il ne vous a pas échappé que votre territoire de chasse rétrécissait de jour en jour. Sous l’effet d’un phénomène que les hommes nomment réchauffement climatique, la couverture de glace fond de plus en plus vite et de plus en plus tôt dans l’année, vous obligeant à regagner la terre ferme avant d’avoir pu constituer suffisamment de réserves de graisse pour l’hiver. 

            Dans ces rudes contrées, les êtres humains ne sont pas mieux lotis, mais c’est vous, monsieur et cher ours, que je plains le plus aujourd’hui. Car la faim qui si souvent tord vos entrailles laisse augurer une triste fin. Vous étiez le seigneur de l’Arctique, le plus grand de tous les carnivores terrestres. Vous ne serez bientôt plus qu’un fantôme errant, affamé, à la recherche de quelque phoque à vous mettre sous la dent.

         Notre première rencontre remonte à bien des années. Dans le hall de la bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris, trône une sculpture de François Pompon (1855-1933). Ce plâtre original daté de 1927 vous campe en taille réelle, altier et plein de morgue, cou tendu, truffe au vent et sens en alerte. Vos lignes pures et votre croupe puissante incite à la caresse… stoppée net par les barrières disposées autour de l’œuvre. 

          Ces barrières, je les ai physiquement éprouvées en vous rendant visite dans un célèbre zoo s’enorgueillissant de votre présence. En assistant à votre bain public, j’ai ressenti une grande colère envers ceux qui vous avaient enfermé entre ces murs, et une immense compassion pour vous. Car vous ne cessiez de vous frotter aux parois de votre prison de verre, répétant inlassablement le même mouvement – comportement que les soigneurs qualifient de stéréotypique et que d’autres nomment fort justement « tic de l’ours ». Sous un implacable soleil, vous cherchiez en vain un peu de fraîcheur et d’intimité sans jamais obtenir ni l’une ni l’autre. Entouré de badauds bavards, vous n’étiez déjà plus que l’ombre de vous-même. Je partis en ravalant ma honte et mon chagrin.

            Sans doute vous demandez-vous ce qui me pousse aujourd’hui à vous écrire ? Au risque de paraître brutale, je dois vous avouer que cette occasion est sans doute la dernière. Car la Sixième extinction de masse est en cours. Un mammifère sur quatre est actuellement menacé de disparition sur cette planète. Vous ne vous en êtes peut-être pas encore rendu compte, vous qui côtoyez peu vos semblables et préférez affronter seul les vastes étendues glacées. Pourtant, vous et vos congénères ne seriez plus que 26 000 à arpenter la banquise et votre espèce pourrait ne pas voir l’aube du XXIIème siècle. C’est donc un sentiment d’urgence mêlé de culpabilité qui dicte ces mots. Urgence, car le temps commence à nous manquer. Culpabilité, car l’homme est responsable pour partie de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre impliqués dans le réchauffement climatique.


         Une autre menace pèse sur vous. Cette menace, invisible et pourtant bien réelle, a pour nom pollution. Portés par les courants atmosphériques et océaniques, les polluants chimiques comme le mercure se retrouvent en bout de chaîne alimentaire dans vos graisses et vos tissus. Déjà, en certains points de la côte groenlandaise, de doctes médecins recommandent aux femmes enceintes de ne plus manger de viande de phoque. Mais vous, cher Ursus maritimus, qui vous alertera sur la présence de ce poison insidieux ? Et que mangerez-vous si le phoque, qui représente la base de votre régime alimentaire, vous devient interdit ? Il paraît que le réchauffement climatique est favorable aux baies dont vous êtes friands. Votre survie, comme celle des hommes, passera-t-elle par l’adoption d’un régime moins carné ?


           Quelle qu’en soit l’échéance, votre disparition laissera, cher ours, un vide immense qu’aucune autre créature ou aucune intelligence artificielle ne parviendra à combler. Car vous représentez la liberté de mouvement dont tant d’hommes sont privés. Vous êtes la grâce et la force mêlées. Votre insolente liberté, votre amour éperdu des grands espaces, votre aspiration à une existence sans entraves fait obstacle à la volonté humaine de contrôler le vivant. La blancheur du pelage dont la nature vous a doté afin de mieux absorber les rayons violets et ultraviolets, n’a d’égale que la noirceur de nos intentions. Si nous n’y prenons garde, l’ouverture du mythique passage du Nord-Ouest à la navigation fera demain de l’Arctique un nouveau Far East. La richesse de son sous-sol en pétrole et en gaz attise déjà les convoitises de nombreuses nations. En dépit de vos 700 kilos, vous ne ferez malheureusement pas le poids face à la cupidité des hommes…

            Votre disparition annoncée ne sera sans doute pas la dernière. Car vous êtes l’arbre qui cache une forêt d’autres espèces, moins emblématiques mais tout aussi importantes pour les écosystèmes arctiques et la biodiversité. Comme le soulignait déjà l’écrivain Romain Gary* dans sa « Lettre à l’éléphant », parue en mars 1968 : « Il n’est pas douteux qu’au nom d’un rationalisme absolu il faudrait vous détruire, afin de nous permettre d’occuper toute la place sur cette planète surpeuplée. Il n’est pas douteux non plus que votre disparition signifiera le commencement d’un monde entièrement fait pour l’homme. Mais laissez-moi vous dire ceci, mon vieil ami : dans un monde entièrement fait pour l’homme, il se pourrait bien qu’il n’y ait pas non plus place pour l’homme. Tout ce qui restera de nous, ce seront des robots. (...) Vous êtes notre dernière innocence. » 

         Plus de cinquante ans après avoir été couchés sur le papier, ces mots nous frappent encore par leur justesse et leur implacable lucidité. Ils ont valeur d’avertissement. Dans ce monde en perdition où la laideur prend de plus en plus le pas sur la beauté, où les ours polaires croisent notre regard derrière une paroi vitrée, il se pourrait en effet, qu’un jour, l’homme ne trouve plus sa place. Il est cependant toujours permis de rêver…

© Alexandrine Civard-Racinais 

Ce manifeste s’inspire librement de la « Lettre à l’éléphant », publiée en mars 1968 par Romain Gary dans Le Figaro Litté­raire.